mercredi 24 février 2010

Emouvantes déclarations du père et du fils [Actu]

Une de ce matin de Página/12

Hier, en publiant mon premier article sur cette affaire, je ne pensais pas revenir sur cette nouvelle et 101ème identification d’un enfant enlevé par la Dictature mais la conférence de presse qu’a tenue Abuelas hier midi a été riche en émotions et en signification pour comprendre, depuis ce côté-ci de l’Atlantique, ce qu’est cette plaie béante laissée par la Dictature dans la chair du pays : l’adoption frauduleuse et non dite des enfants en bas âge et des nouveaux-nés, enfants de militants de l’opposition arrêtés, séquestrés et assassinés.

Francisco Madariaga Quintela et son père, Abel Madariaga, qui occupe le poste de Secrétaire de l’ONG Abuelas de Plaza de Mayo, se sont présentés à la presse, entourés par Estela de Carlotto, la présidente, du Secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme, Eduardo Luis Duhalde (gouvernement fédéral), deux amis du jeune homme et des représentants de diverses associations des droits de l’homme, dont Madres de Plaza de Mayo (dont on reconnaît sur la droite l’emblématique foulard blanc sur la tête).

Les deux hommes ont une grande ressemblance physique qui ne peut pas être du mimétisme puisqu’ils ne se sont rencontrés qu’il y a quelques jours, après que, taraudé depuis une dizaine d’années par des doutes grandissants sur son identité réelle, Francisco, dont les prénoms officiels étaient alors Alejandro Ramiro, s’était présenté au siège de Abuelas, le 3 février, pour faire des tests ADN et savoir enfin s’il était, comme il le pensait, un enfant volé, un fils de disparus. La procédure a été menée rapidement parce qu’on craignait une action hostile de la part du père adoptif, un homme que tout désigne comme dénué de scrupule et capable de tuer (il a d’ailleurs déjà été condamné pour des vols avec violence et morts d’homme). La Justice a communiqué au jeune homme les résultats des tests deux semaines plus tard et il a alors pu rencontrer sa vraie famille, à commencer par son père, ancien militant montonero, actuel responsable de communication de Abuelas et concepteur de la campagne d’information qui invite les trentenaires ayant des doutes sur leur filiation à se manifester auprès de l’ONG. Il a aussi retrouvé un frère de sa mère et deux cousines qui, de leur côté, avaient eux aussi entrepris des recherches pour l’identifier.

Estela de Carlotto, selon l’habitude des précédentes conférences de presse, a raconté l’histoire de la naissance et de la captation de l’enfant ainsi que celle des premières recherches menées sous la Dictature par les deux grands-mères du nouveau-né, Sara Elena de Madariaga, la grand-mère paternelle, et Ernestina Dallasta de Quintela, la grand-mère maternelle, dont la fille a disparu dans des circonstances qui restent inconnues.

Au milieu de nombreuses larmes de toute l’assistance et en s’essuyant lui-même les yeux, Abel Madariaga a dit reconnaître en son fils les traits et le caractère de sa femme ("il lui ressemble et malheureusement pour lui un peu à moi aussi et c’est quelqu’un de formidable comme elle"). Francisco a parlé quant à lui d’une enfance maltraitée, auprès d’un père adoptif très violent et au sein d’une famille dans laquelle régnait une violence endémique et permanente où il était sans cesse brimé et où toutes ses tentatives pour progresser étaient entravées par les autres. Le père de famille était à l’époque un ancien officier d’intelligence, il était marié. Le couple avait déjà deux enfants. Au retour de la démocratie, en 1983 (1), cet ancien capitaine, qui s’était fait bourreau pendant les années noires, s’est lancé dans diverses opérations de droit commun pour lesquelles il a purgé une lourde peine de prison, dans les années 1990, avant de monter, une fois libéré, une agence de sécurité qu’il dirigeait jusqu’à sa nouvelle arrestation, à la fin de la semaine dernière, une arrestation dont Abuelas s’est félicité puisque l’homme est dangereux et qu’il semblerait même avoir été l’organisateur de deux incidents dont Francisco a failli être victime au cours des semaines qui viennent de s’écouler.

Francisco a conçu ses premiers doutes en constatant qu’il ne ressemblait physiquement à aucun membre de sa famille et qu’on l’empêchait de s’épanouir dans la vie, ce qu’aucune famille au monde, pensait-il, ne pourrait infliger à l’un des siens.

C’est la mère adoptive qui a fini par lui avouer, au bout de nombreuses années, qu’il n’était pas né d’elle, que son mari l’avait un jour rapporté de Campo de Mayo (le centre d’internement clandestin où la mère, Silvia Quintela, avait été retenue et où elle a accouché) comme enfant abandonné. Cette femme elle aussi a été arrêtée et inculpée pour rapt d’enfant et falsification d’identité. Les deux époux devraient être jugés ensemble et il est probable que, si elle coopère avec la justice, elle encoure une peine un peu moindre que lui (si elle en sait aussi peu que ce qu’elle a fait paraître elle-même à Francisco quand elle lui a avoué les choses, elle n’est que complice et elle aura au moins fait preuve, tardivement, d’un peu de bonne volonté).

En conclusion de la conférence de presse, Francisco a déclaré que n’avoir pas d’identité [propre], c’était comme d’être un fantôme : no tener identidad es como ser un fantasma. En revanche, a-t-il ajouté, en guise d’encouragement aux autres jeunes adultes en quête de leur véritable histoire, j’ai trouvé une famille gigantesque, où l’on s’aime et où l’on se soutient (con amor y contención). C’est cela ce que je cherchais : pour moi, c’est un cadeau.

L’auteur-interprète Marcela Bublik a su parfaitement saisir, il y a plusieurs années, la douleur complexe de ces jeunes gens privés de la vérité sur eux-mêmes, dans un tango au texte magnifique, qui avait été couronné par Abuelas lors d’un concours et mis en musique par Raúl Garello : Soy (je suis).
Le poète et lui aussi auteur-compositeur-interprète Alejandro Szwarcman a consacré,de son côté, un autre très beau tango à ce douloureux héritage de la Dictature : Pompeya no olvida (Pompeya n’oublie pas), sur une musique de Javier González, porté au disque, avec un talent inoubliable, par Patricia Barone. L’histoire du souvenir d’une fillette anonyme qui habitait Pompeya, disparue depuis 30 ans et que recherche sa grand-mère, à laquelle Alejandro a choisi de donner le simple prénom de Beatriz.

Pour en savoir plus :
Sur la conférence de presse de Abuelas hier midi :
Lire l’article de Página/12, qui fait la une du journal ce matin (comme le montre l’image que j’ai choisie pour cette entrée sur Barrio de Tango, le blog) et qui comme toujours sur ce genre d’affaire publie le papier le plus fouillé (2)
Lire l’article de Clarín, tout à fait honnête mais beaucoup plus court (3)

Sur Soy et Pompeya no olvida : visiter le site de Marcela Bublik et la page MySpace d’Alejandro Szwarcman ainsi que le site de Patricia Barone et Javier González dans la rubrique Grillons, zorzales et autres cigales, située dans la partie basse de la Colonne de droite.
Vous pouvez également découvrir le blog d'Alejandro Szwarcman, qu'il a ouvert il y a quelques temps sur blogger en cliquant sur le lien (et à condition de connaître un peu le lunfardo parce qu’il y va fort à la manoeuvre, Alejandro...).

(1) Lire mes articles sur les célébrations des 25 ans de démocratie en Argentine, en décembre 2008
(2) Dans la manchette de gauche, "Lula a mis Londres au tapis" : ce gros titre fait allusion à une rencontre pan-latino-américaine où le Président brésilien a présenté des arguments très forts contre la prospection pétrolière que les Britanniques viennent de démarrer au large des Malouines, des îles qui ont été prises à l'Argentine tout récemment indépendante par le Royaume-Uni au début du 19ème siècle. Le dessin de Daniel Paz et Rudy, complètement à gauche, commente lui aussi cette même actualité îlienne et brûlante. Dans la manchette de droite, le journal titre sur une nouvelle autorisation de mariage accordée par une juge à un couple homosexuel. Ces autorisations font régulièrement l'objet d'opposition ou d'appel de la part des autorités politiques régionales en Argentine.
(3) Une enquête est actuellement en cours pour savoir si les enfants adoptés pendant la Dictature par la propriétaire du groupe Clarín ne seraient pas eux aussi des enfants de disparus (voir
mon article à ce sujet).