samedi 7 février 2009

Après Tasiro Garoki (1), c’est à Julián Centeya que Luis Alposta rend hommage sur Noticia Buena en février [radio]

Avant toute chose, un grand merci à Marcelo Villegas d'avoir fait écho à Barrio de Tango sur la page Noticias de Noticia Buena et bienvenue à tous les internautes qui arrivent sur ce blog français dédié au tango argentin aujourd'hui (et de toujours) à travers ce site argentin.
Ante todo, quisiera agradecerselo a Marcelo Villegas su crítica tan amable a
Barrio de Tango en la página Noticias de su sitio. Bienvenidos todos los visitantes que llegan a este blog dedicado al tango argentino de hoy y de siempre en el idioma francés por el enlace en Noticia Buena.


Luis Alposta à gauche, Julián Centeya à droite, sur Plaza San Martín (au centre de Buenos Aires) en 1968.
Photo extraite de la page
Noticia Buena.



Au mois de janvier sur cette radio web, au beau nom de Noticia Buena, site du journaliste Marcelo Villegas, le Maestro Luis Alposta, poète, historien et essayiste, membre de la Academia Porteña del Lunfardo et de la Academia Nacional del Tango, rendait hommage à son amie la chanteuse Rosita Quiroga (désignée dans le titre de cet article sous le nom fantaisiste de Tasiro Garoki. Du verlan. C’est Luis Alposta qui l’avait baptisée ainsi, comme il le racontait lui-même, en riant, dans l’interview qu'il a donnée le mois dernier à Marcelo).

Ce mois-ci, pour les auditeurs et visiteurs de Noticia Buena, Luis rappelle une autre grande figure de l’histoire du tango et de la culture populaire de Buenos Aires, celle d’un poète un peu à part : Julián Centeya (1910-1974), un grand poète du lunfardo et accessoirement aussi du tango (grâce à des musiciens comme José Canet, Hugo del Carril, Lucio Demare, Enrique Francini, Enrique Delfino), un poète du quartier de Boedo où il a passé une grande partie de sa vie (le Centre Culturel de ce quartier a d'ailleurs été baptisé de son nom).

Julián Centeya était arrivé à Buenos Aires en bas âge. Son père, un Italien, avait fui son pays en 1912 pour raison politique : il ne faisait pas bon dans l’Italie du Nord de ce début de siècle professer des idées anarchistes... (A Buenos Aires, non plus d’ailleurs, mais cet ouvrier travailleur et responsable fit avec). Toute sa vie, Julián Centeya a conservé sa nationalité italienne, ce qui ne l’empêchait pas d’être un parfait titi du faubourg, vivant une bohême perpétuelle délibérément marginale et définitivement ingérable.

Voici, ci-dessous et en italiques, le texte de Luis.
Exceptionnellement, je n’en donne ici que la traduction en français. Le texte original, dont je vous recommande la lecture (il n’est ni très long ni très difficile, il n’y a même pas un mot de verlan !) est actuellement disponible sur le site de Noticia Buena.

[Julián Centeya] est né en 1910 en Italie, à Parme, où il a été baptisé Amleto Vergiati, un nom qui devait finir par être éclipsé par celui de Julián Centeya.
Je conserve de lui une image très nette. Je l’ai connu à Coghlan (2), dans une maison située sur le passage Socrate, au n° 3045, où il vivait entouré de chats, de livres répandus sur le sol et d’amis. Là je l’ai vu écrire à la main et avec prolixité ses poèmes, ne connaissant jamais la machine à écrire.
Un soir, alors qu’il repassait une de ses chemises, il m’a dit : "Comme vous le voyez (3), je suis un ménage à moi tout seul".
Pour un fait quelconque que maintenant, à n'en pas douter, je considère comme dépourvu d’importance, nous avons cessé de nous fréquenter pendant presque six ans. La vie a fait qu’ensuite nous nous sommes revus mais cette fois, dans une clinique de mon quartier, Villa Urquiza (2). Nous avons causé comme s’il ne s’était rien passé, c’est-à-dire comme deux vieux amis. Je lui ai rendu visite une seconde fois, nous projetions de réaliser ensemble une Anthologie de poètes carcéraux (4) et trois jours plus tard, j’ai appris qu’il avait quitté sa chambre d’hôpital sans attendre l’autorisation du médecin. Pour finir, l'infarctus eut raison de lui. Ce qui arriva le 26 juillet 1974.
Et c’est comme ça que je me le rappelle encore maintenant : impulsif, parlant sous le coup de ses inspirations, avec une voix hachée, comme se prenant les pieds dans le tapis sous l’urgence d’exprimer ses idées. Toute sa personne était une émotion... une tristesse... une solitude.
Il me semble même que je l'entends dire : la nuit, je m’enfile le coupe-vent et me voilà parti à travers cette ville que sans demander l’avis de personne j’ai faite mienne.
Luis Alposta (traduction Denise Anne Clavilier)

Cet hommage écrit par Luis Alposta est accompagné d’une archive sonore. Avec une belle déclamation théâtrale et une diction sompteuse (malgré le son vieilli du document), Julián Centeya lui-même y présente le jeune poète lunfardo, très peu connu encore, qu'était à cette époque (en aquel entonces) Luis Alposta ("el médico", "el Doctor Luis Alposta"). Allez écouter le ton qu'il emploie pour parler de "cette noble profession". Vous ne regretterez pas le coup de souris. L'archive se clôt sur la récitation très solennelle et très sobre que fait Julián Centeya d'un poème de Luis, Cuartetos para un ahorcado.

Noticia Buena appelle ces deux quatrains Ante un ahorcado (devant un pendu). Parce qu'ils ont été écrits par le tout jeune médecin tout récemment confronté au terrible spectacle d'un suicidé se balançant au bout d'une corde. Quarante ans plus tard, ce souvenir horrible reste très vif dans l'émotion de Luis. En fait, ce poème figure dans le recueil que Luis Alposta a publié chez Corregidor en 2001 : Un cacho de nada (Un bout de rien), mais sous le titre que j'ai cité en premier. Cuartetos para un ahorcado (Quatrains pour un pendu) est en page 23 (d'un recueil qui en fait 93).

Je ne vous transcrits pas ce poème pour rester sur Julián Centeya et je m'en abstiens sans remords puisque dans les mois prochains, j'aurai l'occasion de revenir sur plusieurs poèmes de Luis Alposta (et d'autres poètes aussi). Cuartetos para un ahoracado est en effet devenu un tango en 1977 lorsque Edmundo Rivero, chanteur et compositeur, l'a musicalisé. A ce titre, ce poème (et d'autres avec lui) sera bientôt disponible en France et sans doute dans quelques autres points d'Europe, en Belgique et en Suisse (je vous en reparlerai le moment venu).
Après ce bel hommage, quelques vers de Julián Centeya lui-même s’imposent (VO et traduction cette fois-ci).

Ci-après les deux premières strophes de La vi llegar, que Raúl Iriarte fut le premier à enregistrer avec ce grand orchestre des années 40 que fut l'orchestre de Miguel Caló où jouait Enrique Francini, le compositeur (Selon la coutume d'alors, le cantor ne chante que la première partie de letra, comme on appelle un texte de chanson). Vous allez voir : c’est une poésie très particulière, qui se passe volontiers de la logique cartésienne. A celle-ci, le poète préférait à n’en pas douter la musicalité des mots et ce qu’elle vient suggérer à l’oreille...

La vi llegar...
¡Caricia de su mano breve!
La vi llegar...
¡Alondra que azotó la nieve!
Tu amor, pude decirle, se funde en el misterio
de un tango acariciante que gime por los dos.

Y el bandoneón...
¡Rezongo amargo en el olvido!
Lloró su voz
que se quebró en la densa bruma.
Y en la desesperanza tan cruel como ninguna,
la vi partir, sin la palabra del adiós.
Julián Centeya (1910-1974)

Je l’ai vue arriver...
Caresse de sa main fugace !
Je l’ai vue arriver...
Alouette qui fouetta la neige !
Ton amour, ai-je pu lui dire, se fond dans le secret
(5)
D’un tango caressant qui gémit sur nous deux.

Et le bandonéon...
Râle amer dans l’oubli !
Elle pleura, sa voix
Qui se brisa dans la brume épaisse.
Et dans la désespérance atroce plus qu’aucune
Je l’ai vue partir sans une parole d’adieu.
(6)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

L’hommage original et écrit de Luis Alposta et la voix de Julián Centeya sur Noticia Buena (cliquez sur le lien).
Ecouter La vi llegar, chanté par Raúl Iriarte sur Todo Tango sur ce lien.
Les autres articles de Barrio de Tango consacrés à Luis Alposta, sur ce lien.
Les autres articles de Barrio de Tango sur Marcelo Villegas, sur ce lien.
Dans la colonne de droite, retrouvez les autres articles que j'ai consacrés dans ce blog aux grands maîtres, dans la rubrique Les artistes, en cliquant sur le lien Les Troesmas ainsi que les articles consacrés au quartier de Boedo et à celui de Villa Urquiza, dans la rubrique Quelques quartiers, villes et lieux.
Pour en savoir plus sur Boedo et ses sites culturels : visiter ce blog (en espagnol) Boedomas10 (Boedo plus 10).

(1) Remis à l’endroit, cela donne Rosita Quiroga. Les Portègnes adorent parler en verlan (al vesre) et Luis Alposta en fait ses délices dans son oeuvre poètique (la cheno, la yeca, je vous en passe et des meilleures). La chanteuse et compositrice Rosita Quiroga n’était d’ailleurs pas la dernière à se livrer à ces acrobaties langagières... cf. l’article au sujet de ce petit bobino de Luis Alposta qu’on pouvait écouter sur le site de Noticia Buena le mois dernier (janvier 2009).
(2) Coghlan, un quartier périphérique du nord de Buenos Aires, limitrophe de Villa Urquiza, le quartier de Luis Alposta, depuis son enfance et jusqu’à ce jour.
(3) Luis Alposta est né le 30 juin 1937. Il aurait donc largement pu être le fils de Julián Centeya, qui tout malappris qu’il feignait d’être, lui donne du Usted (vous). Luis Alposta est médecin et à Buenos Aires, ça inspire toujours un authentique respect qui s’est presque complètement perdu en Europe, en tout cas chez les diplômés et les intellectuels. Il est vrai aussi que le tutoiement généralisé est une coutume récente en Argentine.
(4) En août dernier, Luis Alposta travaillait sur un disque de tangos tournant autour de l’univers carcéral et de la poésie, du langage, de la culture propres à la misère humaine qui règne derrière les barreaux. François Villon (1431-1463 ?) et Paul Verlaine (1844-1896) en France, Oscar Wilde (1854-1900) en Angleterre, le payador, poète et mauvais garçon que fut Andrés Cepeda (1879-1910) en Argentine sont de dignes représentants de cette poésie singulière. N'oublions pas que le lunfardo est né, selon toute probabilité, dans les cercles contestataires animés de rêves subversifs comme l’anarchie ou autres utopies sociales et dans les milieux marginaux : la pègre, la petite délinquance, les prisons. La misère sexuelle (ce qui est le cas des pratiques homosexuelles en prison ou au sein de sociétés répressives comme l’étaient celles dans lesquelles vécurent ces poètes dont au moins 3 connurent la clandestinité scandaleuse d'une homosexualité maudite) fait donc intégralement partie du contexte qui vit naître le tango et le lunfardo : la société du Buenos Aires des années 1880 est presque exclusivement masculine, l’immigration volontaire y est surtout le fait d’hommes seuls, les immigrantes étant le plus souvent victimes de la traite des blanches. Chez lui, à Buenos Aires, Luis Alposta m’a fait lire quelques uns des poèmes de cette série. C’est rugueux, scabreux, aussi violent que la réalité sociale, obscène, dont il s’agit, et riche d'une dimension poétique rare, tant pour la musicalité que pour le sens. L'effet en est si oppressant que j’hésite pour le moment à me lancer dans l’aventure de traduire ces poèmes. Avant d’y risquer un bout de plume ou la moindre touche de mon clavier, j'ai l'impression qu’il me reste encore à travailler et retravailler sans relâche cet équilibre parfait et troublant entre poésie et violence (la violence de la vie, la violence des hommes, la violence de cette société que nous faisons), cet équilibre inouï qu’il y a dans les poèmes de Luis et qu'il est si difficile de rendre avec des mots qui ne soient pas les siens.
(5) Chez beaucoup de poètes, le substantif misterio désigne la mort (c’est très net chez Homero Manzi et chez Horacio Ferrer) mais il désigne aussi le secret (au sens artisanal du terme : le tour de main, le savoir qui ne se transmet qu’entre initiés ou ne s’atteint qu’à force de travail et de persévérance).
(6) El adiós : euphémisme pour la mort. Dans le langage courant. Aussi particulièrement présents dans ce sens chez Manzi et Ferrer sans exclusivité aucune.