Depuis quelques années, c'est à un véritable retour aux sources de la culture portègne qu'on assiste à Buenos Aires avec ces reprises du théâtre populaire qu'est le sainete porteño. Il y a quelques mois, je vous parlais de cette réédition d'une partie de l'oeuvre du dramaturge, Alberto Vacarezza (1), qui fut aussi l'un des auteurs du répertoire du tango (voir mon article du 28 décembre 2009). Cet été, Susana Rinaldi tenait la vedette d'une reprise de El Patio de la Morocha, de Cátulo Castillo (voir mon article du 4 février 2011). Un peu plus tôt encore, un directeur de théâtre avait lancé un cycle de sainete au Centre Culturel Marco del Ponts (voir mon article du 9 mars 2009).
Cette fois-ci, c'est un metteur en scène, qui est aussi acteur, marionnettiste et lui-même dramaturge, Santiago Doria, qui reprend au prestigieux Teatro Cervantes, le grand théâtre national argentin, un classique d'entre les classiques, El Conventillo de la Paloma, entendez "Le taudis de la Colombe" (2), une pièce qui fit si bien date qu'elle eut sa représentation en forme de mural de céramique dans une station de métro du centre de Buenos Aires (l'oeuvre a malheureusement été fortement dégradée, au point qu'en août dernier, elle était méconnaissable, tout comme le sont les représentations murales similaires de la Révolution Française sur les quais de la station aérienne du métro Bastille, au grand dam des Parisiens, des banlieusards et des touristes !).
Dans cette mise en scène actuelle, El Conventilllo de la Paloma a remporté un grand succès l'année dernière dans un théâtre privé : 17 000 spectateurs entre octobre et décembre 2010. La reprise au Cervantes est donc la consécration d'un succès populaire.
La pièce est jouée comme le spectacle complet qu'elle était à sa création, en 1929, avec des acteurs qui chantent et qui dansent (elle fut créée entre autres par Tito Lusiardo et Libertad Lamarque). Les chorégraphies sont signées Juan Carlos Copes, le créateur du tango de scène (3) dans les années 60, lorsque le tango était au plus bas, et sa fille Johana Copes y fait deux apparitions.
A l'occasion de cette reprise, Página/12 est allé interviewer le metteur en scène d'une part et l'une des filles de l'auteur d'autre part. Quelques extraits, en version bilingue bien entendu :
“Quisimos realizar un espectáculo entrañable que, además de ser capaz de entretener, nos acercara a las raíces de nuestro teatro. Y podemos decir que cumplimos”
Santiago Doria, cité par Página/12
Nous avons voulu réaliser un spectacle que les gens aiment et qui, en plus d'être capable de les divertir, nous rapprocherait des racines de notre théâtre. Et nous pouvons dire que nous avons réussi.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
“Al sainete le sigue el grotesco criollo –explica el director–, un estilo de obra que deja atrás el patio del conventillo para adentrarse en sus habitaciones y en temas menos festivos. Hay que ver que, un año antes de El conventillo..., ya Discépolo había estrenado Stéfano.” Según apunta, el estreno de este sainete tuvo lugar “cuando Buenos Aires iba transformándose. El mundo que aparece en esta obra ya estaba diluyéndose para dar paso a otra realidad. Por eso, Vacarezza aclara que la acción transcurre en la Buenos Aires de ayer”.
Página/12
Le saintete porteño a fait place après lui au grostesque criollo, explique le metteur en scène, un style d'oeuvre qui laisse derrière lui la cour du conventillo pour entrer chez les gens et dans des thèmes moins drôles (4). Il faut voir que, un an avant El Conventillo, déjà [Armando] Discépolo avait créé Stéfano. Comme il le signale, la création de ce sainete a eu lieu quand Buenos Aires allait se transformer. Le monde qui apparaît dans cette oeuvre était déjà en train de se dissoudre pour faire place à une autre réalité. Pour cela, Vacarezza explique que l'action se passe dans la Buenos Aires d'hier.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
“Es cierto que el público tiene reacciones ingenuas, como sucedía con el antiguo radioteatro”, confirma el director, para quien el tema de la inmigración aún tiene gran aceptación en el público actual: “Es que la clase media argentina tiene ese origen. Si bien el sueño de hacer la América para muchos quedó en la nada, otros tantos fundaron familias y pudieron darles a sus hijos lo que ellos no tuvieron”.
Página/12
Il est sûr que le public a des réactions très simples, comme cela se passait avec le vieux théâtre radiophonique, confirme le metteur en scène, pour qui le thème de l'immigration tient encore une grande place dans le coeur du public actuel. C'est que la classe moyenne argentine est de cette origine-là. Si le rêve de faire fortune en Amérique est tombé à l'eau pour beaucoup, tant d'autres ont fondé des familles et ont pu donner à leurs enfants ce qu'eux n'avaient pas eu.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
– ¿Actores más jóvenes no hubiesen sabido interpretar a los personajes de Vacarezza?
– Es que no tienen modelos. Yo les dije desde un principio a los actores que convoqué: miren que somos el último eslabón que queda para pasarles el sainete a los jóvenes. Las nuevas generaciones no pueden hacer estos personajes porque no tienen a quien imitar. En las calles ya no se encuentran, como en los tiempos de la inmigración, ni italianos, ni gallegos o turcos. ¿De dónde copiar su forma de hablar, su modo de ser? Los actores elegidos, en cambio, tienen referencias del sainete. Cada uno fue buscando un formato y un color para su personaje, pero siendo fieles a un mismo pentagrama.
Página/12
- Des acteurs plus jeunes n'auraient pas su interprété les personnages de Vacarezza ?
- C'est qu'ils n'ont pas de modèles. J'ai dit dès le début aux acteurs que j'ai retenus : regardez ! Nous sommes le dernier maillont qu'il reste pour transmettre le sainete aux jeunes (5). Les nouvelles générations ne peuvent jouer ses personnages parce qu'elles n'ont personne à imiter. Dans la rue, on ne rencontre plus, comme au temps de l'immigration, ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Arabes (6). Où iraient-ils copier leur manière de parler, leur façon d'être ? Les acteurs qui ont été choisis, en revanche, ont des références pour le sainete. Chacun est allé chercher un format et une couleur pour son personnage mais en étant fidèles à la même portée musicale.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
– ¿Por qué sostiene que un autor como Vacarezza es un punto de partida en la dramaturgia local?
– Precisamente porque el sainete criollo fue el antecedente del grotesco, y éste es un género que está en la base de todos nuestros grandes autores, hasta los actuales. Creo que El conventillo... es una pieza fundacional del teatro argentino, porque es allí donde están las fuentes de nuestra escena.
Página/12
- Pourquoi soutenez-vous qu'un auteur comme Vacarezza est un point de départ pour l'écriture dramatique d'ici ?
- Justement parce que le sainete criollo a été le prédécesseur du grosteque et que c'est là un genre qui constitue les fondements sur lesquels ont écrit tous nos grands auteurs, jusqu'à ceux d'aujourd'hui. Je crois que El conventillo est une pièce fondatrice du théâtre argentin, parce que c'est là que se trouvent les sources de notre répertoire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Le spectacle se donne du jeudi au samedi à 21h et le dimanche à 20h, dans la grande salle du Teatro Cervantes.
Pour aller plus loin :
(1) Alberto Vaccarrezza fut en particulier l'auteur de Padre Nuestro (Notre Père), un tango extrait d'un sainete de 1923, qui fait partie de mon anthologie parue en mai de l'année dernière, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, éditions du Jasmin, p 113.
(2) Un conventillo (comprenez littéralement "petit couvent") est un ensemble de logements situés dans un même bâtiment qui abritent des personnes très pauvres. Dans la période de la grande immigration, entre 1880 et 1930, le conventillo était l'habitat ordinaire de l'immigrant plus ou moins nouvellement arrivé. Un habitat insalubre, humide, à loyer parfois exorbitant, issu de constructions hâtives ou de la transformation de vieilles demeures abandonnées par les patriciens dans les quartiers de Barracas ou de San Telmo, au moment ou après l'épidémie de fièvre jaune de 1871. C'est le cas par exemple du Viejo Hotel à San Telmo, où le musicien Néstor Tomassini a son studio de travail, qui semble bien avoir été abandonné au début de l'épidémie, sans doute dès janvier, qui servit d'hôpital puis dès la montée en puissance de l'immigration de conventillo. Aujourd'hui restauré, il abrite un restaurant touristique et des studios d'artistes et d'auto-entrepreneurs. En 1871, les familles riches avaient fui le danger, abandonnant derrière eux leurs biens immobiliers, et s'étaient réfugiées dans les quartiers nord réputés plus sains, exempts des miasmes dont on croyait encore que provenait cette terrible maladie, alors mortelle mais simplement transmise par un moustique. C'est toute cette histoire complexe qui explique que le conventillo fasse encore aujourd'hui partie intégrante de la sociologie de la ville, où ils existent encore à La Boca, à Villa Soldati, à Mataderos... Il est très présent dans le sainete porteño et dans le tango, notamment les oeuvres de Celedonio Flores et de Enrique Santos Discépolo, parce que sainete porteño et tango décrivent précisément la vie quotidienne du peuple et souvent sur la même scène (le sainete a inclus beaucoup de tangos, notamment ceux qu'interprétent les chanteuses Lucrecia Merico, Valeria Shapira et leur accompagnateur, dans ce spectacle dont je vous parle souvent et qui s'intitule Las Minas del Tango reo, voir mes articles sur le sujet).
(3) Avant Juan Carlos Copes, le tango dansé sur scène était beaucoup moins acrobatique qu'aujourd'hui et il était dansé par les acteurs-chanteurs et non pas par des danseurs professionnels exclusivement danseurs, comme c'est le cas de Copes et de sa fille. On avait donc quelque chose qui devait ressembler en bien des points aux spectacles montés par Alfredo Arias et en tournée en France actuellement, avec, en particulier, Sandra Guida et Alejandra Radano (voir mes articles à ce sujet).
(4) Le saintete parle essentiellement des questions du vivre ensemble des immigrants, vivre ensemble visible et perceptible dans le patio de la grande maison partagée par tous. Un des berceaux du tango, soit dit en passant, bien plus historique que l'éternel cliché (archi-faux) du tango soit disant né dans les bordels. Le grotesque criollo était lui aussi un genre de théâtre social. Il fut inventé par Armando Discépolo, le frère aîné de Enrique Santos. Il fait plus de place à la manière ont un individu en particulier va faire face à la situation. Il y a un héros qui se détache alors que le sainete parle d'un groupe.
(5) Cette question de la transmission est cruciale pour la culture populaire en Argentine. Entre 1955 et 1983, tout a été fait par les pouvoirs publics pour briser cette transmission et cette rupture, qui fut assez efficace, se fait lourdement ressentir dans le monde du tango, comme je tente de le faire toucher du doigt aux participants à mes rencontres littéraires. Il se fait sentir aussi dans tout le reste de la vie artistique populaire : cinéma, télévision, folklore, fileteado. C'est aussi cette rupture qui explique en partie la corruption du tango en un produit touristique et commercial qui a pris la place de l'authenticité, dans une partie importante du public notamment à l'étranger sans que celui-ci puisse être bien conscient de cette corruption, ce qui est beaucoup moins le cas de son cousin des Etats-Unis, le jazz, par exemple, dont l'image, y compris commerciale, est beaucoup plus fidèle à la tradition. En revanche, le flamenco, autre cousin, a subi une corruption similaire, du fait lui aussi d'une autre dictature, celle de Franco, qui avait besoin d'en faire un produit touristique en le vidant de toute sa dimension sociale et donc politiquement subversive.
(6) Gallegos : au sens premier Galiciens, mais en Argentine le terme désignent indistinctement tous les Espagnols. Turcos : il s'agit en Argentine non pas des Turcs mais des Arabes qui fuyaient l'Empire ottoman en plein déclin mais toujours maître des pays de la rive est de la Méditerranée. Les Turcos sont donc essentiellement des Libanais, des Syriens et des Palestiniens (d'avant la création de l'Etat d'Israël), très majoritairement des chrétiens qui fuyaient l'islamisation grandissante de l'Empire ottoman. Carlos Menem, l'ancien président de la République en froid avec la justice de son pays, est surnommé régulièrement El Turquito, car descendant d'immigrants qui étaient des chrétiens de Damas.