mardi 5 janvier 2016

Dissolution effective de l'Instituto Nacional Dorrego [Actu]

Cette fois-ci, c'est officiel : l'institut est bel et bien dissous par décret (voir mon article du 31 décembre sur les rumeurs insistantes qui circulaient sur ce point).


Son nom a disparu de la liste des instituts nationaux sur le site Internet du Ministère de la Culture (il y était encore visible à la fin de la semaine dernière). En revanche, il est très difficile de trouver le moindre commentaire sur la page Web de la salle de presse de la Casa Rosada ou sur celle des informations du ministère de la Culture. Quant à l'édition d'hier du bulletin officiel, où le décret a été publié, à ce qu'en dit la presse, elle n'est pas en ligne sur le site dans le portail gouvernemental (en janvier, on ne trouve encore que l'édition datée d'aujourd'hui).

Página/12 se montre ce matin très hostile à cette mesure et le rédacteur ne comprend visiblement rien à la conception scientifique de l'histoire avancée par le Gouvernement pour justifier cette dissolution, une conception de l'histoire scientifique, aussi objective que possible, dont j'ai pu constater en effet qu'elle est inconnue à des très nombreux Argentins.
Le décret présente en effet comme illégitime le soutien de l'Etat à un courant de recherche historique plutôt qu'à un autre, puisque cela ne ressort pas de ses compétences. Une vérité incontestable en Europe mais en Argentine, cet argument sonne encore pour beaucoup comme une ânerie, un mensonge, du cynisme ou de la mauvaise foi de la part d'un gouvernement qui veut imposer sa vision de la chose : pour ces opposants, l'histoire reste le terrain privilégié d'une confrontation entre deux idéologies, l'une dominante, au service des intérêts des plus riches, et l'autre de résistance populaire, légitime, à la coercition intellectuelle exercée par cette classe dominante. Une conception qui, en Europe, a existé jusqu'à la seconde partie du XIXème siècle, jusqu'à la fin du Second Empire. Après quoi, la fondation de l'Ecole des Annales, à l'orée de la IIIème République, a fait reculer l'idéologie loin de la recherche historique, grâce à la pluridisciplinarité qui y était introduite et qui n'a cessé depuis de prendre de l'ampleur.
Página/12 prend, ici, les autres instituts comme preuve d'une injustice politiquement orientée. Le quotidien cite notamment ceux consacrés à San Martín et à Belgrano, qui, selon lui, représentent le courant hégémonique, la lecture oligarchique de l'histoire. Ce qui était passablement exact jusqu'à il y a quelques années mais ne l'est plus guère depuis que ces deux instituts, sous les présidences Kirchner d'ailleurs, ont progressivement fait évoluer leur ligne en se détachant de leur tradition militaire antérieure : ils tournent maintenant leurs activités vers la promotion d'une recherche de plus en plus rigoureuse et ils se sont ouverts sur un pluralisme, certes encore relatif mais bien réel, puisque des visions assez incompatibles des deux personnages concernés se côtoient dans leurs rangs. Or l'actuel Gouvernement, dont de nombreux membres ou proches ont fait des études ou vécu à l'étranger (aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe), n'a pas caché que c'est bien cette évolution vers une démarche plus scientifique qu'il entend encourager puisqu'il veut développer des partenariats internationaux, ce qui exige que les standards argentins s'harmonisent avec les nôtres. Et le choix qui a été fait d'un Alberto Manguel comme directeur de la prestigieuse Biblioteca Nacional, est la preuve la plus éclatante qu'on se dirige bel et bien dans cette voie-là d'une ouverture intellectuelle vers le reste du monde, ouverture qui manquait cruellement à la politique antérieure (voir mon article du 19 décembre 2015).

En Argentine, aujourd'hui encore, un grand nombre d'historiens appuient leurs travaux de recherche sur ce qu'ils nomment eux-mêmes les "sources secondaires", c'est-à-dire les travaux des historiens qui les ont précédés (1), ce qui en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, apparaît comme une hérésie méthodologique. Jamais on ne saurait considérer comme des sources des commentaires effectués par des historiens. Seuls les archives et documents écrits contemporains des faits peuvent être utilisés comme des sources et pourtant, en Argentine, il n'y a qu'une minorité d'historiens (parmi ceux qui étudient l'histoire nationale ou continentale) (2) à travailler directement sur de telles sources (3). Dès lors, la tentation de l'idéologie et de la paraphrase est inévitable et l'histoire devient un champ de bataille, avec sa conséquence logique, l'existence d'un argument d'autorité qui n'est plus de mise depuis longtemps dans les universités en Europe et un enseignement très vertical, qui lui aussi a disparu au profit d'une interactivité entre enseignants et enseignés. En Argentine, il est délicat de présenter des documents et des interprétations qui viennent en contradiction des thèses avancées par tel ou tel auteur reconnu : cette contradiction, pourtant construite, qui est au cœur de la dynamique intellectuelle du chercheur, est interprétée comme une prise de position hostile, une rivalité prétentieuse ou, au minimum, comme un manque de respect condamnable sur le plan protocolaire. Tant et si bien qu'on n'a pas là-bas à faire à une école d'histoire comme il en existe en Europe, à une communauté scientifique active et productive mais à des individualités, des personnalités qui se dégagent par leurs propres forces et qui se trouvent relativement isolées dans leur compétence et leur travail de recherche ou de vulgarisation...

Si donc l'ouverture vers l'extérieur promise par le gouvernement se concrétise, alors la disparition de cet institut révélera sans doute son innocuité mais si elle demeure un vœu pieux, cet institut va manquer au paysage intellectuel car il exerce de fait une fonction provocatrice, celle d'empêcheur de penser en rond (même si son objectif est en fait de faire gagner une vision partisane de l'histoire, la sienne, et non pas de se contenter d'être un aiguillon). Et force est de constater que l'entrefilet de La Prensa et l'article de La Nación sont beaucoup plus factuels et paisibles que l'article de Página/12.

L'INRH Manuel Dorrego comptait une demi-douzaine d'historiens composant un petit noyau académique qui tenait les fonctions de l'unité de recherche (sans porter ce nom). Ces personnes ont des postes ailleurs ou sont retraitées, elles vont pouvoir se recaser. Pour elles, la vie continue. Le Ministère a envoyé immédiatement un administrateur temporaire (interventor), chargé de liquider l'institut. C'est lui, qui, hier matin, à 10h30, a reçu, personnellement tous les salariés pour une réunion d'information en bonne et due forme (mais cela n'a pas dû être très commode pour eux de s'y rendre puisque ce sont les grandes vacances d'été). Le décret prévoit le transfert de tous les moyens, humains, financiers et patrimoniaux, au Ministère de la Culture. Le personnel retourne donc, du jour au lendemain et après un long week-end festif sans information, à son ministère de tutelle qui s'efforcera, a-t-il promis, de reclasser chacun au mieux de son profil et de ses compétences dans les différents établissements placés sous son autorité (musées, centres culturels, autres instituts nationaux). Sur le plan humain, la chose semble avoir été conduite avec le minimum exigé de doigt, si l'on excepte bien sûr la brutalité de l'annonce en plein été et le fait qu'aucun des salariés concernés n'a eu le temps de se retourner (ce qui est très dur à vivre).
La page Facebook de l'Institut semble bien avoir été prise en main par l'administrateur temporaire. Il n'y aurait donc pas eu de tentative de résistance façon AFSCA, d'occupation des locaux ni de destruction des archives ou de piratage des moyens de la communication institutionnelle... Mais il est vrai que le 31 décembre, jour où l'information a filtré à travers la presse de droite, était chômé pour les agents de l'Etat et que les bureaux étaient très certainement vides, tout le monde préparant chez soi la fête du soir même. Et il est donc plus que vraisemblable que c'est pour cette raison que le gouvernement, échaudé par ce qu'il s'est passé à l'AFSCA, à Radio Nacional et au CCK, a choisi cette date et ce moment pour dissoudre l'institut, dont certains membres sont des personnalités particulièrement sectaires, dont on pouvait craindre des réactions aussi radicalisées qu'à l'AFSCA.

Il est probable que le site Internet et la page Facebook disparaîtront au cours de la semaine. Je ne tarderai donc pas à enlever le lien que j'avais mis dans la rubrique Histoire de la partie inférieure de la Colonne de droite.

Pour en savoir plus :
lire l'article de iprofesional (lui aussi très hostile à la mesure et persuadé qu'elle témoigne d'une démarche dictatoriale de la part du Gouvernement)
lire le texte, lapidaire, du décret (caché dans les interstices du site Web du Bulletin Officiel de la République argentine)



(1) Bartolome Mitre (1821-1906) en premier lieu mais aussi les historiens qui se sont succédés au XXème siècle et au nombre desquels de nombreuses personnes mettent Ricardo Rojas, qui est certes un grand intellectuel mais bien davantage un romancier qu'un historien.
(2) Les spécialistes de l'antiquité classique (il y en a) ne sont guère concernés par cette déformation méthodologique.
(3) A cela s'ajoutent deux spécificités qui distinguent la communauté scientifique de ses homologues européennes.
Tout d'abord un certain nombre d'historiens argentins ne maîtrisent pas assez une langue étrangère pour l'utiliser dans le travail. Ce qui réduit nécessairement leur champ d'étude à ce qui est disponible en espagnol et oblige les chercheurs à se contenter de sources traduites, certaines de ces traductions étant complètement dépassées comme celles qui furent publiées au XIXème siècle. Ils travaillent donc à huis-clos, ce qui renforce encore plus les antagonismes idéologiques qu'ils peuvent avoir entre eux. Du fait de la réalité géo-stratégique du pays, les Argentins ne ressentent que très peu d'intérêt pour la maîtrise d'une autre langue car ils n'en ont pas besoin pour voyager dans les pays voisins. Même au Brésil, ils peuvent même se débrouiller très bien avec un sabir local baptisé "portuñol", et qui consiste en un croisement incertain entre espagnol et portugais. Le portuñol se parle dans les deux sens du passage de la frontière. Inutile de prendre la peine d'apprendre le portugais.
Le second point est le niveau de la formation initiale des historiens dont la moyenne est beaucoup moins élevée qu'en Europe, tout simplement parce que faire de longues études supérieures sans gagner sa vie, alors qu'on se marie jeune et qu'on fonde très vite une famille, n'est à la portée que d'un tout petit nombre de personnes appartenant à des familles plus qu'aisées. Ainsi beaucoup d'enseignants et même des chercheurs commencent leur carrière avec un niveau universitaire correspondant à un bac + 4 (licence). Ceux qui se lancent dans la recherche (en histoire) exercent souvent un autre métier qui les nourrit et ils se lancent dans une activité dont ils n'ont pas encore fait le véritable apprentissage, puisque la formation à la recherche passe nécessairement par la réalisation d'une thèse, un travail long et rigoureux. Le doctorat, lorsqu'il arrive, advient beaucoup plus tard, lorsque les enfants sont élevés et la maison payée, entre 40 et 50 ans, à un âge où l'on a déjà plusieurs publications derrière soi et donc des habitudes de travail bien implantées et difficiles à corriger. C'est la raison pour laquelle on trouve là-bas des situations qui nous étonnent beaucoup telle l'indifférenciation des carrières des enseignants entre l'école secondaire et les universités (ce sont tous des profesores qui vont indifféremment de l'un à l'autre) ou le grand nombre d'historiens (en histoire de l'Argentine ou de l'Amérique latine) qui sont en fait des journalistes de profession initiale, alors qu'en Europe, les deux métiers sont étrangers l'un à l'autre pour ne pas dire, souvent, tout simplement incompatibles.