Ce
sera le nouveau spectacle et le prochain disque (le troisième)
de l'Orchestre National de Jazz, ici, en France. Un répertoire
de Astor Piazzolla, revu et corrigé par des musiciens
européens, avec des arrangements du Nord-Américain Gil
Goldstein, qui a travaillé avec tout ce que le jazz des
Etats-Unis compte de grandes pointures (et zéro pointé
de musiciens de tango).
Comme
souvent avec les Européens, qui étudient le compositeur
argentin comme ils étudient Mozart, Chopin, Richard Strauss ou
Stravinsky, c'est un Piazzolla déraciné, détaché
de son contexte tanguero argentin, vaguement exotique (ah, le
bandonéon !) qu'annonce le service de presse de la formation
française sur son site Internet (mais Piazzolla y survivra).
Certes,
on y mentionne bien Carlos Gardel (qui est loin d'avoir été
le musicien le plus influent sur Piazzolla) et Alberto Ginastera (un
compositeur classique auprès duquel il prit quelques leçons
après son retour en Argentine en 1955), mais ils ne nous sont
présentés que comme des "ombres"
qui "se mêlent
à l'univers"
de Piazzolla (1). Pas un mot sur les grands musiciens de tango qui
l'influencèrent puissamment et qui s'appellent Pedro Maffia,
Pedro Laurenz, Osvaldo Pugliese, Aníbal Troilo, Julio De Caro,
Elviro Vardaro ou Orlando Goñi... Pas un mot non plus sur
Horacio Ferrer, le poète dont les œuvres (Balada para un loco
notamment) (2) sont pourtant présentes dans le nouveau disque
et dont la collaboration, dans les années 70, a été
si importante pour l'évolution de l'esthétique du
Maestro.
Bref
du Piazzolla sans doute détanguisé et étatsunifié
(3) par un orchestre français de grand talent (4), sous la
direction musicale de Daniel Yvinec.
On
nous annonce un "portrait
audacieux" (5) de
Piazzolla et un "voyage
détonnant et fascinant".
Logo de l'ONJ (extrait de son site Internet)
L'Orchestre
National de Jazz présentera ce nouveau répertoire à
Paris, au théâtre de la Gaité Lyrique, 3 bis rue
Papin, dans le 3ème arrondissement, la semaine prochaine, les
24 et 25 octobre 2012, à 20h.
Réservations
au guichet du théâtre ou en ligne, sur son site
Internet.
Prix
des places : 20 € en plein tarif (16 € pour les adhérents).
Pour
aller plus loin :
visiter
le site Internet de la Gaité Lyrique (qui reprend mot à
mot le texte de présentation du site de l'ONJ)
écouter
la musique de Piazzolla, par Piazzolla, sur Todo Tango,
l'encyclopédie tanguera en ligne de Buenos Aires.
La
fille de Piazzolla, décédée il y a deux ans,
avait écrit et publié sur son père une
biographie très aimante et rudement bien informée, aux
Editions Corregidor à Buenos Aires. Le livre a été
traduit en français : Astor, Diana Piazzolla, traduction
Françoise Thanas, édtions Atlantica, 2002.
(1)
Typiquement une de ces formules toute faites qui s'appliquent à
peu près tout et n'importe quoi. La langue de bois insidieuse
des communicants sachant communiquer envahit peu à peu le
secteur de la culture, les théâtres, les festivals, les
orchestres, les maisons d'édition, bientôt les musées
eux-mêmes, à l'imitation des entreprises à but
lucratif. Quelle misère que cette standardisation qui gagne
des territoires dont on pourrait espérer qu'ils se défendent
bec et ongles pour y échapper et préserver leur
originalité et leur authenticité.
(2)
J'ai traduit Balada para un loco dans Barrio de Tango, recueil
bilingue de tangos argentins, ed. du Jasmin, mai 2010, p 316
(3)
Et pourtant, en soi, l'étatsunification de Piazzolla, ça
peut se tenir car Piazzolla, qui avait passé une bonne partie
de son enfance à New York, a été profondément
marqué par l'esthétique de cette ville en tout domaine,
y compris bien sûr en musique. Mais justement il n'est devenu
lui-même que lorsqu'il a réussi à dépasser
sa fascination pour la musique new-yorkaise et est parvenu, percé
à nu par le professeur de composition Nadia Boulanger, à
Paris, à assumer et se réapproprier son héritage
argentin. Ce serait donc un contresens de le ramener de cette
manière-là à New York, en tournant le dos à
Buenos Aires ! Or c'est ce que la présentation écrite
laisse entendre. Il me reste un doute, car ces textes pourraient
n'être pas fidèles à la démarche
artistique de Daniel Yvinec. Mais en ce cas, pourquoi laisse-t-il ce
service de communication lui attribuer une attitude aussi ordinaire
et banale ?
(4)
Le talent de cette formation ne souffre aucune contestation. Ce qui
m'agace profondément dans ce type d'affaire, c'est l'ignorance
de la musique argentine (et en général de toute la
culture de ce pays et de ce continent) que cultivent, avec une bonne
conscience confondante, tant de musiciens européens et qu'ils
dissimulent ensuite, toujours dans une parfaite bonne foi, sous des
flots de faux sens et de contresens avec lesquels ils se bâtissent
des théories fantaisistes qui séduisent un public aussi
ignorant qu'eux au lieu de lui ouvrir des horizons nouveaux et aussi
authentiques que la plus authentique tradition du jazz
nord-américain, bien mieux connue, elle, en revanche. Et
pourtant, c'est si simple d'aller sur place, à Buenos Aires, à
Mar del Plata, pour étudier sérieusement ce qu'il faut
étudier, en se mettant en cheville avec Fernando Suárez
Paz, pour citer un nom comme au hasard, pour la composante tango de
l'œuvre piazzollienne et
avec Daniel Pipi Piazzolla, le petit-fils, pour citer un autre nom
tout autant au hasard, pour le jazz aujourd'hui en Argentine, étant
bien certain que le seul ancrage de cet orchestre dans sa propre
tradition jazz et la solide formation de ses musiciens pour lesquels
les différentes écoles du genre n'ont plus de secret
auraient suffi à donner au répertoire choisi cette
couleur jazzy qui circule bien réellement dans la musique de
Piazzolla, comme y circulent aussi les influences de la musique
classique et de la comédie musicale de Broadway. Partir
travailler à Buenos Aires aurait coûté nettement
moins cher que le voyage à New-York, le résultat serait
vraiment sorti des sentiers battus et les musiciens auraient fait une
expérience musicale tout aussi féconde que celle de New
York mais autrement plus originale et inattendue.
(5)
Audacieux, il faut y croire !