Dans le théâtre hispanique depuis le 17ème siècle, le mot "sainete" désigne une petite pièce de théâtre en un acte assez similaire à ce qu’on appelait sous Louis XIV l’intermède, ce moment drôle et parfois musical qui servait à ouvrir ou conclure une matinée théâtrale ou à occuper les spectateurs pendant un changement de décor.
Dans la Buenos Aires de l’immigration, à partir des années 1880 et jusqu’aux années 1930, le sainete désigne un théâtre populaire (1 heure, 1 peso) représentant, sous un jour sarcastique ou bouffon, la vie quotidienne, fort compliquée et fort rude, de son public lui-même : la cohabitation qui n’allait pas de soi entre des gens venus d’horizons très divers, avec des traditions et des langues différentes, affrontés ensemble ou séparément à toutes sortes de difficultés économiques et sociales et qui étaient en train de construire à eux tous une société nouvelle, une langue et des modes de vie originaux qui forment aujourd’hui les moules de la vie portègne.
De très grands auteurs se sont illustrés dans ce genre et quelques tangos, très connus encore de nos jours, y ont été créés. Sur un demi-siècle d’existence, le genre a évolué avec la société et l’un des plus grands et derniers auteurs en fut Armando Discépolo (1887-1971), le frère aîné de Enrique Santos Discépolo, qui s’empara du genre pour le transformer en quelque chose de sombre et de dramatique qu’il appela le "Grotesco Criollo", dont Enrique, son petit frère, poète, compositeur mais aussi comédien (et acteur de cinéma) fut un brillant interprète. Autre brillant interprète de sainete, le chanteur de tango préféré de Homero Manzi (1907-1951), Ignacio Corsini (1891-1967), exact contemporain de Gardel, avec lequel il fut très ami et qui lui survécut plus de 30 ans.
Parmi ces auteurs de sainete, dont les oeuvres sont aujourd’hui bien mal connues, car les vicissitudes de la politique les firent disparaître peu à peu et durablement, pour ne pas dire définitivement, des planches au cours des années 30 (1), quatre dramaturges qui sont mis en scène à l’ancienne Casona Marcó del Pont, que construisit cette famille patricienne en 1860 à la campagne, dans ce qui est maintenant le quartier, ô combien urbain, de Flores. Cette demeure patricienne est devenue le Centro Cultural Marcó del Pont et se trouve dans la rue Artigas à la hauteur des numéros 202-206 (très près de la Avenida Rivadavia).
Le cycle théâtral, gratuit pour les spectateurs, est une initiative commune de Argentores (Asociación Argentina de Actores) et du Fondo Nacional de los Artes, qui en ont confié la réalisation à l’acteur, metteur en scène, dramaturge, scénariste de télévision et directeur de théâtre Joaquín Bonet, qui, par ailleurs et en même temps, a aussi un spectacle, qu’il a écrit, mis en scène et qu’il joue, au Teatro del Abasto, tous les vendredis.
Le cycle présente quatre pièces : El retrato del pibe (le portrait du môme), El debut de la piba (Les débuts de la Môme), Entre bueyes no hay cornadas (les boeufs ne se donnent pas de coups de corne) (2) et La historia del año. Elle sont signées de José González Castillo (le père de Cátulo Castillo et le fondateur de la Universidad Popular de Boedo, grand écrivain et grand promoteur de la culture parmi les habitants des faubourgs, majoritairement immigrés de fraîche date, un artiste anarchiste des plus intéressants tant sur le plan esthétique -c’est un authentique poète- qu’historique), Roberto Cayol, Luis Bayón Herrera (qui fut aussi un entrepreneur de spectacle) et Alberto Novión, quatre artistes qui ont participé à créer les archétypes sociaux portègnes qui structurent encore aujourd’hui l’imaginaire et la sensibilité propres à cette ville et à sa région, ce que l’on peut appeler sa mythologie. Il y eut beaucoup d’autres, notamment quelqu’un comme Alberto Vaccarezza qui a, lui aussi, beaucoup apporté au tango.
La présentation des soirées et des pièces est confié à un cinéaste, dramaturge et auteur de téléfilms au talent fort reconnu, Juan Carlos Cernadas Lamadrid, un homme qui s’est toujours beaucoup intéressé à l’histoire à travers son travail créatif.
A lire, l’interview que Joaquín Bonet accorde à Página/12, dans son édition du 7 mars 2009 (sous ce lien).
(1) Plusieurs raisons à cela : d’abord ce théâtre, sous ses dehors bouffons, était porteur d’un discours politique et social très critique pour le patronat argentin, le capitalisme international, assez peu favorable aux intérêts économiques britanniques pas plus qu’à ceux de la Sociedad Rural dont les dirigeants ont toujours été fort influents dans la droite argentine (voir mes articles sur le récent conflit agraire, sous le raccourci Economie, dans la section Quelques rubriques thématiques, dans la Colonne de droite). Ensuite parce que les directeurs de théâtre eux-mêmes, dans les années 30, motivés par l’appât du gain, ont fait des choix artistiques désastreux, en privilégiant, pour attirer le public, des spectacles racoleurs et faciles qui ont détournés les bons auteurs du genre, qui plus est, à un moment où le cinéma, parlant depuis peu, envahissait le champ du divertissement avec toute la puissance économique du cinéma nord-américain. Ce fut dans l’ensemble une très mauvaise période pour les artistes de scène argentins, les acteurs comme les musiciens, notamment de tango, qui avaient beaucoup de mal à trouver du travail dans ces conditions.
Sur le plan politique (voir l’article sur les dates de l’histoire en Argentine et en Uruguay, dans la rubrique Petites chronologies, dans la partie centrale de la Colonne de droite), les années 30 ont été baptisées "Década Infame", car elles ont été dominées par une série de gouvernements anti-constitutionnels plus anti-démocratiques les uns que les autres, à quoi, de 1944 à 1949, a succédé une censure institutionnalisée contre le lunfardo et les argentinismes (sous prétexte d’ordre moral), puis après la parenthèse Perón, ce furent des gouvernements à la solde des Etats-Unis jusqu’aux huit années de la dernière Dictature militaire, qui n’aurait sûrement pas remis ce répertoire subversif à l’honneur. Au point qu’il est même assez malaisé aujourd’hui dans Buenos Aires, une capitale où pourtant les librairies pullulent, de trouver des recueils de ce répertoire et de ces auteurs.
(2) Je soupçonne fort un double sens entre les cornes du bovidé castré en question et celle du mari trompé. "Cornear" en lunfardo, ça veut dire cocufier.