mardi 10 juin 2014

Une première judiciaire en Argentine [Actu]

"J'ai dit au juge : tout est dans mes conclusions,
c'est vous qui ne voulez pas le voir."

Voilà un bon moment que le scandale se développait, amplement orchestré par la presse de droite et menée de main de maître par les rédactions de Clarín et de La Nación : le vice-président Amadou Boudou, ancien responsable du service fédéral de sécurité sociale et ancien ministre de l'Economie, est accusé de malversations diverses dans la reprise par l'Etat de l'ex-Ciccone, aujourd'hui Compañía de Valores Sudamericana, une imprimerie spécialisée dans l'émission de papier monnaie et autres documents financiers officiels ou sous monopole d'Etat (comme les billets de loterie).

On le soupçonne notamment d'enrichissement personnel et de prise de bénéfice à l'occasion de ces opérations et de celles qui ont précédé la mise sous tutelle gouvernementale (par les services du ministère de l'Economie et du fisc fédéral).

"Boudou n'a pas réussi à faire douter [le juge] et il a accusé le Trésor Public"

Pour la première fois dans l'histoire argentine, un vice-président, qui est aussi, au terme de la Constitution, le président du Sénat, a été entendu par un juge d'instruction dans un cadre pénal, en qualité de pré-inculpé, alors qu'il est en fonction. Jusqu'à présent, tous les mandataires au pouvoir ont toujours échappé à la Justice, en tout cas tant qu'ils ont été aux manettes. Tantôt parce que les magistrats n'avaient pas le courage de les affronter. Tantôt parce que le système dans sa globalité les protégeait.

Depuis quelques jours et surtout depuis que l'on savait que le juge Ariel Lijo avait convoqué Amado Boudou au Palais de Justice de Buenos Aires (los Tribunales), un certain nombre de grandes voix du courant kirchneriste s'étaient élevées pour prendre sa défense, en particulier du côté des ONG des droits de l'homme.

"Boudou a accusé les Ciccone
et nié toute relation avec l'imprimerie"

En Argentine, l'instruction pénale n'est pas couverte par le secret. Les trente-huit pages dactylographiées et paraphées de l'audition, qui s'est tenue hier pendant six longues heures, ont donc été mises en ligne dès son retour à son domicile par le principal intéressé sur sa page Facebook : il entend jouer la transparence totale, malgré le caractère quelque peu humiliant de la procédure à laquelle il est soumis comme n'importe quel justiciable soupçonné de ce genre d'agissements. Depuis les premières heures du jour, la pièce est par conséquent disponible dans son intégralité dans les journaux nationaux, commentée et recommentée dans tous les sens, selon la couleur politique du titre.

On ne peut que remarquer que, depuis que le juge a fait savoir qu'il envisageait de l'entendre, le vice-président ne semble pas avoir cherché à temporiser, contrairement à ce que font tous les justiciables argentins jouissant de quelque pouvoir : convoqué le 15 juillet, il a demandé que son audition soit avancée, pour qu'elle ne corresponde pas à une époque où il sera en charge de la Présidence, du fait d'un voyage à l'extérieur de la locataire en titre de la Casa Rosada. Et le fait est qu'il s'est présenté hier, dans les formes requises, devant un grand concours de journalistes et en affichant la plus parfaite sérénité. L'opposition, cependant, ne manque pas de signaler que depuis deux ans que des rumeurs courent sur son compte, l'homme politique aurait tout fait pour se soustraire à la justice ou pour étouffer l'affaire. Et en effet, il a récemment attaqué en nullité sa mise en cause devant une chambre fédérale juge de la bonne application de la procédure. Quant à la transmission télévisée en direct de l'audition, c'est le juge lui-même qui s'y serait opposé, à peu près dans les mêmes conditions qu'en Espagne, il y a quelques semaines, les magistrats ont eux aussi interdit aux caméras l'entrée dans la salle d'audience où l'Infante Cristina devait subir l'interrogatoire dont elle est sortie inculpée de complicité en abus de biens sociaux et fraude fiscale. La publicité, oui. La curée médiatique, non. Ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi.

Le juge Lijo (sur la droite), au Vatican, le 6 juin 2014. A gauche, le parlementaire Vera.

Après avoir entendu les explications du vice-président, le juge a ordonné de nouvelles enquêtes, notamment sur le parcours emprunté par l'argent qui a servi à financer la reprise de l'imprimerie, suivant donc une thèse présentée par la défense de Boudou. On en saura donc peut-être plus sur ce point dans les mois à venir. Amadou Boudou nie en effet farouchement toute implication personnelle et déclare que les soupçons dont il fait l'objet font partie d'une campagne de diffamation montée contre lui par des opposants politiques. Et cela peut être vrai aussi. Toujours est-il que la Présidente, qui ne peut le destituer, semble lui conserver son soutien alors qu'elle avait, en son temps, limogé du gouvernement son ancien ministre des transports, Ricardo Jaime, lui qui avait pourtant mené la renationalisation d'Aerolineas (voir mes articles sur cette compagnie aérienne emblématique de la souveraineté nationale), dès que Jaime s'est trouvé dans le collimateur des juges pour enrichissement personnel dans le cadre de ses fonctions ministérielles, affaires sur lesquelles toutes les instructions ne sont pas encore bouclées, même si pour l'une d'entre elles, l'ancien ministre a déjà été condamné à six mois de prison en première instance.

Très proche de la majorité au pouvoir, pour ne pas dire plus, le journal Página/12 n'élude la question ni sur sa une ni dans ses colonnes. En revanche, là où ses concurrents publient les 38 pages du document judiciaire, le quotidien kirchneriste se contente de publier des extraits significatifs de la déposition de Boudou. Dans les journaux de l'opposition, c'est un peu moins l'hallali que je l'aurais imaginé. Nouvel indice peut-être que décidément, le désaccord pacifique qui caractérise la démocratie s'installe peu à peu dans le pays et dans ses médias. Il est vrai que le Pape François a reçu vendredi dernier le juge d'instruction Ariel Lijo accompagné d'un parlementaire, membre d'une coopérative de lutte contre la traite des personnes, qu'il a ensuite fait savoir par un message rendu public (comme d'habitude) par son destinataire qu'il priait pour le juge (1) et qu'enfin le départ, hier, en avion, pour le Brésil voisin, de la sélection nationale de football occupe, comme ici en Europe pour les pays admis à participer à cette compétition, une bonne partie de la première page des quotidiens. Et ces photos de 22 jeunes gens surexcités en selfies collectifs dans un aéronef se ressemblent toutes, qu'il s'agisse des Bleus hier, des Diables Rouges ce matin ou des Albicelestes...

Il y a quelques jours, Página/12 a publié un éditorial de Mario Wainfeld où l'analyste politique interroge les tenants et les aboutissants de cette affaire gênante pour la majorité et souligne les différences de traitement médiatique du scandale touchant Boudou, qui excite tant les journaux de droite, alors que ces mêmes organes de presse ne se font jamais l'écho des nombreuses casseroles que Mauricio Macri, leader de la droite libérale et libre-échangiste, traîne derrière lui depuis six ans qu'il est entré en fonction comme Chef du Gouvernement de la Ville autonome de Buenos Aires. Cherchez l'erreur.



Daniel Paz et Rudy nous livrent leur jeu de mots quotidien en tapant sur deux de leurs têtes-à-claques préférées, les chipies de la bonne société, avec leurs lèvres pulpeuses et leurs casques capillaires :
Chipie tasse en l'air : Moi, je serais le juge... Boudou, je te le fiche en prison en moins ! Pour qu'il ne file pas.
Sa copine : Et où veux-tu qu'il file ?
Chipie tasse en l'air : Au Tibet. Ils sont tous boudistes là-bas !
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Sans commentaire !


Pour en savoir plus (tous les quotidiens consacrent de nombreux articles à l'événement) :
lire l'article de Página/12 d'hier, 9 juin, dans les heures précédant la comparution de Boudou
lire l'article principal d'aujourd'hui dans ce même quotidien
lire les extraits de l'audition tels que choisis par Página/12
accéder à l'intégralité de l'audition à travers Clarín (2)
accéder à l'intégralité de l'audition à travers La Nación (2)
lire l'article de La Nación sur le climat très cordial de l'audition



(1) Ce qui n'est pas significatif en soi, le Saint Père prie toujours pour les gens qu'il reçoit et leur demande systématiquement de prier pour lui. Il semble que ses interventions de François ait un pouvoir croissant d'apaiser le paysage politique argentin. Qui plus est, le Pape a récemment dénoncé les manipulations de l'information dans certains journaux. Clarín et La Nación étant clairement visés par ces accusations. Les deux directions auront peut-être estimé qu'il valait mieux ne pas la ramener trop ouvertement...
(2) Le sigle S. S. désigne le juge, dont le prédicat honorifique argentin est Su Señoría (Sa Seigneurie). L'un des rares traits du protocole aristocratique espagnol qui ait survécu aux guerres d'indépendance. On le retrouve dans le droit anglo-saxon dans le (trop) fameux prédicat "Votre Honneur".