mardi 6 février 2018

L'Argentine prend une pente dangereuse [Actu]

Photo Communication du Ministère de la Sécurité argentin

Le Premier ministre argentin, Marcos Peña, vient de reconnaître qu'au moment de l'audience que le Président Mauricio Macri a accordée au policier inculpé, Luis Chocobar, il y a quelques jours, en en faisant un objet de communication politique ultra-médiatisé, le gouvernement avait connaissance des enregistrements de vidéo-surveillance du 8 décembre dernier qui montrent clairement que le policier a abattu un jeune malfaiteur de La Boca (17 ans) alors qu'il n'était pas en situation de légitime défense et qu'il n'était ni en service ni dans sa juridiction territoriale. C'est déjà très grave et d'autant plus choquant que ce gouvernement et cet homme politique avaient toujours déclaré qu'ils sanctionneraient les excès de violence policière, pour établir la confiance entre le peuple et ses forces de l'ordre et élever le pays à la hauteur des pays européens auxquels il brûle tant de ressembler depuis le milieu du XIXème siècle (et même avant).

La ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich, comme à l'accoutumée aussi aimable qu'une porte de prison (c'est le cas de le dire), vient de déclarer très ouvertement, dans une interview à la radio, que le gouvernement souhaitait modifier la loi relative à la légitime défense dans un sens plus favorable à la police. Dans le projet gouvernemental, la charge de la preuve serait renversée en faveur du policier et le doute lui bénéficierait systématiquement, ce qui laisserait à l'agent des forces de l'ordre tout loisir de faire usage de son arme lorsqu'il poursuit un malfaiteur, ce qui met aussi en danger la vie des simples citoyens qui se trouveraient à portée de tir dans les alentours des faits. Elle précise que l'affaire Chocobar n'est pas un cas d'abus de la légitime défense car le sous-officier aurait agi comme le recommande la doctrine opérationnelle de sa profession !

Pour motiver sa vision paranoïaque des choses, la ministre donne pour exemple les deux cas les plus emblématiques qui soient de violence policière dans le pays, l'une supposée, l'autre incontestablement prouvée, les deux scandales qui viennent, tout au long de ces six derniers mois, de secouer l'Argentine et de la fracturer profondément, à savoir la noyade, sans doute accidentelle, de Santiago Maldonado, après une manifestation qui avait tourné à l'affrontement avec la Gendarmerie, et la mort violente, par balle et dans le dos, du jeune militant mapuche (ou supposé tel) Rafael Nahuel (1).

Pour lever tout ce qui pourrait rester de doute, elle justifie l'audience que Mauricio Macri a accordée au policier placé sous le régime de l'inculpation par un magistrat et elle la justifie alors que les vidéos qui montrent le comportement indéfendable et clairement illégal (dans l'état du droit) de, cet homme viennent d'être divulguées. Enfin, elle révèle l'ampleur de son mépris pour le magistrat instructeur.

Un cynisme sidérant, tellement en contradiction avec les belles promesses de la révolution de la joie, selon le joli slogan qui présidait à la prise de fonction du nouveau président en décembre 2015, quand tant de gens étaient sortis dans la rue pour l'acclamer sans agressivité envers l'ancienne majorité déchue.

Pour en savoir plus :
lire l'entrefilet de Página/12 sur les contradictions du Premier ministre
lire l'article de La Nación (qui semble avoir un peu de mal à encaisser les propos de la ministre transformée en harpie)
lie l'article de La Prensa
lire l'article de Clarín qui reproduit les propos de la ministre
lire l'analyse de Clarín sur l'ascendant que Patricia Bullrich semble prendre sur le chef de l'Etat au point de se substituer à lui sur cette affaire

Ajout du 10 février 2018 :
lire cet article de La Prensa sur la position commune du parquet et de la défense de Chocobar qui demandent tous deux un non-lieu au bénéfice du sous-officier qui a fait usage de son arme, tué un délinquant mineur, alors qu'il n'était ni en service ni dans sa juridiction. Que le parquet et la défense s'accordent dans une telle circonstances est scandaleux... Le parquet pourrait au moins, pour ne pas dire qu'il devrait faire mener le dossier jusqu'à la juridiction de jugement, à qui il appartient de droit de prononcer l'acquittement si les faits le permettent.

Ajouts du 12 février 2018 :
lire cet article d'hier dans Clarín où le Premier ministre Marcos Peña soutient, non sans cynisme, le "changement de doctrine" proposée par la titulaire du porte-feuille de la Sécurité
lire aussi, dans Página/12 de ce jour, cette interview approfondie de Adolfo Pérez Esquivel, le prix Nobel de la Paix argentin, qui analyse cette dérive de l'actuel gouvernement auquel il n'était pas d'emblée hostile lorsqu'il a pris ses fonctions en décembre 2015

Ajout du 13 février 2018 :
lire cette analyse d'une sociologue de l'Université Nationale de Quilmes publiée par Página/12



(1) Et dire que ce gouvernement prétend pouvoir accueillir le Pape François qui a mis comme condition à sa visite pastorale à son pays natal la réduction de la division du pays en deux et l'engagement de la population dans un chemin de réconciliation. Ils font tout ce qu'ils peuvent depuis le mois d'octobre pour diviser le pays et provoquer l'opposition au lieu de la respecter ! Estela de Carlotto, l'une des opposantes les plus en vue, à la tête de Abuelas de Plaza de Mayo, vient de faire savoir qu'elle serait reçue jeudi en audience à Rome par le Souverain Pontife qui vient de recevoir ce week-end le nouveau bureau de la Conférence Episcopale argentine qui n'a même pas pour l'occasion renouveler l'invitation officielle à venir visiter le pays.