vendredi 10 juillet 2015

Página/12 aux anges après le discours de Santa Cruz de la Sierra [Actu]

En gros titre :
"Je demande pardon pour les offenses de l'Eglise et les crimes de la conquête"
En manchette, en haut, le discours d'hier de Cristina à Tucumán

Hier soir, à Santa Cruz de la Sierra, devant le second rassemblement des mouvements populaires boliviens, le Pape François a prononcé un discours d'une force particulière.

Il y a à nouveau condamné le modèle économique dominant néolibéral, qu'il a comparé à une nouvelle colonisation, et il a demandé pardon pour les crimes dont l'Eglise s'est rendu complice contre les populations américaines autochtones pendant la Conquête espagnole. Il a parlé de dictature des puissances d'argent (sociétés anonymes, bourses et traités de libre commerce), appelé à une révolution salvatrice de nos modes de vie et de la gouvernance planétaire et souhaité vivement la construction d'une Patria Grande, le grand rêve des pères de l'indépendance, Miranda, Bolívar et San Martín, chacun à sa façon (1).

Les choix éditoriaux de Clarín
Une homélie critique sur la conduite du Gouvernement par l'archevêque de Tucumán au Te Deum d'hier
(une célébration à laquelle la présidente n'a assisté qu'en 2009)
Et en dessous, François et Evo Morales, avec ce crucifix léniniste

Un tel discours, prononcé en Bolivie, l'un des pays les plus affectés par les horreurs de la colonisation, avec le servage des Indiens (2) et l'esclavage des Africains, condamnés à travailler jusqu'à leur mort précoce dans les mines d'argent en altitude, et aujourd'hui le plus pauvre d'Amérique latine, ne pouvait que plaire à Página/12, ce journal de gauche, favorable à la reconnaissance des cultures autochtones et hostile au modèle néolibéral qui ruinent depuis les années Reagan les pays d'Amérique du Sud et les asservit aux puissances financières des pays industrialisés, qui les regardent avec mépris ou condescendance (avec pour sources d'information des journaux comme Clarín ou La Nación, c'est-à-dire la presse sud-américaine acquise à cette nouvelle idéologie économique du libéralisme dérégulé).

En haut : Cristina à la porte de la Casa Histórica de Tucumán hier
En dessous : le Pape en Bolivie hier à gauche
et l'homélie polémique de l'archevêque de Tucumán

Clarín ne touchait pas un mot ce matin de ce discours-brûlot. Il a fallu attendre cet après-midi (heure de Paris) pour voir apparaître une mention sous la plume de Sergio Rubín, un article bien caché entre les interstices des pages du site Internet du journal.
La Prensa a omis de mettre en ligne l'article qu'elle propose dans son édition papier, comme en témoigne sa une du jour.
En Uruguay, pas un mot dans la presse, sauf dans La República qui minimise l'affaire, se contente de relayer des dépêches d'agence qui en parlent dans les mêmes termes, un peu plus anodins, si j'ose dire, que des déclarations précédentes sur les hommes traités comme des déchets lors des audiences générales du mercredi, place Saint-Pierre.
En revanche, dans Clarín, La Prensa et tous les journaux uruguayens, on trouve facilement en revanche des entrefilets scandalisés (3) et très illustrés sur le cadeau que le président bolivien a cru bon de faire au Pape et qui a arraché à celui-ci une moue de désapprobation, aussitôt réprimée : un crucifix monté sur une faucille et un marteau léninistes sous prétexte qu'il en aurait vu une de la même facture chez un jésuite assassiné à La Paz au cours des années de plomb.

Ceci dit, ces paroles n'ont guère été répercutées par la presse en Europe, toute obnubilée qu'elle est par la crise grecque et le tête-à-queue politique que vient de nous faire Alexis Tsipras après son référendum tonitruant.

Tout en haut à droite, l'article de Elisabetta Picqué avec un titre qui ne mâche pas se mots
Juste en dessous, le succès de Caminos y Sabores à La Rural (voir mon article d'hier)
En haut à gauche, la dette des entreprises nationales
Le plus drôle :
comparer YPF hier et aujourd'hui
en disant qu'avant Cristina, c'était les entreprises privées qui étaient endettées
alors qu'aujourd'hui, ce sont les sociétés nationalisées.
Quelle blague !
Ce sont celles qui ont été récupérés par l'Etat.
Cela n'a donc rien de surprenant.

Attendons demain pour voir comment cette presse rendra compte de la visite, terrible, que le Souverain Pontife a effectuée ce matin (heure de La Paz) dans l'enfer d'un pénitencier (un centre de "non-réhabilitation") de Palmasola, où le Pape s'est engagé dans une méditation spirituelle de très haute tenue (que sans doute seuls les journalistes croyants sauront commenter) tandis que l'archevêque de Santa Cruz de la Sierra, son hôte, et trois détenus ont dénoncé, sans aucune langue de bois, la maltraitance dans l'univers carcéral bolivien, la corruption inouïe du système judiciaire local (qui englobe les avocats escroquant leurs propres clients et leurs familles) et l'abandon à eux-mêmes des détenus, sans jugement, sans programme de réinsertion et quel que soit leur état de santé (jusqu'aux malades en phase finale qui restent derrière les barreaux au lieu d'être hospitalisés).

Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur la papamania qui surprend jusqu'aux journalistes de Radio Vatican (et il faut avouer que c'est spectaculaire depuis le premier jour en Equateur)
lire l'article de Clarín (Sergio Rubín ne se mouille pas dans le commentaire)
lire l'article de La Nación sur les déclarations sur les réalités économiques, par Elisabetta Picqué, égale à elle-même (un article honnête)
lire l'article de La Nación sur l'acte de repentance de l'Eglise par rapport à la conquête espagnole (un article constitué de dépêches d'agence publié hier soir, avant réception de l'article de la correspondante à Rome, qui fait sans doute partie des journalistes accrédités pour voyager à bord de l'avion pontifical).

En français, on peut lire un résumé du discours du Pape par les équipes de Radio Vatican (il sera sans doute disponible dans son intégralité dans notre langue d'ici peu sur le site du Vatican).
On peut aussi lire et entendre l'intégralité de ce discours en espagnol sur le site News Va (ainsi qu'en italien sur l'édition d'aujourd'hui de L'Osservatore Romano, en pages 4 et 5, sous le titre Diritti Sacri, Droits sacrés) ainsi que visionner l'ensemble de la rencontre en vidéo sur le canal Youtube du Vatican.


(1) Francisco Miranda (1750-1816), qu'on appelle le Précurseur, car il ne vit pas advenir l'indépendance qu'il préparait depuis la Révolution Française à Londres, pensait à un seul pays qui aurait rassemblé l'ensemble de l'Amérique du Sud et une bonne partie de l'Amérique Centrale, sous le nom de Colombie. Simón Bolívar (1783-1830) qui voulait lui aussi rassembler au moins le Venezuela, la Colombie actuelle, le Pérou, l'Equateur actuel et la Bolivie, mais sans demander leur avis aux populations concernées, emporté qu'il était par l'exemple napoléonien de l'Empire Français qui avait, pendant 10 ans, réunit la France actuelle, la Suisse romande, une bonne partie de la Belgique, le sud de l'actuelle Allemagne et le nord de l'actuelle Italie, en un pays de 130 départements. José de San Martín (1778-1850) souhaitait quant à lui une libre fédération, à la mode helvétique en quelque sorte, entre l'Argentine (avec le futur Uruguay), le Chili, le Paraguay, la Bolivie (qui appartenait encore, au moins de nom, aux Provinces Unies du Sud ou du Río de la Plata) et le Pérou (avec l'actuel Equateur, dont il voulait toutefois qu'il se prononce librement sur son maintien dans la République du Pérou qu'il venait de fonder). La Patria Grande est un thème politique qui occupe de plus en plus d'esprits et d'énergie dans la gauche sud-américaine depuis une douzaine d'années, depuis que Néstor Kirchner, tout juste élu président argentin, a mis en échec l'ALENA, le traité commercial suscité par les Etats-Unis qui auraient ainsi contrôlé tout le monde à nouveau, et fait surgir l'UNASUR et le MERCOSUR entre plusieurs Etats du sud du sous-continent (en en excluant le Mexique, trop inféodé à l'Oncle Sam, et les Etats d'Amérique centrale). Au CCC Floreal Gorini, par exemple, depuis deux ans, on a retiré les drapeaux argentins des salles de conférence. Il ont été remplacés par l'arc-en-ciel du drapeau d'une Patria Grande toujours virtuelle. Avec l'Argentine, le Brésil et le Venezuela (en tout cas jusqu'à la mort de Chávez), la Bolivie de Morales est l'un des piliers des deux alliances existantes.
(2) Les missions jésuites, qui couvraient une partie du territoire bolivien actuel, avaient précisément pour but de protéger les Indiens sédentaires de ce triste sort, de les laisser vivre librement sur les terres concédées à la Compagnie de Jésus par le roi d'Espagne au tout début du XVIIe siècle, afin qu'ils puissent découvrir l'Evangile sans contrainte et de leur plein gré, loin des violences que l'Eglise était incapable de juguler sans ce système des réductions sanctuarisées.
(3) Il y a de quoi, encore qu'il ne s'agisse que d'une provocation sans autre conséquence que de faire du bruit médiatique d'un dirigeant qui nous a habitués depuis longtemps à ces attitudes, un degré en dessous de feu Hugo Chávez.