lundi 27 mai 2013

Le féminisme à l'argentine et en action d'après CFK et Página/12 [Actu]

Sur le côté, l'article intitulé El contra Mayo francés
concerne les manifestations anti-mariage gay en France

Mercredi dernier, la Présidente argentine, Cristina Fernández de Kirchner, que ses partisans surnomme CFK en hommage à qui vous imaginez dans l'hémisphère nord et les années 60, a annoncé d'importantes décisions économico-sociales dont j'ai rendu compte le lendemain (voir mon article du 23 mai 2013).

Au milieu des augmentations en quelque sorte habituelles depuis son arrivée à la magistrature suprême, elle a glissé une décision peu commentée mais qui casse certains modèles en vigueur : pour les allocations familiales réservées aux personnes exclues du dispositif de sécurité sociale (donc les plus défavorisés d'entre les Argentins, les chômeurs, les salariés non déclarés, parfois mieux payés certes que leurs homologues déclarés mais sans aucune couverture sociale, etc.), les AUH, elle a décidé que désormais ces sommes seraient versées tous les mois aux mères et non plus aux pères de famille comme c'était le cas jusqu'à présent. Pourquoi ? Pour prémunir ces femmes du risque que le père des enfants, lorsqu'il abandonne le domicile conjugal sans s'acquitter d'une pension alimentaire, ne continue à toucher l'allocation pour ses enfants dont il s'est détourné. Ce qui revient à mettre tous les pères (pauvres) dans le même sac, une stigmatisation dont je ne suis pas sûre que ceux qui, malgré les difficultés sociales et professionnelles qu'ils rencontrent, assument leur devoir vis-à-vis de leur progéniture l'apprécient beaucoup...

Tout un système est en cours d'installation à l'ANSeS, l'administration de la Sécurité Sociale argentine, pour créer les comptes des nouvelles bénéficiaires et faire en sorte que tout soit prêt pour le 1er juin, date du début de la réforme. Página/12 y consacre rien moins que sa une ce matin, y voyant une victoire contre le système patriarcal que le journal voue aux gémonies...

Quand on sait les dégâts que, depuis une quarantaine d'années, dans les pays développés et en particulier dans leurs ghettos défavorisés, la progressive déresponsabilisation des pères et le discrédit institutionnel et réglementaire qui a ainsi été jeté sur eux, provoquent dans l'intégration et la réussite sociales de leurs enfants, on frémit en voyant cette tendance gagner du terrain en Argentine. Sans doute fallait-il trouver une solution pratique et efficace contre les pratiques malhonnêtes de certains pères (et beaux-pères) mais de là à voir dans cette évolution un progrès social !

Le système de règlement au père de famille est toutefois maintenu pour les familles régulièrement couvertes par le système de Sécurité sociale, ce qui instaure une Sécu à deux vitesses, entre des familles réputées stables, pour lesquelles l'Etat fait a priori confiance aux pères (et non aux deux parents à part égale) et des familles dont les pères seraient a priori irresponsables, voire quelque peu voyous et susceptibles d'agissements dont l'Etat protège les mères (1). C'est injuste et c'est humiliant alors que l'AUH affichait à ses débuts l'objectif inverse (voir mon article du 26 novembre 2009 sur cette création d'un nouveau droit). Il va sans dire que cette brèche ouverte dans le modèle familial traditionnel et l'influence que cela peut avoir sur le regard que des enfants pourront à terme porter sur leur père heurtent de front les valeurs traditionnelles toujours très vivaces dans une grande partie de la société argentine. Il est probable que pendant la campagne électorale, cette brèche va participer à marquer les camps respectifs et aggraver la fracture idéologique déjà bien profonde dans le pays (2) et c'est peut-être la raison pour laquelle Página/12 a choisi d'en faire sa très étrange une ce matin. Pour autant, il n'est pas sûr que les Argentins connaissent la nature et les éléments constitutifs de la crise morale que traversent nos sociétés post-industrielles.

La campagne électorale officielle commence à la fin du mois de juin, avec les primaires universelles et obligatoires pour tous les partis, en vue de désigner les candidats qui se présenteront aux suffrages pour les sièges de députés, nationaux et provinciaux, et de sénateurs à renouveler cette année.

Pour aller plus loin :


(1) On n'est pas loin du préjugé qui existait pendant la Grande Immigration (1880-1930), où l'on distinguait les familles bien (en général aisées, bien logées et socialement intégrées de longue date) et les familles suspectes, celles des étrangers, celles des faubourgs et des conventillos (taudis habités par les pauvres et les miséreux)... On se croirait dans un texte de tango de l'Age d'Or (1930-1940)... Etonnant de voir resurgir ainsi ce modèle sous une plume de Página/12, fermement installé dans le camp progressiste. Il est vrai toutefois que le journaliste et le titreur renversent quelque peu les valeurs traditionnelles, en décrivant la femme chef de famille comme une héroïne des temps modernes. Ce qu'elle est bien entendu. Cela permet aussi de contrecarrer l'un des arguments des adversaires du système actuel des AUH, qui voient dans cette allocation un schéma d'assistance qui encourage la paresse. En effet, l'allocation est bien soumise à un contrôle concernant les enfants (scolarisation, suivi médical) mais à aucun contrôle pour vérifier que les parents cherchent effectivement du travail. Toujours la même idée ultra-libérale qui veut que les bénéficiaires d'une aide de la collectivité soient tous des profiteurs qui vivent aux crochets des autres. Pourtant l'instauration des AUH ont visiblement réduit la mendicité infantile (on ne voit plus de petits mendiants en semaine, ils sont à l'école) et elle a considérablement amélioré les conditions de vie concrètes des enfants des classes les plus défavorisés.
(2) Contrairement à ce qu'on observe en Europe, les partis politiques ont tendance à radicaliser leurs positions respectives pendant une campagne électorale alors qu'ici, ils ont la tendance inverse : ils tâchent d'aller chasser dans les périphéries de leurs adversaires politiques, pour séduire une partie de leurs électeurs. D'où un discours parfois très confus.