mardi 6 janvier 2015

Où l'on reparle de Manuel Dorrego mais pour tout autre chose [Disques & Livres]


Cielos de Sangre, Vidalas de amor est un disque qui porte une triple signature : celle d'un politologue de la UBA (présenté parfois comme historien) (1), Hernán Brienza, et de deux musiciens, Alejandro Guyot, chanteur, et Edgardo González, guitariste, tous deux membres de la formation 34 Puñaladas, dont vous entendez parfois parler dans ces colonnes. Le titre se comprend mieux quand on sait que le cielo et la vidala sont des types de chanson-danse du folklore argentin, qui sont là pour rappeler l'appartenance au courant fédéraliste du héros ainsi honoré, le colonel Manuel Dorrego (1787-1828), mis à mort à Buenos Aires, dont il était alors le Gouverneur, par l'unitariste Juan Lavalle, qui usurpa ensuite ses fonctions à la tête de la province de Buenos Aires (c'était longtemps avant que la ville et la province ne se séparent, en 1880).

Les deux officiers avaient pris part à la guerre d'indépendance, souvent dans les mêmes campagnes. Ils avaient tous les deux servi sous les ordres de José de San Martín, qui s'apprêtait à remettre le pied sur le sol argentin lorsqu'ils vidèrent leur querelle de si sanglante façon (2). C'est lui qui a donné son nom à la fameuse Plaza Dorrego, où se bat le cœur du marché de San Telmo, le dimanche. Depuis sa disparition tragique, Dorrego est entouré d'un halo mythique, d'une aura quasi-romantique, tout en restant un personnage historique très mal connu des Argentins, comme la plupart des héros de cette période de leur histoire.

L'officier tel qu'on le voyait dans la Buenos Aires de 1877
Extrait d'un livre d'histoire paru cette année-là

Le disque, qui est sorti fin novembre et que les deux musiciens ont déjà présenté en avant-première depuis presque un an dans diverses salles de Buenos Aires, résulte d'une rencontre entre ces trois intellectuels, une rencontre qui est à la fois artistique et idéologique.
Le CD est né de l'idée de composer un disque-livre avec les chansons à thématique historique et patriotique que Hernán Brienza avait en tête lorsqu'il a écrit sa biographie de Manuel Dorrego, El loco Dorrego, el último revolucionario, sorti chez Marea Editorial en février 2007 (voir la fiche de l'ouvrage chez l'éditeur) (3). Ce livre se présente lui-même comme une succession de chapitres aux titres musicaux : Carnavalito del Duende, Vidalita oriental, Chacarera del exilio, Milonga del fusilado, etc. (4). Le ton général est original et plus profond, à ce qu'il me semble, que celui de nombreux auteurs de la ligne revisionista (voir à ce propos mon dernier article sur la question, celui que j'ai consacré à la crise au sein de l'Institut Dorrego). En outre, cet auteur dépasse les vieilles crispations intellectuelles et politiques qui caractérise cette grille de lecture de l'histoire en Argentine. Il est vrai aussi qu'à quarante-trois ans, il est plus jeune que la plupart des revisionistas et qu'il appartient à la génération nouvelle, celle de la Démocratie d'après 1983, de la démocratie tout court. Et ceci explique sans doute cela.

Un extrait mis en ligne par la maison de disques

La même chose peut être dite des deux musiciens, qui appartiennent aussi à la génération montante. Après une longue expérience dans le tango et la musique urbaine underground, les voici qui se lancent dans la tradition rurale, la musique de l'Intérieur, la musique des champs, avec cet album de seize plages, dont deux d'extraits de discours (5) et deux autres d'extraits du livre de Brienza (lus par lui-même).

Pour ce que j'ai pu en écouter grâce aux vidéos promotionnelles mises en ligne par la maison de disque Acqua Records, les deux musiciens transforment rudement bien leur essai et rejoignent le groupe des artistes qui peuvent fusionner les deux genres, longtemps considérés comme aussi incompatibles que l'huile et l'eau. Ils interprètent des œuvres dont ils ne sont pas les auteurs et parmi lesquels on retrouve quelques classiques portègnes comme La Mazorquera de Monserrat et Los Jazmines de San Ignacio, tous deux extraits de la série fédérale de Héctor Pedro Blomberg et Enrique Maciel dans les années 1930, et d'autres des différentes régions argentines à des dates diverses, en général plus récentes, signés Jorge Cafrune, Adolfo Abalos, Eduardo Falú, Roberto Rimoli Fraga, Ariel Ramírez et j'en passe... La crème de la crème de la musique populaire argentine, tout ça dans un seul disque !

L'été donne à Página/12 l'occasion de faire la une de ses pages culturelles avec cet album, en nous offrant en prime une interview croisée des trois auteurs. A lire (en espagnol).

Pour aller plus loin :
écouter également Hernán Brienza présenter son ouvrage, son héros et sa démarche sur le site Internet argentin Cuento mi libro (je [te] raconte mon livre), qui offre aussi une transcription intégrale des huit minutes de la vidéo.


(1) Si vous êtes un lecteur fidèle de Barrio de Tango, vous savez que la discipline historique en Argentine présente un visage bien différent de celui qu'elle a en Europe et en Amérique du Nord. Il s'agit plus souvent de polémique politique et de contentieux idéologique que de recherche en sciences humaines. Né en 1971, Hernán Brienza appartient donc à une unité de l'Université de Buenos Aires mais il ne fait pas pour autant de l'histoire au sens scientifique du terme. Il est aussi journaliste et travaille à La Razón et à Perfil (groupe Clarín).
(2) J'ai inclus cet épisode éclairant dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, en y intégrant une courte missive que San Martín fit porter à Lavalle après l'exécution sommaire de Dorrego, pour tenter de l'amener à des mœurs politiques plus civilisées.
(3) On peut en télécharger gratuitement un extrait ainsi que la table des matières en format pdf pour se rendre compte de la nature de la démarche de l'auteur. Très instructif.
(4) On dirait la structure d'un livret d'opérette ou d'oratorio profane écrit par Horacio Ferrer !
(5) Il s'agit de discours de José Artigas, le grand héros de l'indépendance uruguayenne, qui est aussi l'une des plus grandes figures de la mouvance fédéraliste au XIXème siècle, et de Cristina de Kirchner, l'actuelle présidente argentine (ne cherchons pas la couleur du bulletin de vote des concepteurs du disque !)