jeudi 27 juin 2013

Bouteille à la mer de Remo Carlotto pour son neveu Guido [Actu]

Remo Carlotto est le fils de Estela de Carlotto, la rayonnante présidente de Abuelas de Plaza de Mayo (1). Comme sa mère, il a souffert, au début de la Dictature, de la mort épouvantable de sa sœur, Laura, dont le corps sans vie et gravement mutilé a été rendu à la famille quelques semaines après son exécution, qui a dû suivre de très près son accouchement en détention.

Hier, le 26 juin 2013, c'était l'anniversaire de cette naissance clandestine. Laura avait accouché d'un garçon et la famille sait qu'elle avait voulu le nommer Guido.

Ce matin, Remo Carlotto, qui s'est engagé en politique et exerce aujourd'hui la présidence de la Commission des droits de l'Homme à la Chambre des Députés, a fait paraître dans Página/12 une lettre ouverte à ce Guido dont sa famille légitime ne sait rien (2).

No sé. Será porque voy a ser abuelo en unos meses que cuando te pienso ahora lo hago reconstruyendo ese último momento, ese instante final, cuando sentiste por única y última vez la diminuta mano regordeta de Guido aún inmerso en tu propio perfume.
Será que sólo puedo recordarte en ese instante en que lo miraste, en que te viste a vos y a él conjugados en un sueño. Será que lo acunaste amorosamente con un solo brazo, porque el otro estaba engrillado a la cama del lugar donde pariste. Será que te veo besándolo con ternura, celebrando el milagro de tenerlo en las peores condiciones, será que intuías lo peor. Será que la mano criminal te lo arrebató a las pocas horas y tus pechos hinchados de leche ya no tendrían sentido, será que lo viste por última vez y trataste de retener sus formas, sus muecas natales, su sorpresa ante el mundo. Será que hace exactamente 35 años la vida de todos nosotros, la tuya trágicamente, cambió para no ser nunca más la misma. La de Guido para sumirse en la oscuridad y la mentira, sin identidad.
Hoy te pienso y lo pienso a Guido todos los días.
Poder reparar, sentir mínimamente que encontrándolo vuelvas en nosotros a tocar su mano como ese día, el más inmenso y el más trágico.
Guido: ésta es una hoja al viento. Quizá la leas. Te buscamos, te esperamos, luchamos.
Tu abuela, tus tíos, tus primos, todos. Te amamos.
Remo Carlotto, in Página/12 (sous le lien, le billet original de ce matin).

Je ne sais pas. Peut-être parce que je vais être grand-père d'ici quelques mois ? mais quand je pense à toi maintenant, je le fais en reconstruisant ce tout dernier moment, cet instant final, où tu as senti pour l'unique et dernière fois la petite main grassouillette de Guido encore tout immergé dans ta propre odeur.
Peut-être que je ne peux me souvenir de toi que dans ce moment-là où tu l'as regardé, où tu t'es vue, toi, et lui aussi ensemble dans un rêve. Peut-être l'as-tu amoureusement bercé dans un seul bras, parce que l'autre était menotté au lit de l'endroit où tu avais accouché. Je te vois lui donner peut-être des baisers avec tendresse, pour célébrer le miracle de l'avoir dans les pires conditions, peut-être avais-tu l'intuition du pire. Peut-être la main criminelle l'a arraché à toi quelques heures après et tes seins gonflés de lait n'avaient déjà plus de sens. Peut-être le voyais-tu pour la dernière fois et tu auras cherché à retenir ses manières, ses expressions de nouveau-né, sa surprise devant le monde. Voilà que ça fait exactement 35 ans que notre vie à tous, la tienne de manière tragique, a changé et ne sera plus jamais la même. Celle de Guido s'est noyée dans l'obscurité et le mensonge, l'absence d'identité.
Aujourd'hui, je pense à toi et je pense à Guido tous les jours.
Pouvoir réparer, sentir si peu que ce soit que le trouver, ce serait te voir revenir en nous pour toucher sa main comme ce jour-là, le plus immense et le plus tragique.
Guido, voici une feuille qui vole au vent. Peut-être la liras-tu. Nous te cherchons, nous t'attendons, nous nous battons.
Ta grand-mère, tes oncles et tantes, tes cousins, tous. Nous t'aimons.
(Traduction Denise Anne Clavilier)


(1) Il y a deux ans, Estela de Carlotto avait déjà publié dans le même quotidien une lettre ouverte à ce petit-fils inconnu.
(2) Ce thème qui s'exprime ici dans les termes de la souffrance la plus intime inspire aujourd'hui aussi les poètes. Dans Deux cents ans après (Tarabuste Editions, janvier 2011), j'ai traduit trois tangos qui aborde ce sujet, l'un de Alejandro Szwarcman (sous l'angle du témoin hors de la famille), Raimundo Rosales et Marcela Bublik (sous l'angle du ressenti de l'enfant qui doute de l'identité qu'on lui a donnée lors de son adoption frauduleuse).