mercredi 22 juillet 2015

Le SMVM monte encore [Actu]

Jeu de mots en une pour ne pas changer
et un impressionnant graphique en arrière-fond

Hier, la Présidente, flanquée du ministre du Travail, Carlos Tomada, du ministre de l'Economie, Axel Kiciloff, d'un représentant de la COPAL, principale fédération patronale hors secteur rural (le seul à avoir pris la parole au nom de tous les délégués présents) et des deux représentants des syndicats ouvriers, CTA et CGT, et pour la première fois en présence du délégué de l'OIT, a annoncé l'augmentation du salaire minimum argentin qui passera en deux fois, au 1er août puis au 1er janvier 2016, à 6.060 $/mois (soit 600 € environ), soit 28,5% en tout, réparti en 18,5 le mois prochain et 10 au début de l'année prochaine. L'indexation (movilidad) en deux tranches est la pratique ordinaire en la matière. A ce jour, ce salaire minimum (Salario Mínimo, Vital y Móvil) était de 4.716 $ ARG.

Il s'agit du plus haut plancher salarial d'Amérique du Sud. Il est vrai aussi que cette première place est à relativiser au vu de l'ample partie du marché du travail qui échappe encore et toujours et sur tout le continent, aux dispositions sociales que la loi et parfois les constitutions prévoient. Environ 30% de l'activité dans les secteurs secondaire et tertiaire (1) appartient encore à l'économie clandestine en Argentine aujourd'hui, malgré les progrès indéniables obtenus par l'Etat depuis huit à neuf ans dans les contrôles sociaux et fiscaux sur tout le territoire.

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A droite, face au gros titre, l'ouverture du Salon de l'Agriculture
(les dirigeants ruraux ont exigé que les candidats révèlent leur programme pour leur secteur)

Dans son communiqué officiel, la Casa Rosada rappelle qu'avant l'élection de Néstor Kirchner, le salaire minimum n'était que de 200 $ (à évaluer à partir d'une inflation de 25% l'an environ et en tenant compte que Néstor Kirchner a été élu au pire moment de la crise économique déclenchée par la faillite du pays à Noël 2001). Cela correspond à une augmentation de 2.258 % en douze ans, ce qui, rapporté au taux d'inflation annuelle, correspond tout de même à une hausse très sensible pour le pouvoir d'achat des bénéficiaires, et ceux-ci existent bel et bien, même s'ils ne sont pas aussi nombreux qu'ils le seraient dans un Etat structuré de plus vieille tradition.

A l'issue de cette dernière négociation tripartite annuelle (gouvernement, syndicats, patronat), le premier à prendre la parole après le Ministre du Travail est le représentant patronal et dans son discours, celui-ci reconnaît ouvertement la difficulté que son organisation a rencontrée pour accepter la mesure du fait de la crise qui touche certains secteurs de l'économie. Mais satisfait du fonctionnement de l'instance, il soutient le projet de fondation d'un Conseil économique et social qui manque encore, affirme-t-il, à l'outillage économique de l'Etat. Il faut avoir entendu cela dans la bouche d'un grand patron argentin ! Quelle évolution... Le patronat argentin, en tant que tel, n'a en effet jamais participé aux débats du catholicisme social qui a marqué, face au socialisme montant, une bonne partie de son équivalent européen, du moins dans les pays catholiques, à la fin de la révolution industrielle, et qui, au XIXème siècle, s'est traduit par des politiques paternalistes, dans des entreprises comme Michelin, pour prendre l'exemple d'une compagnie industrielle qui perdure (2), dispositions totalement dépassées de nos jours mais qui n'en ont pas moins fourni un modèle pour l'Etat-Providence. Sans doute dans cette louange de l'esprit de dialogue qui règne depuis 12 ans dans cette institution paritaire, est-il permis de reconnaître un nouvel indice de la démocratisation progressive de la société en Argentine...

L'ensemble de cette dernière réunion est marqué par la fin de la période kirchneriste, puisque Cristina quitte nécessairement ses fonctions en décembre (3). C'est d'autant plus frappant que les discours ne sont pas lus mais prononcés librement sur le moment (ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas été préparés à l'avance mais que ces hommes sont suffisamment sûrs de leurs positions pour ne pas ressentir le besoin de s'en tenir à des propos convenus d'avance avec leurs mandants).

Fin de la réunion.
Photo Présidence de la Nation argentine

Prenant la parole la dernière, elle aussi sans notes, sauf à la toute fin, improvisant son discours comme d'habitude, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner a souligné que pas une seule fois en douze ans d'existence de cette instance tripartite constitutionnelle, le Gouvernement n'a eu besoin de recourir à son droit discrétionnaire de fixer unilatéralement le taux d'indexation puisque les participants paritaires, syndicats et fédération patronale, sont toujours parvenus à trouver un terrain d'entente quelles que soient les difficultés qui se dressaient entre eux et le retard que prenait leur décision (comme c'est le cas cette fois-ci, l'indexation étant annoncée en juin, pour une entrée en vigueur au 1er juillet, parfois avec valeur rétroactive si la date du 30 juin est dépassée, et non pas en août).
Dans un pays où la politique sociale est traditionnellement conflictuelle (on est loin de la cogestion à l'allemande ou du consensus à la belge), ce n'est pas une petite victoire et il faut la mettre au compte non pas du Gouvernement en tant que tel mais à celui de tout le pays au cours de cette période que les kirchneristes appellent la Década Ganada (la décennie des acquis) (4).

Dressant un bilan économique de sa présidence, Cristina a rappelé combien elle avait toujours voulu soutenir l'économie et la protéger des fluctuations de la conjoncture internationale en développant prioritairement le marché intérieur et la demande, en faisant progresser le pouvoir d'achat de tous les Argentins. Bref, exactement l'inverse de ce qu'a exigé le FMI dans tous les pays d'Amérique du Sud où il est intervenu (et de ce que vient d'exiger l'Europe de la Grèce... contre l'avis du FMI). Cristina attribue les difficultés actuelles que traverse l'économie argentine à la crise qui touche l'Europe et, à un moindre degré, la Chine (grand partenaire des pays d'Amérique du Sud et de l'Europe) (5). Enfin, entre autres déclarations faites au cours de cette réunion, elle a souligné avec insistance le lien entre la répartition de la richesse et la démocratie pour justifier sa politique de demande et son rejet de la politique de l'offre. Ce que tant et tant d'économistes dits orthodoxes à l'extérieur des frontières, du côté de la pensée dominante mondialisée, lui reprochent en flétrissant son action comme populiste, repris en cela à l'unisson par les opposants et surtout par la presse et les médias d'opposition (6).

La chef d'Etat a achevé son intervention sur un double hommage, d'abord à l'œuvre fondatrice en la matière, celle du couple Perón ("un señor y una señora", dit-elle sans avoir besoin de préciser davantage). En effet, c'est Perón, soutenu par la militance de sa femme, qui a créé les congés payés, le 13ème mois, le droit syndical, la représentation institutionnelle et légale des salariés, l'arrêt-maladie indemnisé, le système de retraite par répartition, etc. (7). Ensuite à la société argentine qui démontre en ce moment, pour la première fois de son histoire, sa capacité à surmonter, constitutionnellement, démocratiquement et pacifiquement, la plus grave crise économico-politique qu'elle ait jamais affrontée, celle de 2001 qui avait mis le pays à genoux, à la manière de la Grèce aujourd'hui (exception faite, et elle reste importante, de l'intégration de la République hellénique dans une zone monétaire qui la dépasse).

Dernière remarque de ma part : tout le monde l'écoute. On ne voit pas autour de la table les participants regarder les mouches, bailler aux corneilles, consulter leur smartphone ou soupirer d'ennui comme l'a fait si ostensiblement le journaliste du New Yorker lorsque Cristina l'a reçu à la résidence de Olivos !

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Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 qui en fait sa une
Clarín se contente d'un entrefilet minimaliste.
(Les trente-huit minutes de cette réunion du CSMVM est disponible, en visionnage en ligne et en téléchargement gratuit en basse résolution, en format flv, sur la partie droite de la page).


(1) Dans le secteur agricole et dans l'emploi domestique, la situation est bien pire.
(2) Vaste mouvement de réflexion qui en France commence dès la Monarchie de Juillet et qui a participé à fonder la doctrine sociale de l'Eglise. En revanche, le patronat protestant, dominé par le modèle anglo-saxon, n'a été que très rarement atteint par ce courant de réflexion. Le patronat argentin, descendant des conquistadors esclavagistes, ne s'est que fort peu senti interpellé par la doctrine sociale de l'Eglise et le paternalisme européen.
(3) Pour l'heure, il semble que son successeur devrait poursuivre dans la même voie, si les sondeurs ne se trompent pas et si c'est bien Daniel Scioli qui est élu en octobre.
(4) La Década ganada devient ainsi le pendant honorable d'une bien sinistre période de l'histoire argentine, la Década Infame (la décennie ignoble), quand régnait sur le pays un despotiste anticonstitutionnel, militariste et para-faciste, inauguré par le premier coup d'Etat (6 septembre 1930) perpétré contre un gouvernement social (UCR), démocratiquement élu et réélu depuis 1916. Inutile de dire que l'opposition, elle, y voit une Decada perdida. Mais ça, c'est le jeu de la démocratie. Tant que le jeu de mots occupe la place du pustch...
(5) Au nombre des échanges importants : investissements européens, surtout espagnols, dans l'industrie, la grande distribution et de plus en plus dans l'agriculture (l'italien Benetton gère des concessions territoriales où il fait élever des moutons et autres animaux à laine, pour citer l'exemple le plus connu) et débouchés en Europe pour de nombreuses matières premières agricoles et pour les hydrocarbures, et pour une grande variété de services externalisés, invisibles aux yeux du citoyen lambda. On peut y trouver de la gestion comptable ou informatique, des plateformes d'assistance téléphonique, de la création pour le multimedia et le film d'animation, la location des sites naturels pour des tournages cinématographiques et télévisuels, etc.
(6) Il faut bien remarquer que, quoi qu'en dise la diva du petit écran, Mirtha Legrand, qui n'a rien d'une politologue distinguée (c'est une sorte de Michel Drucker féminin, sur-maquillé et hargneux), la plupart des grandes décisions économiques prises par Cristina, à l'exception notable de l'indexation des taxes à l'exportation du soja et du blé qui inaugura ce blog le 19 juillet 2008, ont été votées dans un consensus remarquable dans les deux Chambres tout au long des huit ans qu'ont duré ses deux mandats successifs (ou au pire, grâce à l'absentéisme des plus sectaires des parlementaires, lorsqu'ils ne voulaient pas voter pour sans pouvoir voter contre, pour ne pas se faire écharper par leurs électeurs) : renationalisation d'Aerolineas Argentinas, de YPF, des chemins de fer, indexations successives des minimums sociaux, rétablissement du système de retraite par répartition comme système de base, universalisation des allocations familiales sous plafond de ressources indépendamment de la situation professionnelle des parents, sans parler du succès des programmes négociés par le Gouvernement, les différents Planes Canje (prime à la casse et au renouvellement d'équipements, de l'électroménager aux véhicules privés) ou de l'accord Precios Ciudados dans les grandes surfaces. Même les nouveaux indices nationaux, pour la définition desquels l'institut de statistiques, l'INDEC, a été aidé par l'expertise du FMI, ne semblent pas pris en défaut par l'opposition qui ne les critique plus alors que l'on est en pleine campagne électorale.
(7) L'action de Perón, ministre puis président, de 1943 à 1955, a été un condensé de ce qui s'est fait en France d'une part sous le Second Empire, d'autre part la première année du Front Populaire.