mardi 29 juillet 2014

Clarín, le Pape et Página/12 : scoop ou flop ? [Actu]

Dimanche dernier, dans son supplément people Viva et avec roulement de tambour, Clarín a publié une interview du Pape François dont il ne livre presque rien en ligne et dont le contenu n'a même pas été repris par L'Osservatore Romano, contrairement à ce qu'a toujours fait le quotidien du Vatican pour toutes les interviews déjà accordées à diverses publications italiennes, confessionnelles ou non (1), et au journal espagnol La Vanguardia.

Malgré le peu de contenu publié en ligne, Clarín se vante d'avoir créé l'événement et pourtant il a choisi une tactique de publication partielle qui diverge profondément de celle suivie par tous ses homologues déjà honorés par la même faveur : ils ont tous joué la transparence et publié en ligne l'entretien in extenso, avec accès gratuit pour tout le monde à travers le Web, à côté de l'impression papier locale payante (et qui aura sans doute assuré un pic de vente) :

- côté écrit, sur une interview qui aurait duré 77 minutes, Clarín se contente de publier [pour l'instant ? ce n'est pas très clair] un décalogue de conseils sur le bonheur qui n'apporte rien de neuf (en tout cas à qui suit l'actualité vaticane au jour le jour – le Pape a déjà développé à maintes reprises ces idées dans ses audiences générales, ses homélies, ses discours dominicaux autour de l'angélus, ses tweets, etc.),
- côté vidéo, Clarín met en scène, avec des jingles criards, un montage d'extraits de l'entretien accordé selon toute apparence non pas à un journaliste seul (comme on pourrait le croire en ne lisant que le nom de Pablo Calvo) mais à une véritable délégation (les mouvements de tête du Saint Père font penser qu'il a de trois à six personnes en face de lui et sur sa droite). Qui plus est, la vidéo est mal filmée (en caméra fixe, avec une légère contre-plongée qui produit un effet amateur) et le son est inégal. On a la vague impression que les journalistes filment en caméra cachée. Bizarre...

Clarín affirme aussi que l'article a déclenché un buzz de portée internationale sur les réseaux sociaux mais sans pleinement convaincre. L'un des articles connexes présente une revue de presse (presque exclusivement hispanophone) sous la forme d'une simple énumération. Seul journal non hispanique cité, La Stampa (grand quotidien national italien, qui a déjà eu droit à son entretien pontifical). J'ai voulu vérifier sur le site Web du titre turinois et je n'y ai trouvé aucune trace des échos annoncés par Clarín, dans aucune des éditions, ni en italien, ni en espagnol ni en anglais. En revanche, le journal cite La Vanguardia, où l'on peut lire un article d'agence (EFE) dont la modeste taille et le peu de contenu contrastent avec l'interview papale sortie il y a peu dans ce même quotidien de Barcelone. Un seul journal des Etats-Unis est cité. Encore est-il édité en espagnol : El Nuevo Herald de Miami, qui en dit d'ailleurs plus long (en ligne) que Clarín lui-même. Le reste de la revue de presse concerne une poignée de quotidiens latino-américains (dont deux gratuits, appartenant au groupe Metro, en Colombie et au Pérou).
Ce flou fait penser que Clarín n'a pas atteint les objectifs qu'il s'était fixés avec cette interview pourtant annoncée à tue-tête dès le 24 juillet 2014.

Et malgré cela, depuis hier, Página/12 a sorti la grosse artillerie. Article lundi sur l'appel à la paix au Proche-Orient lancé lors de l'angélus de dimanche, et ce matin pas moins de trois articles, l'un plutôt favorable au Pape et les deux autres, violemment hostiles, ce qui est pour le moins déconcertant (2).

Le premier article rapporte les propos que François aurait tenus lors d'une audience privée accordée au vice-gouverneur de la Province de Buenos Aires (et que ne mentionne pas l'agenda officiel du Pape, censé être en vacances). Le Saint Père aurait pris fait et cause pour l'Argentine contre le jugement de Thomas Griesa à New York en faveur des hedge funds, cupides créanciers d'une bonne partie de la dette publique du pays (3).

Les deux autres articles d'aujourd'hui reviennent sur les vieilles marottes du journal : des faits d'abus sexuels sur des mineurs -toujours les trois mêmes exemples- dont l'ex-archevêque de Buenos Aires se serait fait le complice, ce qui ne tient pas debout puisque ces actes ont été commis sur des territoires extérieurs à sa juridiction (4).

Et Página/12 d'exhiber deux déclarations des plus douteuses :

- l'une est une lettre ouverte adressée au Pape par une poignée de victimes, qui ne cachent guère leur jalousie à l'égard des six victimes européennes de faits similaires, reçues à la Maison Sainte Marthe, au Vatican, au début juillet (5). Les signataires prétendent y dicter au Souverain Pontife la politique à adopter dans la répression de ces crimes (6) ;
- l'autre est une missive, rédigée il y a de nombreuses années, par un adolescent de Quilmes (diocèse de la grande banlieue de Buenos Aires). Il a été abusé par un prêtre lorsqu'il avait 14 ans. Dans sa lettre, il décrit ce qui lui est arrivé à l'archevêque de Buenos Aires (qui n'est pas compétent pour en juger) et c'est la mère de l'adolescent qui a apportée personnellement cette lettre à son destinataire. Le jeune homme déclare que, loin d'avoir été reçue, elle a été chassée sans ménagement par des vigiles quelque peu brutaux. A y bien regarder, est-il vraisemblable qu'un adolescent, aussi profondément traumatisé, ait pris l'initiative d'une telle lettre, d'autant que, eu égard à la minorité de leur fils, c'était aux parents et à eux seuls qu'il appartenait de porter la procédure devant les tribunaux compétents (ceux de la Province de Buenos Aires et du diocèse de Quilmes). Dès lors, quand bien même cela n'en serait pas un, il faut avouer que ça sent le coup monté.
Cette même affaire, dont Página/12 nous parle pour au moins la quatrième fois depuis l'élection du cardinal Bergoglio en mars 2013, a bel et bien donné lieu à une audience du tribunal diocésain de Quilmes, audience dont cet homme dénonce aujourd'hui le déroulé tout en décrivant un interrogatoire, certes très désagréable pour lui, mais qui correspond assez exactement à la procédure canonique, qui exige l'examen de l'ensemble de la vie d'un plaignant (comme celui de la vie de l'accusé). Et d'ailleurs, les pratiques d'enquête sont assez similaires, si toutefois elles sont bien menées, dans les autres procédures contradictoires issues du droit romain (justice pénale et civile en Argentine, en Espagne, en France, en Belgique, en Suisse, etc.) car il faut bien s'assurer que le plaignant est fiable et que les faits méritent enquête (7). Dès lors que le plaignant refuse de se prêter à l'examen des juges, comment est-il possible de poursuivre l'instruction ?

L'opinion argentine ne mérite-t-elle pas mieux que cette guérilla médiatique, surtout quand on sait que les journalistes qui s'y livrent sont tout sauf des imbéciles ?

Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín sur l'interview du Pape
lire l'article de Clarín sur les conseils du Pape (avec vidéo incluse)
lire l'article de La Vanguardia (auquel vous pouvez accéder aussi par l'hyperlien présent sur le site de Clarín)
lire l'article en français de Radio Vatican (qui n'en touche pas un mot en espagnol)
lire l'article de Radio Vatican en italien (un peu plus développé qu'en français, avec un audio de 3 mn 41, et la même erreur sur le titre du journal argentin)
lire l'article de Página/12 sur l'audience du Pape au vice-gouverneur Mariotto.


(1) Ce soir, L'Osservatore Romano, dans l'édition datée de demain, 30 juillet 2014, consacre à l'article de Clarín un huitième de page, en toute fin de journal, et encore y mêle-t-il un commentaire sur un tweet de ce matin et une photo !
(2) Quelle étrange stratégie que de faire plaider le Pape, autorité morale par excellence, contre une décision [hyper-contestable] de la justice nord-américaine, qui s'en prend à un instrument de la souveraineté nationale d'un pays ami en outre, et de contester, le même jour, dans la même édition du même titre, sa légitimité éthique sur des faits particulièrement scandaleux. Ou bien l'on cultive l'appui du Pape et on évite de lui chercher querelle avec un mauvais procès qui sent le moisi ou bien l'on se passe de cet appui. Peut-être Página/12 se trouve-t-il tiraillé entre sa fidélité au Gouvernement (et son analyse cohérente des enjeux économico-judiciaires de New York) et une partie de son lectorat traditionnel, qui regimberait devant le tournant "papophile" de l'automne 2013.
(3) Il est probable que, loin d'avoir pour seul but de moucher la concurrence qui étale son entretien exclusif avec le Souverain Pontife comme de la confiture sur du pain, il s'agit aussi et surtout pour Página/12 d'un article de soutien au gouvernement argentin dans les derniers jours de négociation devant la justice de New York, à laquelle il revient de fixer les modalités de remboursement aux hedge funds, alors que l'Argentine annonce au plus haut niveau qu'elle envisage de se pourvoir devant la Cour internationale de La Haye, plutôt que de se laisser plumer par un juge obtus, qui travaille visiblement pour l'ultra-droite états-unienne, et de faire les frais de la lutte idéologique de certains républicains américains hostile à la politique intérieure d'Obama, trop peu favorable à leurs yeux aux spéculateurs et à leur soif de profit à tout prix, sans aucune considération éthique.
(4) Les crimes évoqués par Página/12 ont été commis dans les diocèses de Quilmes, La Plata et Berasategui, dans lesquels le cardinal Jorge Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, ne pouvait intervenir ni de près ni de loin, chaque évêque étant souverain sur son territoire. Página/12 continue à faire semblant de croire (maintenant ce ne peut plus être une simple ignorance) qu'en sa qualité de président de la conférence épiscopale argentine, le cardinal Bergoglio avait autorité hiérarchique sur les autres évêques, ce qui est bien entendu une parfaite aberration, eu égard au fonctionnement constant de l'Eglise depuis un bail (plus ou moins le règne de l'empereur Constantin) !
(5) Deux Irlandais, deux Anglais et deux Allemands, trois hommes et trois femmes, venant de pays où le scandale implique un réseau de complicité très institutionnalisé, à l'inverse de ce qu'il s'est passé en Argentine, où les cas relèvent de certains individus pervers et non pas d'une gangrène généralisée. Imaginons un seul instant le tableau : les Canadiens, les citoyens des Etats-Unis, les Belges, les Mexicains, les Autrichiens, une poignée de Français, j'en passe et des meilleurs, réclamant eux aussi de troquer leurs épouvantables traumatismes d'enfance contre un selfie à la noix dans un salon de Santa Marta. Les personnes reçues par le Pape aux frais du Vatican l'ont été dans un très strict anonymat et, par la suite, elles se sont bien gardées de se répandre dans les médias. Cette journée a revêtu un caractère de démarche ecclésiale, quasi prophétique, presque sacramentelle, au point d'avoir été vécue par les personnes concernées comme une forme de retraite spirituelle. Cette journée n'avait donc rien d'une revendication individuelle, narcissique, victimaire et vindicative. De sorte qu'à côté, la tapageuse missive des victimes argentines, relayée si mal à propos par Página/12 ce matin, semblerait presque relever d'un goût malsain pour le vedettariat ou l'exhibition. Au mieux, la douleur de ces personnes et leur compréhensible désir de vengeance (bien humain désir) sont instrumentalisées par des groupes politiques à leur insu. Au pire, c'est en toute connaissance de cause qu'elles cherchent à manipuler l'opinion publique au lieu de militer à visage découvert pour le projet politique qui est le leur (sans doute une société athée et peut-être pas très tolérante).
(6) C'est la meilleure façon de ne pas se faire entendre. Et donc de créer de toutes pièces la situation à partir de laquelle on pourra se plaindre du Pape, qui ne nous a pas écoutés, c'est donc qu'il a quelque chose à se reprocher sinon il nous répondrait personnellement, et patati et patata. La tactique est d'autant plus perverse que les signataires exercent en fait une forme de chantage sur le Vatican en prétendant avoir droit à une réponse personnelle du Pape sous prétexte qu'il lui arrive d'envoyer de se charger lui-même de répondre à une infime partie du courrier qui lui arrive tous les jours.
(7) Comment peut-on en appeler à la justice du Pape tout en réfutant le fonctionnement des tribunaux ecclésiastiques locaux ? On ne peut pas à la fois réclamer justice et discréditer le juge qui doit la rendre, même en étalant son ignorance des modalités du droit applicable. De la part d'un plaignant, cette manière de faire est en soi suspecte, dans un droit où par principe, c'est à celui qui dénonce de faire la preuve de ce qu'il avance (même si c'est une démarche psychologiquement pénible pour une victime mais c'est le prix de la justice). Or, dès qu'il s'agit d'abus sur mineur perpétré par des prêtres, Página/12 tombe à pieds joints dans une indignation compassionnelle qui n'a rien à voir avec la justice. Quant au recours perpétuel de ces journalistes à des interventions de tel ou tel prélat pour protéger les prêtres poursuivis par la justice, cette fois-ci comme les précédentes, elles ne sont appuyées que sur des on-dits et jamais sur des faits objectifs et des preuves concrètes dans ces nouveaux articles, qui ne font pas du tout avancer le schmilblick.