dimanche 10 août 2014

Estela raconte son rêve éveillé [Actu]

L'intérêt du public ne décroît pas en Argentine. La réaction des habitants de Tolosa à La Plata, où vit Estela de Carlotto, la présidente de Abuelas de Plaza de Mayo, a dépassé l'imagination. Il semblerait que ce qui se joue ne soit pas l'effet d'une curiosité malsaine sur un fait divers sentimental et privé. Ce qui se passe a toutes les apparences d'avoir une portée symbolique pour toute la nation.


Les sondages révèlent en effet que 80% des Argentins se sentent heureux de ce qui vient de se passer. C'est tout à fait inattendu car l'opposition ne portait pas jusqu'à présent ni Estela ni les Grands-Mères dans leur ensemble dans leur cœur, or l'opposition, toutes tendances confondues, c'est sans doute un peu plus de la moitié de la population, même si le scandale des fonds spéculatif à New York a sans doute, juste avant les retrouvailles avec Guido (ou plutôt Ignacio), resserré les rangs.

A son insu et à l'insu de tous, grâce à son visage charismatique, le calme avec lequel elle s'explique et qu'elle ne perd jamais, avec toutes ces années pendant lesquelles elle a stoïquement assuré les aspects institutionnels de cette lutte, il est probable que Estella de Carlotto ait incarné quelque chose qui restait dans le domaine de l'impensé ou de l'indicible collectif pour une (grande) partie de la population argentine, car les militants des droits de l'homme sont en Argentine une petite minorité, très agissante, plutôt efficace et très visible mais très réduite. Maintenant que cette tragédie se trouve réparée, à travers une famille emblématique, peut-être un nœud s'est-il dénoué dans le pays. Sans doute doit-on beaucoup à la qualité humaine des acteurs de l'événement, Estela, Ignacio (Guido), toute la famille Carlotto et toute la famille Montoya, car ces gens montrent une dignité admirable et un grand bon sens mais il n'en reste pas moins que l'événement intervient quelques jours après ce qui aurait pu être vécu comme une humiliation internationale (et il semble que ça ne l'ait pas été) (1) et un an et demi après l'élection d'un pape argentin, ce qui avait déjà bousculé et continue de bousculer beaucoup de comportements collectifs. Et cerise sur le gâteau, et ça compte dans la porté symbolique, l'identification s'est produite à l'avant-veille d'une fête très familiale, le Día del Niño (c'est aujourd'hui même), où les gamins sont couverts de cadeaux, ce pour quoi depuis plusieurs jours tous les magasins débordent de jouets et font assaut d'opérations commerciales en tout genre pour attirer la clientèle. Ce qui ne peut que favoriser l'identification consciente ou inconsciente de tous les parents, jeunes ou vieux, à cette famille qui se reconstitue (2).

Peut-être l'heure a-t-elle enfin sonné pour le peuple argentin, près de 31 ans après le retour de la démocratie, d'assumer pleinement le passé, de le dénoncer d'un commun accord et de récupérer l'honneur et la fierté nationaux. En tout cas, le traitement de l'affaire que l'on trouve dans les journaux d'opposition et la plupart des journaux régionaux, qui auraient pu n'y voir qu'une affaire bonaerense parmi d'autres, ne manque pas d'interpeller l'observatrice que je suis, car je ne suis qu'une observatrice, quelle que soit la part d'empathie que j'investis dans ce travail (qui n'est pas réalisable sans elle).

Cette ouverture vers un avenir pacifié est en tout cas ce qui ressort très simplement des confidences que Estela de Carlotto a faites à Página/12, qui publie l'interview ce matin, en tête de liste d'une demi-douzaine d'articles de fonds sur le même sujet. A lire en espagnol dans le texte (en vous appuyant le cas échéant sur le traducteur en ligne Reverso, dont vous trouverez le lien permanent en bas de la Colonne de droite). Alors que je suis toujours censée prendre du repos avant mon séjour de rude labeur à Buenos Aires, le temps me manque aujourd'hui pour traduire cet article dans son intégralité même s'il mériterait largement d'être mieux mis à la disposition des francophones.
Parmi ces six articles intéressants, il y en a un particulièrement émouvant : celui de Marta Dillon qui raconte l'histoire depuis la découverte des restes de Laura Carlotto, la maman disparue, tout en parvenant à rendre son récit poétique sans tomber dans le macabre. Là aussi, c'est un signe que ce qui se passe ouvre l'avenir beaucoup plus qu'il ne pousse le passé sous le tapis. Ignacio Hurban a parlé de travail de cicatrisation et l'expression est sans nulle doute la bonne. C'est tout le contraire qui semble se produire alors que l'opposition au travail des Grands-Mères et des Mères préconisaient, sans le dire ouvertement, une sorte de "devoir d'oubli", comme on l'a pratiqué en Espagne après la fin du franquisme et dont peu à peu un certain nombre de survivants du drame réclament maintenant la levée, quarante ans après les derniers crimes.



A lire aussi l'article de La Nación sur le récit fait par la Présidente Cristina de Kirchner au sujet du dîner qu'elle a partagé avec Estela et Ignacio et d'autres personnes impliquées dans ce dénouement. L'article est sans sarcasme, sans pique, sans critique aucune. Un jour à marquer d'une pierre blanche, encore une fois. Et l'article de La Prensa sur le même sujet est encore plus chaleureux et enthousiaste...


(1) Le ministre de la Défense a d'ailleurs fait ouvertement le lien entre les deux en déclarant que la joie apportée par l'identification de Guido donnera à l'Argentine la force de continuer à lutter contre les deux fonds qui cherchent à faire des bénéfices sur le dos d'un pays souverain étranger. Les autorités financières argentines ont d'ailleurs formellement demandé à la SEC des Etats-Unis d'enquêter sur les pratiques douteuses autour de la déclaration du défaut argentin qui a déclenché le paiement d'indemnisations records pour les fonds spéculatifs qui s'étaient portés devant la justice de New York. Voir l'entrefilet de La Prensa sur le sujet.
(2) Les Argentins auraient dépensé entre 300 et 500 pesos en moyenne pour offrir des cadeaux aux enfants, selon La Prensa. C'est pas mal !