samedi 20 décembre 2014

Pacho O'Donnell veut dissoudre SON institut historique [Actu]

Logo de l'Institut Dorrego
A gauche, un médaillon de Dorrego, dans l'iconographie la plus conventionnelle
sur fond de deux drapeaux :
en haut, l'argentin, en bas celui de la Patria Grande (l'ensemble du continent hispano-américain)

Six mois après avoir démissionné de la présidence de l'Institut National de Révisionnisme (1) historique argentin et ibéro-américain Manuel Dorrego (2), en avançant des raisons de santé et d'autres projets à mettre sur pied, l'historien et polémiste Pacho O'Donnell vient d'appeler à la dissolution de cet institut qu'il avait pourtant fondé en novembre 2011, avec l'appui du gouvernement national. Il justifie cette demande par le fait que les « ennemis » de la cause seraient entrés dans ses instances, noyauteraient l'institut et menaceraient désormais « notre mémoire » (3). Envisager cette solution, que sa lettre assimile à la dissolution du mouvement FORJA en 1947, après l'élection de Perón pour laquelle militait la formation, montre à l'évidence que l'Institut Dorrego n'a jamais été conçu comme un centre de recherche mais comme un outil propagandiste.
On ne dissout pas un centre de recherche parce que ses membres ont des désaccords entre eux, fussent-ils violents.

Que Pacho O'Donnell soit un puriste et un activiste n'est pas une découverte mais ce déversement de haine et d'intolérance est choquant dans une démocratie moderne et un univers qui se veut celui des historiens sérieux.

Dès sa création, son Institut a d'ailleurs été contesté de façon véhémente par de très nombreux intellectuels pour ce caractère trop ouvertement partisan, partial, polémique, bref trop éloigné de la démarche des sciences humaines, laquelle n'est mise en pratique que par un tout petit nombre d'historiens en Argentine et pourtant, même pour ces historiens qui se battent comme des chiffonniers, trop c'est trop.

Il y a deux ans, j'ai pu m'apercevoir qu'en effet des représentants de la mouvance historique non péroniste et non revisionista, des gens au discours raisonnable et tempéré, travaillaient à l'Institut Dorrego. J'en avais été agréablement surprise et j'avais voulu y voir un bon signe pour la démocratie des intellectuels, une étape capitale dans l'instauration de ce régime de liberté dans un Etat. Mais il faut croire que ce n'était pas la bonne explication car le fondateur, lui, ne décolère pas.

Plusieurs représentants très médiatiques du courant revisionista, comme Felipe Pigna ou Hugo Chumbita (4), ont déjà quitté l'Institut : il y a donc de l'eau dans le gaz entre eux depuis un bon moment.

L'actuel président du Dorrego, Víctor Ramos, estime être la seule cause de la colère de son prédécesseur parce qu'il a osé critiquer la ministre de la Culture, Teresa Parodi (qui l'a écarté du Musée du Cabildo), et La Campora, l'organisation de la jeunesse kirchneriste dirigée par le fils de la Présidente. Vu l'admiration inconditionnelle de O'Donnell pour l'actuel gouvernement et la difficulté des Argentins à accepter la critique interne au sein de leurs organismes politiques, de peur que les adversaires s'en servent contre eux (5), cette explication, même si elle vient de La Nación (très hostile à l'institut depuis le début), pourrait bien être correcte. En tout cas, O'Donnell affiche ici son faible sens du consensus et du dialogue ainsi qu'une probable dérive autoritaire, à l'image des caudillos de l'histoire dont il se réclame.

Il a toutefois une pensée pour la soixantaine de salariés de l'Institut dont il assure qu'après la dissolution du Dorrego, ils seront reclassés dans d'autres organes culturels nationaux.

Pour aller plus loin :
consulter le site Internet de l'Instituto Dorrego tant qu'il existe.

Ajout du 22 décembre 2014 :
fin de l'histoire : Pacho O'Donnell quitte le Dorrego et retire sa demande de dissolution de l'institution. Il renonce à en être membre et à son titre de président honoraire, sans s'expliquer sur le fond du désaccord qui a déclenché cette nouvelle polémique, sauf sur un point : le maintien des emplois dont il ne veut pas que les salariés doutent.
Sur cette conclusion, lire l'article de Clarín de ce jour.
C'est une bonne nouvelle pour le pluralisme dans l'approche de l'histoire en Argentine. Même si aujourd'hui il est surtout polémique et idéologique, ce pluralisme, qui se présente comme la coexistence de plusieurs instituts dont chacun a sa propre démarche, est une absolue nécessité pour que le pays puisse à la longue construire une véritable communauté scientifique de chercheurs en histoire stricto-sensu.

Ajout du 27 décembre 2014 :
La Prensa ajoute son analyse sur un ton ultra-polémique et très agressif. Ce vieux quotidien de droite compte parmi les plus hostiles au revisionismo. Cependant ce billet daté du 26 décembre émet des analyses qui ne sont pas dénuées de valeur, même si on ne peut que regretter les attaques ad hominem qu'il comporte et les amalgames calomnieux qui participent de toute évidence à une campagne électorale et non pas à une discussion sur le bien-fondé des positions des uns et des autres.


(1) Le terme révisionnisme en Argentine ne correspond en rien à ce que à quoi renvoie le même substantif en Europe francophone. Rien à voir en effet avec les crimes nazis, leur négation ou leur justification. El revisionismo, je l'ai déjà dit à plusieurs reprises ici, est un courant idéologique qui conteste le récit historique officiel, concocté dans les années 1860 par quelques intellectuels très brillants de la République conservatrice, anglophile et ultra-libérale, une version très éloignée de la réalité historique, totalement caduque de nos jours mais l'un de ces intellectuels conservateurs n'était autre que Bartolomé Mitre, le fondateur de La Nación. Ce n'est donc pas un hasard si c'est ce quotidien qui lève le lièvre ! De nos jours, le revisionismo est nettement péroniste et ses tenants ont envers leurs opposants, traités ici d'ennemis, un discours agressif, à des degrés divers en fonction des personnalités. Au nombre des plus virulents représentants du courant, on trouve Pacho O'Donnell, puissant militant au verbe haut et excessif, profondément ancré dans l'aujourd'hui de la lutte politique mais piètre historien, ce qui ne saurait étonner puisque l'historien par déontologie s'efforce de faire abstraction de ses propres convictions politiques et du déterminisme socio-historique auquel il est lui-même soumis en tant que citoyen et individu culturel. Une posture diamétralement opposée à celle que revendiquent O'Donnell et Norberto Galasso, qui est cependant le meilleur historien des deux. La plupart du temps, l'analyse historique de O'Donnell est simpliste et simplificatrice. On peut même parler parfois d'infantilisation de ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs (comme j'ai pu le dire dans un article de février 2014, sur son émission sur Canal Encuentro, dont entre-temps la vidéo a été retirée du circuit).
(2) Du nom de Manuel Dorrego, officier fédéraliste exécuté en 1828 par un autre officier, du camp unitaire, Juan Lavalle. Les revisionistas revendiquent depuis longtemps l'héritage politique du fédéralisme argentin, surgi en 1820 et définitivement vaincu en 1880 par l'unitarisme alors récupéré par l'oligarchie au pouvoir. Par certains aspects, le revisionismo est une résurgence acrimonieuse de cette féroce guerre civile dont les plaies n'ont jamais cicatrisées (rien n'a jamais été fait pour). C'est ce qu'avait déjà prévu le général José de San Martín dans une lettre d'avril 1829 à son ami Tomás Guido, une lettre visionnaire que j'ai sélectionnée dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, publié cette année aux Editions du Jasmin.
(3) Raisonnement effarant. C'est celui de la Junte envers la gauche péroniste et radicale, celui de Pétain et Laval pendant l'Occupation, celui des fascistes italiens et des nazis allemands aux pires heures des années 30 et 40. Une vision ultra-complotiste, qu'un certain nombre de péronistes adorent développer.
(4) Felipe Pigna est un historien, auquel on reproche un manque de rigueur dans sa rédaction (il fait trop de choses à la fois) mais qui n'en est pas moins un remarquable vulgarisateur. Il n'a pas son pareil pour faire aimer l'histoire, avec ses livres et ses émissions. Hugo Chumbita est un revisionista beaucoup plus militant et nettement moins historien que Pigna, cependant il est porté aux nues par la gauche nationaliste et souverainiste, tout comme O'Donnell.
(5) C'est l'un des gros obstacles pour l'avancée démocratique actuelle : l'interdiction morale de contester ce que dit le chef, quand bien même ce serait d'insondables âneries. Nous nous gaussons beaucoup des couacs qui se font entendre dans nos partis et parfois au sein même de nos gouvernements en place mais ces couacs témoignent au moins de la stabilité que nous prêtons à nos institutions démocratiques et de notre consentement au pluralisme (en même temps que de l'absence de clairvoyance et de conviction chez nos politiques). On en est encore loin en Argentine, y compris chez les intellectuels.