A la
lecture des journaux uruguayens, ce qui frappe ce matin, c'est
l'absence de jugement de valeur, de liesse et d'envolée
polémique sur les unes alors que le Sénat vient
d'approuver, par 17 voix sur 31, une loi qui permettra aux femmes
d'avorter dans la limite de 12 semaines d'aménorrhée, aux frais de
l'Etat, et au terme d'un accompagnement social et psychologique. Le
projet de loi avait été voté par la Chambre des
Députés le 25 septembre dernier.Aussitôt le
résultat sénatorial officiel, le président
Mujica a annoncé qu'il ne mettrait pas de veto à cette
loi, qui faisait partie depuis longtemps du programme de gouvernement
du Frente Amplio, la vaste coalition de gauche dont il est issu.
En
novembre 2008, son prédécesseur, le président
Tabaré Vázquez, médecin oncologue lui-même
issu du Frente Amplio, s'était opposé à la mise
en oeuvre d'une première loi sur ce thème, déclenchant
un tohu-bohu politique au sein de son parti, qui avait néanmoins
voulu par la suite le voir tenter de se représenter, alors que
la Constitution interdit deux mandats successifs à la tête
de l'Etat (voir mon article du 3 novembre 2008 sur ce veto
présidentiel).
La
société uruguayenne reste profondément divisée
sur cette question. Ces unes toutes retenues et ce vote à majorité si étroite en font foi, comme le choix très
surprenant de cette photo de militants catholiques plongés dans leurs prières alors qu'ils assistent à la séance et l'absence d'images des militants de la dépénalisation, qu'on avait montré il y a quatre ans, et qui ont manifesté bruyamment leur joie au moment où le président du Sénat, qui est aussi le vice-président du pays, a énoncé le résultat.
Un
certain nombre de groupes de pression exigent maintenant que la loi
soit présentée au peuple sous la forme d'un référendum
avant d'être sanctionnée par le pouvoir exécutif,
qui soutient qu'il s'agit là d'un progrès social
incontestable puisqu'il mettra fin à une cause de mortalité
féminine, une des constatations tragiques qui avaient conduit les pays
d'Europe atlantique à dépénaliser l'avortement
les uns derrière les autres dans les années 70 et 80.
Le
gouvernement uruguayen affirme avoir fait former à ces
interventions à risque deux mille personnels de santé,
médecins et infirmiers, pour que le système hospitalier
soit en mesure de réagir en toute sécurité pour
les femmes lorsque la loi entrera en vigueur. Le corps médical
et les auxiliaires de santé n'en restent pas moins très
partagés sur cette pratique et il y a fort à parier que
l'opposition de conscience d'un bon nombre de ces professionnels
rendra cette loi inopérante dans un certain nombre de zones du
pays, probablement et comme toujours celles qui sont déjà
les moins bien pourvues en tout.
A
noter aussi que tout le monde parle bien d'avortement et que presque
personne ne parle la langue de bois du politiquement correct, avec cette palanquée de termes délibérément insipides, comme nous en avons pris l'habitude en Europe et en français, avec ce sigle d'IVG qui technicise l'intervention et en neutralise la
dimension morale et psychique comme on le fait pour de nombreuses autres réalités qui nous dérangent, tant nous avons de
mal à vivre la tolérance que nous portons pourtant en
écharpe ("non voyant" pour "aveugle", "mal entendant" pour "sourd" et
le pire de tous, "personne à verticalité contrariée" pour "nain", qu'on avait déjà transformé en "personne de petite taille", et je passe sur les "techniciens de
surface" et les "SDF").
Avec
ce vote, l'Uruguay devient le 145ème pays au monde à
autoriser l'avortement et le second en Amérique
latine, puisque le premier qui l'ait fait et c'est très
particulier, c'est Cuba.
Dans
l'Amérique latine démocratique, l'Uruguay vient de
transgresser, pour la seconde fois, un véritable tabou qui
reste très fort, en sachant que cette fois-ci il n'y aura pas
de filet de sécurité (1) et cela se voit dans la presse
de ce jour...
Pour
aller plus loin :
En
Uruguay (chaque journal consacre plusieurs articles à la
nouvelle. Je n'ai retenu ici que l'article que je considère
comme principal).
lire
l'article de El País
lire
l'article de La Red 21 (ex-La República – par facilité
pour les recherches, je garde le même mot-clé pour le
bloc Pour chercher, para buscar, to search)
En
Argentine :
lire
l'article de Página/12 (lui aussi fait profil bas, ce qui est
pour le moins inattendu dans les colonnes de ce quotidien plutôt
très favorable à ce genre de réformes)
lire
l'article de La Nación (très hostile à toute loi
de ce type, et qui classe le Guyana et le Costa-Rica parmi les pays
qui autorisent l'avortement)
(1)
Tout se passe comme si, en son temps, le veto annoncé à
l'avance par Tabaré Vázquez avait permis aux militants
de tous poils de s'affronter verbalement et violemment, affranchis
qu'ils étaient tous de s'interroger sur de nombreux points
bien réels puisque, de toute manière, rien ne se
concrétiserait cette fois-là (puisque la loi, même
votée, ne serait pas appliquée, faute d'une signature
présidentielle et ministérielle). Autant de questions
qui aujourd'hui se rappellent à tous avec leur lot de
difficultés de tous ordres (techniques, réglementaires,
économiques, éthiques, déontologiques,
démocratiques). Il y a quatre ans, on a fait un tour de piste
pour s'échauffer. Cette année, plus personne ne rigole,
la chose est devenue très sérieuse.