lundi 4 février 2013

Hommage à Juan Bautista Cabral à Saladas [Bicentenaire]



Hier, dimanche 3 février 2013, on fêtait tout particulièrement le sergent Cabral, qui ne fut pourtant jamais sergent, pour le "bicentenaire de son passage vers l'immortalité", selon la belle formule qu'affectent les Argentins lorsqu'ils parlent des personnalités historiques les plus chères à leur cœur. En contraste saisissant avec le peu de cas que le Gouvernement national a fait des deux cents ans de la victoire emblématique de San Lorenzo, avec une présence réduite au minimum protocolaire à San Lorenzo même (une abstention un peu étrange en année électorale), le village de Saladas avait, quant à lui, mis les petits plats dans les grands pour fêter son héros, ce fils du pays mort après à peine un an d'instruction mais "mort content parce que nous avons vaincu l'ennemi", selon les paroles que San Martín lui-même avait recueillies au chevet du mourant après le combat.

De Juan Bautista Cabral, on sait très peu de choses. On ignore par exemple la date de sa naissance. On ne sait pas avec exactitude l'identité de ses parents, une source parvient même à en faire un esclave noir né en Afrique. L'iconographie traditionnelle ignore encore largement son caractère métis ou indien, que l'on a pu cependant reconstituer avec un bon degré de vraisemblance en suivant son court itinéraire de Saladas (Province de Corrientes) à Buenos Aires. On sait en effet qu'il fait partie de ces jeunes gens dont San Martín ordonna qu'on aille les recruter dans sa région natale, car il avait sans doute connaissance de ce bataillon de 500 Guaranis que son père, Juan de San Martín (1728-1796), gouverneur-adjoint de Yapeyú (actuelle Province de Corrientes), avait constitué et commandé avec une réussite qui en avait remontré à bien des soldats professionnels venus de la Péninsule (dans les années 1777-1881). Le 16 mars 1812, une semaine après son arrivée à bord de la George Canning (voir mon article du 9 mars 2012), San Martín avait obtenu la création et le commandement d'une unité d'élite, celle des grenadiers à cheval (1). Le dégoût raciste dont témoigne Bernardo Rivadavia (2) dans l'ordre qu'il fut ainsi contraint d'écrire au Gouverneur de la région nous enseigne très clairement sur l'origine ethnique des jeunes gens qui se présentèrent au lieutenant-colonel San Martín au cours de l'automne 1812 et ceci ne nous laisse donc guère de doute sur celle de Cabral. Sur la première année d'incorporation, on compte en effet au moins 30 noms à consonance guaranie (3) dans la liste restreinte qui est arrivée jusqu'à nous et on sait que San Martín avait demandé qu'on en recrute trois cents dans les Missions. Néanmoins, même dans son village natal, Cabral est encore représenté officiellement avec un physique d'Européen, comme dans les manuels d'histoire de l'école primaire et à l'inverse du visage qu'offrent la majorité des habitants (regardez ce monsieur qui appelle au carnaval dans l'image supérieure de la une de El Litoral.


Hier, en présence des candidats qui vont se présenter aux élections législatives de mi-mandat et aux élections locales, la population de Saladas a rendu hommage au plus prestigieux de ses enfants en inaugurant entre autres un musée historique dans la maison qui passe pour avoir abrité l'enfance de Cabral. C'est la tradition locale qui désigne cette bâtisse et peut-être dit-elle la vérité. Mais on ne peut avoir là-dessus aucune certitude historique. Lever des couleurs au matin de ce dimanche près de la statue de Cabral, discours en tout genre le soir, présence du Gouverneur et de plusieurs maires des localités voisines, qui ont chacune un lien avec l'illustre soldat tombé au champ d'honneur.

L'actuel Régiment des Grenadiers à cheval avait délégué ni plus ni moins qu'un lieutenant-colonel pour présider à l'appel traditionnel du nom du héros, un honneur qui a été décidé par le Triumvirat pour répondre à San Martín en surabondant sur la demande qu'il venait de lui adresser d'une pension pour la famille du soldat quelques jours après sa disparition.
Depuis que le régiment a été reconstitué en 1903, quatre-vingts ans après sa dissolution par cet affreux de Rivadavia, cette cérémonie est fidèlement accomplie à chaque anniversaire de sa mort par les "camarades d'armes" du héros.

Maison natale supposée de Juan Bautista Cabral


Pour aller plus loin :
lire les quatre articles de Télam sur ce bicentenaire de San Lorenzo. Cela fait peu, n'est-ce pas ? (4)
Voir aussi les journaux provinciaux de Corrientes, pleins d'admiration... et d'idées reçues sur "leur" héros :

(1) Nombre d'historiens argentins lui attribuent, à tort, l'invention du principe du grenadier monté. En fait, en Europe, il y avait depuis belle lurette des grenadiers dans tous les régiments, d'infanterie comme de cavalerie, et dans toutes les spécialités. Ils formaient l'élite de tout régiment et se voyaient confier les missions qui demandaient le plus de sang-froid et d'habileté technique. San Martín avait été versé dans la compagnie des grenadiers de son régiment dès les premiers mois de son incorporation comme cadet.
(2) Voir l'anthologie que je prépare sur San Martín dans le regard de ses contemporains et qui doit paraître d'ici la fin de l'année aux Editions du Jasmin. Le racisme de Bernardo Rivadavia est si ancré que c'en est un véritable cas d'école. Cette lettre témoigne d'un racisme ordinaire à cette époque mais pour nous, c'est aussi nauséeux qu'un journal d'extrême-droite d'entre les deux guerres.
(3) Voir la liste reconstituée par Norberto Galasso, dans San Martín, Seamos libres y lo demás no importa nada, ed. Colihue, Buenos Aires 2009, p 69, la grosse biographie révisionniste qui est; dans l'ensemble, correctement établie, malgré un parti pris incontestablement péroniste et donc techniquement insoutenable mais qui a le mérite d'être clairement revendiqué. Et comme je vous le disais dans mon article d'hier, en Argentine aujourd'hui, en histoire et dans beaucoup d'autres sciences humaines, l'idéologie passe largement avant la méthodologie alors qu'en Europe la méthodologie exclut par définition le recours à toute lecture idéologique du passé, trop subjective et anachronique.
(4) Pour ma part, je m'interroge sur la signification de ce peu d'intérêt montré par le Gouvernement national et surtout par la Présidente pour ce bicentenaire. C'est un peu comme si elle était victime de l'image officielle de San Martín, qui en fait en quelque sorte le saint patron des gouvernements militaires oligarchiques qu'elle déteste avec raison. Elle n'est pas historienne de formation mais juriste et comme son vice-président, économiste, elle semble avoir une aussi piètre connaissance de l'histoire que le reste de ses concitoyens. Or il se trouve que San Martín, en plus de haïr les gouvernements militaires et de n'avoir jamais accepté de s'y prêter plus que ne le rendait nécessaire la situation stratégique, a vu sa légende fixée par ses propres ennemis politiques, Sarmiento (1811-1888) et Mitre (1821-1906), qui ne pouvaient pas faire disparaître le merveilleux souvenir que conservait le peuple de ce personnage hors normes. Et cette tension entre une image entretenue par la mémoire populaire et l'animosité marquée des écrivains qui se penchaient sur cette vie donna un résultat délétère : un militaire autoritaire, hautain, criant sur tout le monde en permanence, toisant sa femme, sa fille, sa belle-mère (et même sa mère), entretenant avec les Britanniques des rapports ambigus et suspects, bref un modèle rêvé pour Videla et consorts. Dans cette légende, il n'y a aucune place pour l'homme politique, pour le révolutionnaire, pour le partisan acharné des droits de l'homme, pour l'homme qui regardait tous ses semblables sans tenir compte ni de leur condition sociale ou ethnique ni de la couleur de leur peau, pour l'homme qui savait plaisanter, faire de jeux de mots et des imitations qui faisaient mourir de rire ses amis. Si la Présidente et le Vice-Président croient au San Martín première manière, comme l'immense majorité de leurs compatriotes (c'est l'image enseignée à l'école), on comprend un peu qu'elle ait boycotté la célébration et cela éclairerait la manière dont le vice-président semble s'être battu les flancs pour dire quelque chose d'un peu aimable sur le personnage... Que c'est triste ! Página/12, fidèle à la ligne majoritaire, ne dit rien lui non plus...