mercredi 13 avril 2011

Tout un dossier sur le Museo de Carlos Gardel à Tacuarembó [Troesma]


Le vote de la nuit dernière au Sénat uruguayen me donne l'occasion de consacrer tous mes articles de ce jour à cet autre pays du tango qu'est la République Orientale de l'Uruguay, parce que son territoire se situe tout entier sur la rive est de cet énorme fleuve frontière.

Il se trouve que le journal El País consacre aujourd'hui un article très fourni, presque un dossier à une curiosité dont j'ai peu l'occasion de vous parler. Ne serait-ce que parce qu'il est très difficile de rendre compte d'un phénomène qui n'existe qu'en Uruguay et dont personne ne comprend vraiment la nature, ni en Argentine, où ça énerve, et c'est peu de le dire !, ni en France ou en Europe où il passe pour un symptôme d'incohérence très déroutant. Et le fait est que ça l'est, déroutant...

Tacuarembó est la préfecture du département et le siège du diocèse homonyme, situé au nord de l'Uruguay. Pour l'immense majorité des Uruguayens, c'est le lien de naissance de Carlos Gardel, à une date qui varie selon les différentes versions du mythe. Comme le nom de ses parents. Et les circonstances de sa naissance et les explications de son enfance en Argentine avec une mère qui n'aurait été que sa mère adoptive de fait (puisqu'aucun document officiel ne fait foi d'une telle adoption).

Or il n'en a pas toujours été ainsi. La découverte que Carlos Gardel serait né en Uruguay s'est produite à sa mort, lorsqu'il a été enterré, en Colombie, sous l'identité que déclinaient les papiers qu'on a trouvés sur lui, en juin 1935 (1). Début 1936, le corps a été exhumé et a accompli une véritable odyssée à travers les deux Amériques, à dos de mulet, en automobile, en bateau, jusqu'à revenir à Buenos Aires le 5 février pour y recevoir sa sépulture définitive le lendemain, après une veillée mémorable au Luna Park, une sorte de palais des sports alors réservé essentiellement à la boxe. En avril 1937, la justice uruguayenne déclarait que les documents qui avaient servi à l'établissement des papiers d'identité étaient entachés d'un grave vice de forme et n'auraient donc jamais dû servir (l'acte de naissance avait été établi sur la seule foi de deux témoins alors que la loi uruguayenne exigeait que l'intéressé produise aussi au moins un document écrit faisant foi de sa naissance et du lieu de celle-ci, tel un certificat de baptême par exemple). Cet arrêt judiciaire sembla mettre fin aux revendications nationalistes concernant Gardel. Mais dans les années 60, elles resurgirent avec une force étonnante, à la suite de la publication de travaux d'un passionné se présentant comme un spécialiste de la question. Et depuis, aucun argument, même le plus rationnel, surtout le plus rationnel, n'a jamais pu détourner les Uruguayens de cette vision particulière des choses. Il est vrai que dans les années 60, tous les pays d'Amérique du Sud étaient totalement asservis aux Etats-Unis, que l'enseignement de l'histoire était particulièrement malmené et que ces pays avaient un besoin éperdu de se trouver des raisons d'être fiers d'exister et se raccrochaient à tout ce qui pouvait constituer une identité nationale différente de ce qu'imposait l'Oncle Sam.

La venue au monde de Carlos Gardel à Tacuarembó n'est donc nullement attestée au regard des critères historiques qui font foi en la matière (existence de documents écrits contemporains du fait étudié). Mais cela va encore plus loin : plus les Argentins (et les autres) apportent de preuves historiquement incontestables de la naissance de Gardel à Toulouse, plus les Uruguayens s'accrochent à leur dogme sur Tacuarembó et le défendent bec et ongles, avec un ton dont l'agressivité n'est pas le caractère le moins surprenant. Dans la version historique, qui veut que Gardel soit né à Toulouse, ils voient ainsi la preuve d'une sorte de complot malveillant et de mauvaise foi de la part "des autres" pour leur voler le mérite ou les dépouiller de l'honneur d'avoir donné le jour au grand artiste. De longues démonstrations souvent violentes circulent ainsi sur Internet, sur des forums de discussion auxquels des partisans de cette thèse m'ont même abonnée sans que je n'aie rien demandé.

Aussi Tacuarembó tient-il à revendiquer bien fort son identité de département natal du grand homme. C'est ainsi qu'un musée a été fondé, il y a 12 ans, sur le territoire de Valle Eden, dans une ancienne pulpería (limonadier de campagne) où Carlos Gardel chanta un jour, à 22 km de la préfecture de département. Non loin de là, on vous montrera le manoir Santa Blanca où il passe pour être né, d'une mère appelée María Lelia Oliva, alors âgée de 13 ans (sic !) et de son beau-frère et futur mari, un certain colonel Escayola, qui remplissait des fonctions militaires dans la région (2). A la grande fierté des habitants du lieu, le Museo de Carlos Gardel attire chaque année 10 000 visiteurs, ce qui n'est pas si mal pour une petite bourgade rurale totalement perdue dans une zone essentiellement agricole.

Le quotidien El País présente ce matin dans ces pages voyage un ensemble de photos, de vidéos et de liens Internet renvoyant à des blogs de promotion touristique et à celui de ce musée dont le plus grand trésor est une série de papiers attribués à Gardel, trouvés au Venezuela par un ambassadeur de ce pays à Montevideo, qui les a offerts à l'Uruguay. Le tout est passablement tiré par les cheveux mais le quotidien soutient sans rire que les visiteurs sortent de là très édifiés, voire ébranlés dans les convictions que El País n'est pas loin d'attribuer à une technique de lavage de cerveau pratiquée sur les braves amateurs de tango par "certains Argentins" et même "certains Européens" (sans doute Français) avec ces billevesées de la naissance toulousaine.

La lecture de l'article est intéressante même si le caractère forcé de la démonstration peut être agaçant, difficile de le cacher. Quoi qu'il en soit, elle permet de toucher du doigt cette passion que la question déchaîne en Uruguay, sans qu'on puisse l'attribuer à une exploitation commerciale d'un avantage touristique visiblement inexistant (imaginez ce que représentent 10 000 visiteurs par an sur la quantité d'admirateurs que comptent le chanteur à travers le monde entier !). Allez regarder les photos que vous propose le journal : facsimilé du passeport trouvé sur le corps de Gardel après l'accident de Medellín, une étiquette de bagage d'une compagnie transatlantique de New-York (aucun de ces documents ne prouve rien), la petite cathédrale locale qui affiche des faux airs d'église romane de village bourguignon et quelques vues très pittoresques de la région...

Pour en savoir plus :

(1) Si Carlos Gardel est né à Toulouse, le 11 décembre 1890, il était français de naissance. On n'a aucune trace qu'il se soit fait naturaliser argentin avant les années 1920. On n'a aucune trace non plus qu'il ait répondu à la mobilisation générale d'août 1914 comme il aurait dû le faire en sa qualité de citoyen français. A condition qu'il ait eu conscience que ce devoir civique était le sien, ce qui est fort peu probable à cette époque de sa vie, où il devenait un artiste très populaire qui gagnait enfin confortablement sa vie. Mais n'ayant pas répondu à l'appel sous les drapeaux, il ne pouvait plus se présenter au consultat français pour obtenir des papiers avec lesquels voyager hors d'Argentine. Aussi, en 1915, quand il fut engagé dans une tournée internationale qui le faisait passer par l'Uruguay, le Brésil, le Paraguay et le Chili, avait-il besoin de faux papiers. Ses puissants admirateurs s'arrangèrent pour lui en fournir. Avec des données invraisemblables mais qui firent l'affaire tant que le conflit mondial occupait les chancelleries de tous les pays, belligérants ou non. Après le retour de la paix, il dût obtenir d'autres faux papiers plus crédibles et si possible qui le tiennent à l'écart de la moindre tentative des autorités françaises de le réclamer comme l'un de leurs ressortissants insoumis. Or il n'y avait pas d'accord d'extradition entre l'Uruguay et la France.
(2) Selon une autre version, le chanteur serait le fils d'un couple légitime, María et Carlos Gardel, selon ce que dit le seul document officiel qui atteste de la naissance d'un certain Carlos Gardel dans la région dans les années 1880. Si cet acte de naissance n'est pas un faux malgré l'absence du patronyme de la mère (fait pour le moins troublant dans un pays hispanique), ce Carlos Gardel semble bien être un homonyme, d'environ dix ans plus âgé que le chanteur. Mais rares sont les Uruguayens qui en acceptent le principe. A noter aussi que, pour expliquer que Carlos Gardel ait été élevé à Buenos Aires par une femme qui se disait sa mère et s'appelait Berta Gardés, deux faits vraiment très difficiles à contester, les tenants de la naissance en Uruguay décrivent Berta comme une prostituée exerçant ses coupables activités à Montevideo. Pour cacher l'existence de l'enfant adultérin, le colonel le lui aurait confié pour qu'elle l'élève, telle Fantine remettant Cosette en pension aux Thénardier. Outre le fait qu'il est peu vraisemblable qu'un notable sud-américain confie l'éducation d'un enfant, surtout le sien, à une prostituée étrangère, cet acharnement à salir la mémoire de la mère de Gardel est étrange : Berta est en effet celle qui a pu prouver, après la mort du chanteur, qu'elle était bel et bien sa mère ou qu'il était bien son fils, ce qui a contribué à faire rapatrier le corps en Argentine, où il repose au cimetière portègne de La Chacarita, et non en Uruguay. En revanche, jamais aucun témoin de la naissance uruguayenne ne s'est jamais manifesté au cours d'aucun des deux procès qui se sont tenus de part et d'autre du Río de la Plata, ni aucun parent ou proche des supposés père et mère de ce garçonnet.