jeudi 7 juillet 2016

L'autre film du Bicentenaire [Bicentenaire]


Au milieu de ce qui semble bien laid, une bonne nouvelle : le film du Bicentenaire de l'Indépendance sort et pourtant c'est un projet kirchneriste. Le pluralisme revendiqué comme image de marque du Gouvernement Macri est donc là ! Et c'est tant mieux !

L'auteur du scénario n'est autre en effet que Pacho O'Donnell, le fondateur démissionnaire du défunt Instituto Nacional de Revisionismo Histórico Manuel Dorrego, liquidé dès la prise de fonction de Mauricio Macri (voir mon article du 31 décembre 2015).
Pacho O'Donnell se présente comme historien et est tenu pour tel par de nombreux hommes de gauche, y compris à l'université. Mais dans la réalité des faits, il est un militant péroniste et avec l'âge, il semble prendre des positions de plus en plus sectaires. Comme auteur, il raconte l'histoire d'une façon très superficielle et simpliste, en développant des théories complotistes anticapitalistes et en voyant la main de l'oligarchie partout y compris à des époques historiques où ce groupe social n'avait pas d'existence politique. Corollairement, il est fasciné pour tous les épisodes de l'histoire qui déchaîne l'imagination romanesque de ses compatriotes et dans ces cas-là, il part aux antipodes de la méthodologie historique et de la critique des archives. Or c'est justement le cas pour l'événement qu'est censé reconstituer le film en costumes d'époque qui sera donc celui de cette dernière étape du Bicentenaire national argentin.

Les deux premières projections, dimanche 10 juillet, à 19 et 21h,
en présence du réalisateur et des acteurs

En effet, l'INCAA, l'institut national du cinéma et de l'audiovisuel, qui dépend donc du ministère de la Culture (Pablo Avelluto), propose pour le dimanche 10 juillet 2016, à San Miguel de Tucumán, la première d'un film sur l'Entrevue de Guayaquil qui a réuni, le 27 juillet 1822, le libérateur du Nord, Simón Bolívar, et le libérateur du Sud, José de San Martín, dans le port principal du futur Equateur (1). Ce fut leur seule rencontre dans toute leur vie. Et elle aboutit à une mésentente complète, les deux hommes ayant des comportements incompatibles et des projets politiques tout aussi peu conciliables (2). Après cette rencontre, qui fut pour le général argentin un profond traumatisme comme j'ai l'occasion de l'expliquer dans mes conférences en commentant mes découvertes documentaires sur la question, San Martín décida de démissionner de ses fonctions à la tête de l'exécutif du Pérou qu'il venait de libérer pour laisser la place à Bolívar dont il avait perçu l'ambition politique sans frein et sans aucun scrupule. Il voulait ainsi éviter la survenue d'une guerre civile intra-américaine, entre ses partisans et ceux du Vénézuélien.

Vous avez vu la gueule de brute que le réalisateur donne à San Martín ?
Comparez avec ses authentiques expressions, sur mes livres (Colonne de doite)
Heureusement qu'il porte l'ordre du Soleil du Pérou sur le cœur,
sinon personne ne le reconnaîtrait !
Et ses compagnons ne sont pas mieux !
L'indépendance aurait-elle été l'œuvre de soudards ?

Dans le matériel délivré au public en avant-première par l'INCAA, on peut voir une affiche hideuse (enfin, c'est mon avis) et peu lisible avec ces contours de cartes géographiques qui traversent les visages des deux acteurs, un Argentin (San Martín à gauche) et un Colombien (Bolívar avec la moustache), qui incarnent les deux héros. Des visages peu souriants, comme figés dans le bronze... Choix esthétique difficile à comprendre quand on considère que l'une des buts poursuivis par les revisionistas, dont Pacho O'Donnell est un représentant, consiste précisément à "tirer du bronze" (sacar del bronce) les grandes figures historiques que sont San Martín, Belgrano et, dans le nord du continent, Bolívar ou Miranda, deux figures que revendique le Venezuela haut et fort.
Les photos du film rendues publiques les montrent tout aussi revêches et aussi peu engageants que sur l'affiche. Ce qui était sans doute assez exact de Bolívar, au moins à ce moment-là de sa vie et au cours de cette rencontre qu'il n'abordait pas en toute franchise, mais est tout à fait faux sur San Martín, tous les témoignages de l'époque nous le décrivant comme avenant, aimable et toujours souriant... Tout cela est si laid que Página/12 ne reproduit rien, ni les photos ni cette affreuse affiche sombre, glauque et grimaçante...

En 2010, le film "officiel", Revolución, el Cruce de los Andes, n'avait pas non plus grand rapport avec les événements fêtés cette année-là (la Révolution de mai 1810 au Cabildo de Buenos Aires), il portait aussi sur San Martín alors que celui-ci se trouvait encore en Espagne en 1810 (4) et donnait aussi de l'histoire une lecture revisionista (sans toutefois échapper à la représentation d'un San Martín arrogant et querelleur qui  n'a jamais existé et que les revisionistas devraient avoir à cœur de corriger). Mais au moins l'affiche était lumineuse et le film offrait les espaces ouverts et somptueux de Cuyo, des environs de Santiago et de la Cordillère.

La première affiche était meilleure, non ?
Il suffisait de redresser le cavalier
pour éviter qu'on interprète la rencontre comme un échec de San Martín
et le tour était joué !

Página/12 consacre la une de ses pages culturelles à ce film qu'il ne peut renier eu égard à l'appartenance idéologique de l'auteur de la pièce dont le film est tiré (Pacho O'Donnell est l'une des personnalités favorites de la rédaction).
La Nación quant à elle prend ses distances avec ce long métrage argentino-colombien qui met à mal la "vision orthodoxe de l'histoire" de San Martín, une lecture orthodoxe (3) que l'on doit à Bartolomé Mitre (1821-1906) dans les années 1860, or Bartolomé Mitre n'est autre que... le fondateur de La Nación. Vous suivez ? Mais La Nación n'ignore pas le film pour autant et c'est tout à son honneur.

Pour aller plus loin :
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(1) Ce même Guayaquil qui a subi un épouvantable tremblement de terre en avril, dont des répliques se font encore sentir ces jours-ci. En juillet 1822, Guayaquil venait de déclarer son indépendance et Bolívar venait de prendre la ville de force, en violation complète de cette déclaration. Et en pure perte puisqu'à la fin, l'Equateur n'a pas fusionné avec sa Grande Colombie qui s'est scindée en deux pays différents, le Venezuela et notre Colombie telle que nous la connaissons.
(2) J'en ai parlé dans mes deux ouvrages sur San Martín, sortis aux Editions du Jasmin : le biographie en français San Martín à rebours des conquistadors et le recueil de documents historiques, San Martín par lui-même et par ses contemporains.
(3) Bien entendu, le caractère orthodoxe de la version mitriste est tout aussi contestable par le chercheur contemporain en histoire que l'est l'interprétation partisane de Pacho O'Donnell. A ceci près qu'au temps de Mitre, tout le monde considérait l'histoire comme un outil de formation de l'opinion publique et que depuis lors l'histoire est devenue une science avec la méthodologie qui s'y attache.
(4) Il faut croire que Manuel Belgrano n'a qu'à aller se faire cuire un œuf :