mercredi 15 septembre 2010

A la demande d’amis portègnes [Actu]

Plusieurs amis à Buenos Aires m’ont pressé de rendre publiques, dans les colonnes de ce blog, les raisons pour lesquelles, cette année, je me suis installée, toute seule, dans un appartement du sud de Monserrat, presque déjà dans San Telmo, dans la rue Bolivar, au lieu de retourner là où je m’installais tous les mois d’août depuis 2007, dans la partie sud de Almagro, à quelques cuadras de l’avenue Rivadavia.

En effet, m’ont-ils dit, "tu dois dénoncer les mauvaises pratiques du tourisme. Sinon, les gens vont continuer à aller là-bas et ils vont croire que tout est comme ça à Buenos Aires". Or c’est faux, bien sûr : à Buenos Aires, on trouve aussi des gens qui, au lieu d’exploiter la vache à lait de touriste étranger, traitent leurs clients avec le respect et la cordialité dus à des hôtes. Ainsi donc, je vais faire une entorse (apparente) à mon code de déontologie, qui est ne pas parler de ce que je n’aime pas dans ces colonnes. Cette règle, je l’avais établie dans le but de ne pas nuire aux artistes dont le travail ne m’enthousiasmerait pas. Si, dans ce blog, je me donne pour objectif de vous faire aimer le tango, Buenos Aires, l’Argentine, c’est avec passion et sincérité qu’il faut parler. Sinon, jamais l’enthousiasme ne pourra être contagieux. Inutile de mentir, cela se sentirait. Quant à dire du mal, fût-il mérité par des artistes sans talent, ce serait ici une pratique détestable. Mieux vaut la réserver aux critiques de presse dont c’est le métier. Et ce n’est pas le mien.

Dans le cas présent, il s’agit donc de défendre Buenos Aires de tout le mal que des aigrefins peuvent lui faire par des pratiques commerciales douteuses, voire franchement contestables. Dimanche, à la Fête de l’Huma, sur le stand des Editions du Jasmin où je dédicaçais mon livre, j’ai pu discuter avec un couple monté de Marseille qui m’a confié son projet de partir en Argentine, à la découverte du tango et du reste. Je leur ai demandé quel genre de voyage ils envisageaient. Et lui m’a répondu qu’ils comptaient faire toute une virée à l’intérieur du pays en évitant soigneusement Buenos Aires, qu’il se représentait comme un monstrueux piège à touristes. Cette perception catastrophique et injuste de cette ville au charme fou m’a débarrassée des derniers scrupules qui me restaient et elle a achevé de me convaincre du bien-fondé de la demande que m’avaient faite mes amis portègnes. Oui, il faut dénoncer ce qui fait du tort à cette ville, à ses habitants, au tango lui-même et ne pas le passer sous silence.

Ainsi y a-t-il à Buenos Aires, dans le quartier de Almagro, dans la rue 33 Orientales, dans la 4ème cuadra (entendez dans les 400 premiers mètres en partant de l’avenue Rivadavia et en marchant vers le sud), ce que les Français appellent une Casa de Tango, expression totalement inconnue des Portègnes dans cette acception tout au moins (Casa de Tango est le nom d’une fondation, conçue par Osvaldo Pugliese, et située aujourd’hui dans la rue Guardia Vieja, à Almagro, elle aussi). Pour les Argentins, ce type d’établissement est un hostel. Vous y louez une chambre sans autre service (pas de petit-déjeuner ni de repas préparé comme dans un hôtel, vous faites vous-mêmes vos courses, votre cuisine et votre vaisselle en partageant avec les autres clients les équipements communs, cuisines, salles de bain, télévision, ordinateur, patio…). L’hostel en question est situé dans une grande maison particulière et il est exploité, hélas, par un Français. Qui ne vous accueille pas à votre arrivée (c’est une des trois femmes de ménage qui s’en charge et pas toujours la plus aimable). Qui ne vous salue jamais lorsqu’il vous croise dans les couloirs. Qui ne s’enquiert pas non plus de votre santé, encore moins de votre confort. Qui met à la disposition de ses clients un ordinateur fabriqué sous la Revolución de Mayo et dont la cohabitation avec le haut débit et le Wi-Fi est pour le moins orageuse, surtout avec un clavier de configuration espagnole aux touches effacées, sans souris ni prise USB. Qui organise un samedi par mois, à partir de 11h et jusqu’à 17h au moins, un asado pour une dizaine de ses copains (très bruyants, les copains) sans jamais inviter les clients, dont la plupart sont rentrés de leur folle nuit de milonga vers 6h du matin et qui apprécient assez peu le ramdam des convives dans le patio alors qu’ils essayent de dormir (et qu’ils n’ont pas non plus été prévenus la veille de la survenue de la petite fête du patron). Et je ne vous parle pas des odeurs de viande rôtie et de tripaille sur feu de quebracho quand ils émergent de leur mauvaise nuit, vers 15h, pour prendre le petit-déjeuner. Qui rapatrie dans sa cuisine privée les ustensiles neufs que les rares hôtes un peu généreux achètent au Coto du coin pour remplacer la poêle rouillée, le saladier trop petit ou les assiettes ébréchées. Qui attire avec cette aimable stratégie une majorité de clients qui lui ressemblent et qui ont aussi le culot de rouspéter : mal élevés, prétentieux, ignares, profiteurs, sans aucun sens du bien-vivre en collectivité. Sans parler du professeur de tango qui habite la maison et qui est à la danse ce qu’Assurancetourix est à la musique. Je me souviens de vols dans le frigo, d’une bouteille d’huile d’olive qu’un couple venait d’entamer et qu’il n’a pas pu retrouver le lendemain, d’une tasse de café sale abandonnée pendant des jours entiers près de l’ordinateur, d’un bandonéoniste scandinave qui jouait faux et imposait à tout le monde depuis sa chambre un massacre quotidien et appliqué de Troilo et de Piazzolla, d’une prétendue diva qui se faisait passer pour auteur-compositeur de tango mais savait à peine aligner à l’oral deux phrases en espagnol.

Pourtant, la maison était idéalement placée, au cœur du quartier qu’avait habité el último payador, José Betinotti (1878-1915), à trois cuadras d’une des plus belles églises de Buenos Aires (San Carlos), dans une rue peu passante, donc calme, tout près d’une station de métro et dans une zone très commerçante, dont les boutiques et les supermarchés m’ont fourni mes observations de prix des deux premiers articles sur le Panier de la Ménagère (pour en savoir plus, consulter l’article sur le Panier de 2008 et sur le Panier de 2009. J’éditerai prochainement le Panier 2010). J’ai donc longtemps hésité à me résoudre à quitter ce lieu, malgré tous ces inconvénients. Pourtant je n’avais plus guère envie que mon argent, honnêtement gagné, emplisse les poches de ce bonhomme antipathique mais il y avait là une très gentille femme de ménage. Une femme, courageuse et bosseuse comme pas une, douce et pleine de sollicitude pour les "touristes", une femme de ménage qui était l’âme de la maison. Avec un mari gentil comme tout, avec lequel j’ai aussi pu avoir des conversations très éclairantes. Des gens du peuple, des gens du sud… Comme ceux que décrit Pino Solanas dans Vuelvo al Sur (su buena gente, su dignidad…). Là-bas, à Buenos Aires, j’ai entendu dire qu’elle aurait été mise à la porte, il y a quelques semaines. Faut-il ne rien comprendre à rien pour congédier une perle comme celle-là ! Les plus fidèles clients, c’était pour elle qu’ils venaient et qu’ils revenaient d’année en année. Ces clients qui auraient pu rapporter à cet alojamiento tanguero (1) d’autres clients de qualité et qui s’en garderont bien désormais… Que San Cayetano fasse qu’elle trouve ailleurs un autre travail, où elle sera mieux payée et considérée à sa juste valeur…

Cette casa de tango est recommandée dans un guide francophone de Buenos Aires à l’usage des danseurs de tango (c’est d’ailleurs en le consultant que j’ai connu l’existence de cet hostel vers juin 2007, lorsque j’ai préparé en toute hâte mon tout premier voyage là-bas). Un guide très bien fait, au demeurant. Facile à lire. Plutôt complet et qui a su éviter la plupart des pièges touristiques. Edité par LP, à Montpellier. Mon conseil est tout simple : prenez une règle et un stylo rouge, aller à la page 14 de ce guide et raturez cette adresse. Par respect humain et pour que ce monsieur garde une chance d’adopter une conduite commerciale plus digne sans perdre la face, je ne vous donnerai ni l’adresse exacte ni le nom de son établissement (vous en savez bien assez comme ça si vous savez lire), ni le titre du guide (au reste, il n’y en a pas 150 sur le marché à l’heure actuelle).

(1) L’expression en fait baver de la colle aux francophones pas très au fait du sens de l’adjectif tanguero mais à Buenos Aires, elle ne veut strictement rien dire.