En Argentine, on prend ses congés
d'été soit en janvier (enero), soit en février (febrero), soit à cheval sur les deux... Hier lundi, revenaient donc au travail les
éneristes et pour un bon nombre d'entre eux, le choc a été rude à Radio Nacional, placée désormais sous la direction de Ana Gerschenson, qui a remplacé
María Seoane, démissionnaire quelques jours après la prise de
fonction de Mauricio Macri.
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C'est tout un groupe de journalistes
qui s'est vu hier matin refuser l'entrée dans les locaux de la
radio, installée rue Maípu au numéro 555. Des vigiles d'une
société privée filtraient les allées et venues et n'ouvraient la
porte qu'aux personnes figurant sur une liste qu'on leur avait
remise. Des journalistes de quelque ancienneté sur les ondes
publiques ont ainsi appris qu'ils ne faisaient plus partie de la
maison. La raison invoquée par la directrice, venue elle-même à
leur rencontre dans le hall de l'immeuble, pour quarante minutes de
débat houleux : soit leur contrat de travail n'était pas
correctement établi et par conséquent il n'était pas valable (le
pire, c'est que c'est loin d'être invraisemblable), soit leurs
contrats ne figuraient pas dans les dossiers des Ressources Humaines
et elle en avait donc conclu qu'ils n'existaient pas (et là, encore,
c'est plausible, vu la nature de la bureaucratie argentine, un mélange
d'usine à gaz et d'absence de rigueur). Les
journalistes ainsi remerciés, avec un manque de tact et de respect
humain dont on a eu plusieurs exemples depuis l'arrivée de ce
gouvernement aux affaires (1), ont bruyamment manifesté et crient à
la persécution idéologique.
La nouvelle directrice, de son côté,
semble parfaitement sûre de son bon droit. Elle va d'ailleurs faire
mettre en accès public sur Internet les contrats de travail des
journalistes et animateurs qui travaillent à l'antenne (on est loin de ce type de transparence dans bon nombre de nos vieux pays européens, à commencer par la France) et
dont les rémunérations ont été baissées d'environ 40% pour les
mettre à la hauteur du marché de l'audiovisuel (on a beaucoup dit que les vedettes du secteur public
étaient surpayées sous le précédent gouvernement).
Ana Geschenson répond d'un ton serein
sur tous ces sujets à La Nación, qui publie l'interview ce matin,
après les accrochages publics d'hier au siège de la radio. Elle y
annonce le maintien en place d'un certain nombre de vedettes de l'ère
kirchneriste, comme l'historien et vulgarisateur Felipe Pigna ou l'éditorialiste José Pablo Feinman. Héctor Larrea, hyper-vedette des après-midis de semaine, légende vivante de la radio,
reste lui aussi à l'antenne. Ana Gerschenson explique aussi que la journée n'étant pas extensible, elle n'avait de toute manière pas d'autre choix que de supprimer certaines émissions pour faire place à
d'autres, afin que la grille 2016 reflète bien la
diversité de l'Argentine comme l'avait promis le gouvernement (logique implacable !). Cela n'est d'ailleurs pas sans rappeler aux Français ce que fut le chamboulement du paysage audiovisuel hexagonal après le 10 mai 1981 : les journalistes marqués à droite avaient fait place à de nouveaux intervenants, marqués à gauche ; les débarqués l'avaient (très) mal vécu et puis le pluralisme s'était bel et bien installé, à la grande surprise des auditeurs qui l'ont très vite considéré comme indéniablement légitime à tel point que lorsqu'il est maintenant amoindri, on assiste à des levées de boucliers et à des mouvements d'opinion...
Bref, le pluralisme promis à Radio Nacional semble bien sur la voie, même si certains vieux de la vieille y laissent des
plumes et en souffrent...
En revanche, comme promis en décembre,
un nouveau directeur vient bel et bien d'être nommé à Nacional
Rock, la radio thématique réduite au rôle de robinet à musique
pendant le mois de janvier pour cause de révision générale de la
station : il s'agit de Bobby Flores, un homme qui a déjà une
grande expérience du mariage entre le rock et la radio et qui a droit ce matin à une manchette à la une de Clarín. Il animait
jusqu'à présent un projet personnel, de nouvelle technologie :
la radio BitBox. L'homme a d'ailleurs le look de l'emploi, cheveux
d'argent en bataille et barbe naissante poivre et sel. Son analyse du
genre musical pourrait toutefois froisser de nombreux artistes en
Argentine. Il estime en effet que le rock est maintenant "plus détendu" et qu'il "ne rêve plus de changer le monde". Il me semble que, pour ce
qui est du rock argentin, il se trompe : le genre et ses créateurs et interprètes cultivent dans leur majorité un contenu très politique et
plus progressiste que réactionnaire. Ces propos étranges nous donneraient-il un indice du type de programmation auquel cette station se destine ? Là encore, on nous promet du
pluralisme, des émissions en tant que telles et non pas un robinet à
tubes, et du rock étranger, des grands classiques internationaux, qui ne suffoqueront pas sous leur poids un quota de musique nationale, qui restera prioritaire à l'antenne.
Espérons qu'il s'agira bien d'entendre toutes les voix qui existent
et non pas de remplir l'antenne avec une variétoche dépolitisée et insipide.
On sait déjà qu'il y aura de la musique mais pas d'analyse
politique ni sportive, les auditeurs pouvant se tourner vers d'autres
stations s'ils recherchent ce type de contenu (une position qui se
défend fort bien).
Vous pouvez écouter la toute première
interview de Bobby Flores, après ses huit premières heures à la tête de Nacional
Rock, sur les ondes de Radio Nacional (la station généraliste du
groupe public). Ce qu'on peut en dire, c'est que les intervieweurs ne
se sont pas couchés servilement devant le nouveau directeur. Ils s'entretiennent
avec lui sans flagornerie et c'est déjà une indication intéressante
de ce que pourrait être le futur des antennes.
De son côté, le ministre de la
Culture, Pablo Avelluto, a reconnu qu'il y avait décidément
beaucoup de contrats de travail rompus dans le secteur public. Il le
regrette, parle d'une situation "épouvantable" (espantosa), mais
affirme que c'est un passage obligé pour assainir la gestion
budgétaire du secteur public. En lisant ces propos rapportés par
Página/12, il est difficile de le traiter de cynique ou
d'indifférent au sort des gens, d'autant que le diagnostic qu'il
pose est celui que j'ai entendu dans la bouche d'à peu près tous
les Argentins de tous bords depuis près de dix années que je me rends
tous les mois d'août dans le pays. Ils reconnaissent tous que l'Etat
fonctionne mal, à tous les niveaux (villes, provinces, nation), et
que de très nombreuses personnes qui émargent à un budget public
ne rendent pas un service à la hauteur des impôts que les citoyens
acquittent pour que leur soient versés ces émoluments. Mais les
Argentins ont eux aussi leurs ambivalences et quand le secteur public
leur fournit un travail rémunéré, ils le prennent sans se poser
plus de questions que le strict nécessaire (tout le monde a besoin
de manger). Et quand la situation se renverse, comme c'est le cas en
ce moment, les pots cassés sont payés par tous sans grande
distinction d'engagement politique. Il y a des gens qui ont voté
pour Macri ou/et qui détestent Cristina qui, actuellement, sans
trop savoir pourquoi ça leur tombe dessus, perdent le poste qu'ils
occupaient, parfois depuis plusieurs années, dans telle ou telle institution.
Un seul secteur public a
annoncé l'arrêt des licenciements, c'est celui du pétrole, où les
ministres qui se partagent les divers portefeuilles économiques ont annoncé
le statu quo pour le personnel pendant les six prochains mois.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur la
situation dans le groupe Radio Nacional
lire l'article de La Nación sur les
altercations entre journalistes licenciés et direction de Radio
Nacional
lire l'interview de Ana Gerschenson
dans La Nación
lire l'article de Página/12 sur les
déclarations du ministre de la Culture
écouter l'interview de Bobby Flores
sur Radio Nacional (huit minutes environ)
lire l'interview de Bobby Flores dans
Clarín, où le nouveau directeur de Nacional Rock range parmi les
artistes de rock des gens comme Atahualpa Yupanqui (folklore du
Noroeste), Osvaldo Pugliese et Astor Piazzolla (tango), ainsi que le
compositeur de musique classique Alberto Ginestera pour faire bonne
mesure.
Accéder au site Internet de Nacional Rock et du groupe Radio Nacional. Vous pouvez écouter toutes les radios en direct grâce au streaming Escuchá en vivo.
Ajout du 3 février 2016 :
lire l'interview de quatre des journalistes que Radio Nacional vient de remercier sans ménagement sur le site Internet de Página/12.
Ajout du 19 février 2016 :
regarder l'interview vidéo de Ana Gerschenson, la directrice exécutive de Radio Nacional, dans Conversaciones de La Nación. Ses propos sonnent juste.
Ajout du 3 février 2016 :
lire l'interview de quatre des journalistes que Radio Nacional vient de remercier sans ménagement sur le site Internet de Página/12.
Ajout du 19 février 2016 :
regarder l'interview vidéo de Ana Gerschenson, la directrice exécutive de Radio Nacional, dans Conversaciones de La Nación. Ses propos sonnent juste.
(1) Ces cessations de contrat sans
avertissement s'expliquent, selon les nouveaux dirigeants, par le
fait que les contrats n'ont pas été établis dans les règles, ce
qui les rend nuls en droit et entraîne de ce fait l'absence de
formalités à respecter pour les rompre, puisqu'on ne rompt pas ce
qui n'existe pas... En droit, l'analyse est difficilement
contestable. Sur le plan humain, c'est une autre affaire. Cependant,
en Argentine, le préavis de licenciement n'est pas prévu par la
loi. Les gens se retrouvent sans travail du jour au lendemain. Dans
le cas présent, en prime, ils ont du mal à se rendre sur leur ancien lieu de travail pour récupérer leurs
affaires personnelles tant on a peur d'une occupation illégale des lieux une fois qu'ils ont un pied dedans.