samedi 5 mars 2016

Vers une éducation à deux vitesses ? [Actu]

"A ceux qui jour après jour éduquent pour construire un meilleur pays, bonne fête !"
L'un des récents messages publiés par Conectar Igualdad sur sa page Facebook
Une photo d'une salle de classe très typique en Argentine...
mais avec un équipement ultra-moderne

La rentrée se présente avec une nouvelle vague de licenciements dans le secteur public et le gouvernement Macri n'y va pas de main morte. C'est ainsi qu'on a appris mercredi qu'un peu plus de mille personnes auraient été congédiées du ministère de l'Education nationale : tous travaillaient sur le programme Conectar Igualdad (que l'ont peut traduire par Connecter Argentine Egalité). Ce programme fédéral, lancé il y a plusieurs années par Cristina Kirchner, distribue des notebooks gratuits dans les écoles du pays et y installe progressivement l'accès à Internet haut-débit.

Ce nouveau licenciement massif interviendrait après les promesses du gouvernement que le programme allait continuer sans modification et que seuls les salariés payés à ne rien faire, les fameux ñoquis dont le Gouvernement actuel veut se séparer à toute force, seraient remerciés, que tous les autres étaient assurés de conserver leur emploi sans changement significatif. Si la décision prise par le Gouvernement atteint bien le chiffre faramineux de 1.000 personnes (dans un pays de 40 millions d'habitants, 24 entités fédérées et 512 municipalités), ni l'une ni l'autre des ces promesses n'aurait été tenue. Dans ce cas, le programme Conectar serait désormais décentralisé et chaque province libre de décider si elle y participe ou non, ce qui serait de la dernière hypocrisie. Les déséquilibres économiques entre les provinces sont grands t le programme fédéral est là pour les compenser. Certaines provinces sont incapables d'assurer par leurs propres moyens une modernisation et un travail d'équipement de cette envergure : Chaco, Santiago del Estero, sans doute aussi Santa Cruz et Tierra del Fuego, sans parler de plusieurs autres qui ont déjà défini leurs priorités budgétaires 2016 en comptant sur le programme fédéral pour équiper les écoles...

Cependant, le ministre a très rapidement publié un démenti où il affirme qu'il n'y a ni licenciement massif (1) ni changement de politique dans ce domaine. La nouvelle était pourtant sortie du ministère de la Modernisation, qui chapeaute tout l'emploi public fédéral. C'est lui qui aurait informé le coordinateur général de Conectar, Javier Castrillo, de la liquidation de tout le service, ce que Castrillo, catastrophé, s'est empressé de diffuser sur les réseaux sociaux. L'information a ensuite été reprise et montée en neige par le syndicat du secteur public, ATE, bien implanté et doté d'une forte capacité à mobiliser rapidement et bruyamment. Or ce n'est pas la première fois que le Gouvernement lance des annonces contradictoires entre ce ministère de la modernisation ou l'un des ministères de l'Economie (il y en a six) et un autre, opérationnel, en charge des dossiers techniques et des négociations sur le terrain. A chaque fois, cela provoque une explosion de colère, beaucoup d'incompréhension de tous les côtés, des manifestations et des rassemblements furieux (et dangereux, parce que les gens sont poussés à bout et qu'en face, la police a la gâchette ou la matraque plutôt facile).

Une communication de l'année dernière, avant le départ de Cristina Kirchner

Et pendant ce temps, Antonia Macri, la petite dernière du président, vient de faire sa première rentrée, à l'école maternelle du lycée français Jean Mermoz, une école de luxe récemment visitée par François Hollande, qui délivre un enseignement trilingue et biculturel dès les petites classes, comme de nombreux établissements français installés hors de nos frontières (tandis qu'à l'intérieur de ces frontières, le gouvernement a osé penser supprimer les classes bilangues ! Cherchez l'erreur). Toujours est-il que cette petite fille, qui appartient à la classe supérieure argentine, ne fréquentera pas l'école publique qui dépend du Ministère de l'Education, mais une école privée de très grand prestige, pas du tout concernée par les difficultés éventuelles de Conectar.

Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur le licenciement de tout le service Conectar hier
lire l'article de La Nación sur le même événement, hier aussi. Le journal, pourtant de droite, rapporte les propos de certains salariés dont l'un de 27 ans, qui se croit licencié du jour au lendemain, sans indemnités, après 10 années de travail, sans doute dans ce ministère (2)
lire l'article de La Nación sur la jolie rentrée scolaire de Antonia Macri (3), dans la même édition (La Nación redevient donc un journal d'information, ce qu'elle était à sa fondation, sur le modèle du Figaro et du Times des années 1860, et la rédaction se montre raisonnablement critique vis-à-vis d'un gouvernement qui lui est proche)
lire l'article de Clarín sur la même rentrée scolaire de la très mignonne mouflette présidentielle qui partagera la cour de récréation avec la puînée du rockeur Fito Paéz, kirchneriste dans l'âme, et qui lui aussi préfère éviter l'école publique pour sa progéniture...
lire l'article de Página/12 d'aujourd'hui sur les positions ministérielles et les réponses syndicales (préavis de grève pour lundi 7 mars et mercredi 9)
lire l'article de La Nación d'aujourd'hui sur les explications fournies par le ministre
visiter le site Internet du programme Conectar Igualdad, une des très bonnes initiatives de développement socio-culturel de Cristina Kirchner (il dépendait alors de l'ANSeS, la sécurité sociale, comme on le voit encore sur le portail, et non pas du ministère de l'Education – ce qui n'était pas logique, mais cela fait partie de l'inachevé des réformes de modernisation de l'Etat affichées par l'ancien gouvernement)
se connecter à la page Facebook du programme.

Ajout du 11 mars 2016 :
lire l'entrefilet de La Prensa : le Président Macri lui-même est allé à la rescousse du programme et l'a défendu hier ; c'est un bon programme, il sera poursuivi en l'état. Dès lors, pourquoi déclencher une telle tempête ? Une soixantaine de licenciements était déjà suffisant à mettre en colère les syndicats...



(1) Encore un sac de nœuds comme on en a découverts en décembre au CCK, qui n'avait pratiquement pas de personnel propre et utilisait les universités nationales pour s'alimenter en programmes culturels et en ressources humaines, sans en assumer la responsabilité sociale. Les personnes licenciées sur le programme Conectar seraient seulement au nombre de 58, des agents qui seraient liés par contrat précaire à des universités nationales (surtout l'UNSAM, Universidad Nacional de San Martín, dans la ville homonyme, dans la banlieue de Buenos Aires) et les universités les mettaient en quelque sorte à disposition du ministère. Or ces contrats arrivent à expiration le 31 mars et ne seront pas renouvelés.
(2) Est-ce parce que ce sont des jeunes et qu'ils ont encore l'énergie de leur âge pour manifester, protester, faire de pieds et des mains pour se défendre, qu'on les expulse ainsi du service public ? Il semble qu'il y ait beaucoup de jeunes gens parmi ces milliers de personnes renvoyées en masse et sans distinction. De l'autre côté, le ministre Hernán Lombardi a promis de payer très prochainement les artistes contractés par le CCK, sous le précédent gouvernement, pour telle ou telle manifestation et dont le cachet n'a jamais été versé. Il se charge donc de payer une dette du gouvernement précédent, qui a eu l'indécence de faire intervenir des artistes sans les rétribuer ni leur remettre un double de leur contrat ! Cette façon de faire alterner le chaud et le froid dans les relations sociales au sein de l'Etat est pour le moins dérangeante parce qu'un patron privé ne s'y prend jamais autrement lorsqu'il veut brouiller les cartes pour les salariés, pour qu'ils ne sachent plus sur quel pied danser et ne parviennent plus à défendre leur travail ou leurs conditions de travail... Cela rappelle aussi la stratégie politique employée par Margaret Thatcher au début de son gouvernement lorsqu'elle voulait détruire les syndicats. Elle faisait filtrer de fausses informations, alarmistes, pour discréditer les syndicalistes qui s'en emparaient aussitôt, les relayaient et se retrouvaient démentis par les faits. Et elle est parvenue à ses fins : elle a considérablement affaibli les trade-unions dans tout le pays. Javier Castrillo a peut-être été victime d'une intox de ce genre en relayant sur son compte Twitter personnel une information que la Modernisation venait de lui transmettre et qui était fausse.
(3) La décision viendrait toutefois de la maman, Julia Awada, dont l'aînée (famille recomposée) est en classe elle aussi dans le quartier chic de Belgrano, dans le nord de Buenos Aires.