El Patio de la Morocha est une pièce de théâtre de Cátulo Castillo, de ces pièces simples que l'on appelle sainete porteño, avec chant et musique intégrés dans une intrigue populaire. Initialement, il s'agissait d'un film de Manuel Romero, en 1951, d'après un tango de Mariano Mores (musique) et Cátulo Castillo (letra), lui-même fils d'un des auteurs du genre dans les années 1920, José González Castillo. En 1952, sous le même titre, Aníbal Troilo, dit Pichuco, et Cátulo Castillo unirent leurs talents pour composer une pièce en deux actes portant le même titre et intégrant le tango de Mores, que la chanteuse Virginia Luque interprétait avec tant de succès dans le film et en concert.
L'intrigue est une histoire d'amour doublé d'une satyre des moeurs politiques corrompues traditionnelles de la droite argentine. Au moment de la création, l'oeuvre dénonçait les manigances des anti-péronistes. On était au début du deuxième mandat de Juan Domingo Perón et la pièce resta à l'affiche à peu près aussi longtemps qu'il put se maintenir au pouvoir avant d'être renversé par un coup d'Etat commandité par les Etats-Unis en septembre 1955 (après une première tentative en juin de la même année). Une jeune fille, qui se prénomme -et ce n'est pas un hasard- Argentina, est obligée par son père, politicien véreux de toute petite envergure, d'épouser un barbon italien, alors qu'elle aime un jeune militant syndicaliste. Ou le prétexte d'une intrigue de Molière et de tous les auteurs dramatiques français, espagnols et italiens des 17ème et 18ème siècles, à la sauce locale. Le politicien s'allie à un flic tout aussi peu vertueux que lui pour fonder un parti politique suivant la ligne traditionnelle, machiste et cynique, à laquelle s'opposait le projet politique des époux Perón (1), non sans succès d'ailleurs. Au second acte, le temps a passé, Argentina est désormais veuve, elle est la mère d'un bébé tandis que son amoureux d'antan est devenu un poivrot qui fréquente claques et bastringues. Le happy end de Molière le cède ici à la désespérance du tango des années 20 et 30, qui constatait le triste sort du pays et de ses habitants, essentiellement des immigrants, par la faute d'une élite corrompue (malgré la présence au Gouvernement, précisément dans ces années-là, d'un parti démocratique, l'UCR, qui tentait de remettre de l'ordre dans le pays).
Au-delà de l'intention politique, pertinente mais un peu simpliste, l'intrigue est un support pour morceaux de bravoure, mêlant la parodie politique, à la danse, au chant et à la vis comica des acteurs, dans un spectacle complet qui, en Argentine, est né à partir du cirque (el circo criollo).
Le spectacle se tient non pas à Buenos Aires mais dans sa banlieue, à Vicente López, sous un chapiteau, planté esquina Laprida y Bartolomé Cruz, le soir, du mardi au dimanche, à 21h (le Cirque du Soleil, actuellement à Vienne, s'y est produit pendant l'été). L'orchestre, qui fut initialement le Cuarteto Troilo-Grela, est aujourd'hui celui du Maestro Juan Carlos Cuacci et Susana Rinaldi tient dans le spectacle un rôle rapporté, qui n'existe pas dans la pièce originale. Elle n'a en effet plus l'âge du rôle-titre (la Morocha, Argentina Verdiales, la belle brune, cette jeune fille mariée de force contre ses sentiments). Elle a refusé aussi le rôle de la mère, qui parle cocoliche, un mélange entre espagnol et italien qui était très répandu parmi les immigrants entre 1880 et 1930. Or La Tana, qui parle parfaitement de nombreuses langues, dont l'italien, se sent très mal à l'aise avec ce sabir si particulier. Bien entendu, avec ce personnage rapporté, l'allégorie de La Mémoire, qui rappelle le contexte des années 1920 et 1930, les grandes années du sainete, elle est la vedette d'un spectacle, dont elle pense que les Argentins de ce siècle devraient se réapproprier le genre pour parler des réalités qu'ils vivent aujourd'hui.
Avant d'être une chanteuse, Susana Rinaldi a été comédienne. Elle n'est venue à la chanson qu'après un bon bout de carrière sur les planches où elle rencontrait le succès, pour un concours auquel on l'avait supplié de participer et qu'elle ne gagna pas. Mais elle reçut néanmoins une petite carte de Cátulo Castillo (1906-1975). Il lui disait toute la confiance qu'il avait en son talent de chanteuse et lui promettait un bel avenir dans ce métier. La suite de l'histoire a prouvé qu'il n'avait pas vraiment tort (2). C'est donc un peu un retour aux sources pour l'une des plus grandes chanteuses actuelles, qui fut aussi en 1976 la créatrice du tango que Eladía Blázquez (3) composa en hommage au Maestro Castillo qui venait de mourir (4) et que vous pouvez écouter en cliquant sur le lien, dans l'enregistrement qu'en fit Susana Rinaldi, disponible sur le site encyclopédique argentin Todo Tango.
Pour elle, c'est donc un retour aux sources que cette pièce de théâtre. A cette occasion, elle a donné plusieurs interviews, dont une, très longue, très développée, à Página/12 mardi dernier, une interview très intéressante où elle développe les thématiques centrales de l'heure, notamment la réappropriation de la mémoire nationale sur tous les plans, en particulier dans l'enseignement d'une histoire critique (au lieu d'un rabachage d'idées toutes faites), les traditions artistiques de toute sorte où la transmission fait beaucoup défaut dans ce trou noir de l'histoire nationale que furent les années 60 et 70 (5), et une autre, plus éclatée, plus anecdotique, plus brève, dans Clarín, le même jour.
Pour elle, c'est donc un retour aux sources que cette pièce de théâtre. A cette occasion, elle a donné plusieurs interviews, dont une, très longue, très développée, à Página/12 mardi dernier, une interview très intéressante où elle développe les thématiques centrales de l'heure, notamment la réappropriation de la mémoire nationale sur tous les plans, en particulier dans l'enseignement d'une histoire critique (au lieu d'un rabachage d'idées toutes faites), les traditions artistiques de toute sorte où la transmission fait beaucoup défaut dans ce trou noir de l'histoire nationale que furent les années 60 et 70 (5), et une autre, plus éclatée, plus anecdotique, plus brève, dans Clarín, le même jour.
Pour en savoir plus (en français) sur Susana Rinaldi, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus. A travers le mot-clé théâtre, vous accéderez aussi à l'ensemble des articles que j'ai consacrés à cet art dans Barrio de Tango.
Pour aller plus loin :
lire l'interview de Página/12 (du 1er février)
lire l'article de Clarín (du 1er février aussi)
lire l'article de La Nación (du 27 janvier)
lire la dépêche de l'agence Telam (du 3 février)
(1) Sans être pour autant eux-mêmes exempts de tout vice. Mais ils ont largement contribué à développer les droits sociaux et civiques des femmes et des travailleurs les plus modestes, ouvriers et journaliers agricoles, en s'inscrivant sur l'autre axe de l'histoire argentine, celui engagé par Juan Manuel de Rosas, entre 1835 et 1952, et repris par les présidents radicaux entre 1916 et 1930, Yrigoyen et Alvear (à ne pas confondre avec le plus connu des maires de Buenos Aires, celui qui fit percer la Avenida de Mayo et transforma profondément le quartier de Monserrat pour le faire ressembler à une ville qui tient de Paris, de Londres et de Milan, dans le plus pur style européanisant de la droite argentine). Sur les grandes dates de l'histoire argentine, voir mon article intitulé Vademecum historique et dont le raccourci se trouve dans la Colonne de droite, dans la partie médiane, dans la rubrique Petites Chronologies.
(2) Au chapitre des bonnes intuitions, Cátulo Castillo avait aussi su flairer le talent d'un jeune poète montevidéen en 1967, auteur d'un petit recueil intitulé Romancero Canyengue, dont il écrivit la préface. Ce poète s'appelle Horacio Ferrer. En août 2009, lors du festival, il y eut un hommage (mutuel) de Buenos Aires à Horacio Ferrer, monté par Gabriel Soria au Teatro Avenida. Susana Rinaldi y participa pour lire l'intégralité de cette préface, ce qui n'était pas prévu, avant de se lancer a capella dans une magnifique interprétation de La última grela, un des poèmes du Romancero Canyengue, mis en musique par Astor Piazzolla par la suite. Voir à ce propos mon article du 14 septembre 2009 sur cette splendide soirée de clôture festivalière (c'est la photo de cette lecture que j'ai choisie comme illustration de l'article rédigé à Buenos Aires à chaud, le 23 août 2009).
(3) A mon sens, A Cátulo Castillo n'est pas le plus grand chef d'oeuvre de Eladia Blázquez mais les circonstances lui donnent ce plus d'émotion qui lui aura manqué pour devenir un morceau plusieurs fois enregistré par différents artistes. Par la suite, Eladia Blázquez a développé un talent qui en fait la plus importante letrista de l'histoire du tango, une histoire qui jusqu'à aujourd'hui compte tout de même très peu de femmes créatrices. On en voit apparaître aujourd'hui, comme Marcela Bublik par exemple mais elles restent l'exception dans un monde encore très majoritairement masculin.
(4) La même année que Troilo, décédé le 18 mai 1975, alors que Cátulo Castillo s'est éteint le 19 octobre.
(5) Cette récupération de la mémoire et de l'identité nationale, c'est une bonne partie du combat des deux ONG phares que sont Madres de Plaza de Mayo et Abuelas de Plaza de Mayo. C'était aussi l'un des enjeux fondamentaux des célébrations du Bicentenaire l'année dernière. C'est aussi la raison d'être du travail d'archéologie et d'histoire musicale conduit par des gens aussi différents que Ignacio Varchausky avec son association Tangovía, Juan Carlos Cáceres avec son dialogue permanent avec la mémoire noire du tango et du jazz, Horacio Ferrer et le Conservatoire Argentino Galván ou le Proyecto Bicentenario à la Academia Nacional del Tango...