Manzi, la vida en orsai (Manzi, la vie partie dans le décor), est une comédie musicale, avec
trois musiciens en scène, proposée par le Teatro La
Comedia, Rodríguez Peña 1062, depuis vendredi dernier,
3 mai 2013, anniversaire de la mort du grand poète Homero
Manzi (1907-1951) (1).
L'idée est née lorsque la
metteur en scène, Betty Gambartes, a appris que le comédien
Jorge Suárez savait chanter. Elle lui a donc donné le
rôle du poète et associé à la chanteuse Julia Calvo,
pour être sa partenaire dans cette biographie revue et corrigée
d'un séducteur impénitent. Jeune homme, Manzi traînait
tous les cœurs après lui, il en a fait des chansons plus tard
(dont Barrio de Tango, Esquinas porteñas, Manoblanca, Mi taza
de café, Milonga sentimental, Milonga triste...).Marié,
il s'est perdu dans un amour adultère avec la chanteuse Nelly
Omar et sa vie s'est achevée dans un drame déchirant
d'amours contradictoires dont Nelly Omar reste encore blessée
(si on l'écoute en parler aujourd'hui à plus de cent
ans). C'est elle qui lui a inspiré ce chef d'œuvre qu'est
Malena (2). Manzi, la vida en orsai, repasse cette histoire d'amour
ainsi que les deux fortes amitiés que le poète eut avec
Aníbal Troilo, son presque frère (le compositeur de
Barrio de Tango et de Sur), et le poète-compositeur Cátulo
Castillo, son ami d'adolescence, qui lui succéda à la
présidence de la Sadaic (la société des auteurs
et compositeurs argentins).
Représentations les vendredis à
21h, le samedi à 20h et 22h30 et le dimanche à 20h.
Página/12 ajoute qu'il y aura aussi des représentations
le jeudi à 21h (vérifier auprès du théâtre
dont depuis hier je ne parviens pas à ouvrir le site
Internet).
Prix des places à partir de 170
$.
Hier, Página/12 publiait une
interview des artistes du spectacle. Elle me donne envie d'aller voir
le spectacle, sans être tout à fait sûre toutefois
de sa qualité. Je trouve le ton des artistes parfois un peu
suffisant, mais ça ne veut rien dire car les Argentins peuvent
jouer sur une certaine prétention à prendre au 28e
degré. C'est donc difficile à percevoir à
travers une interview écrite et sans pouvoir visionner aucun
extrait du spectacle.
Extraits.
“Manzi nos regaló una
identidad. En su preocupación de la búsqueda de lo
argentino, configuró una idiosincrasia, una forma de pensar y
de sentir. Manzi vive en una búsqueda del pasado, en rememorar
lo perdido, y nos regala un espacio donde cada uno puede encontrar su
propio arrabal, su propia luna, su propio patio. Es uno de los poetas
más grandes de la canción ciudadana, que logra evocar
en cada uno de nosotros un espacio propio. En sus letras nos pinta
ese lugar en el que nos reconocemos y del que podemos apropiarnos
para evocar nuestros propios sueños”, reflexiona la
directora en diálogo con Página/12.
Betty Gambartes, citée par
Página/12
Manzi nous a offert une identité
(3). Dans son souci de chercher ce qui est proprement argentin, il a
formé une façon de sentir particulière, une
manière de penser et de ressentir les choses. Manzi vit dans
une quête du passé, en remémorant ce qui est
perdu, et nous offre un espace où chacun peut trouver son
propre faubourg, sa propre lune, son propre patio (4). C'est l'un des
plus grands poètes de la chanson citadine, qui réussit
à évoquer en chacun de nous un espace personnel. Dans
ses textes, il nous dépeint ce lieu-là dans lequel nous
nous reconnaissons et que nous pouvons nous approprier pour évoquer
nos propres rêves, commente la metteur en scène en
parlant à Página/12.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Qué aspectos de Manzi
ilumina la obra?
Jorge Suárez: –Por un
lado, el romance oculto con Nelly Omar, un romance prohibido,
tortuoso, porque estaban los dos casados cuando se conocieron. Ella
se separó y él no. El no pudo dejar a su mujer: ése
es uno de los grandes nudos de la obra. Mantuvo con Nelly una
relación de siete años hasta que él se enfermó
de cáncer y ella lo visitaba por las noches en el hospital.
Manzi amaba a Nelly, no a su mujer, y toda la biografía indica
que le escribió varios tangos: “Malena”, “Ninguna”,
“Solamente ella”, “Fuimos”. Por otro lado, su vida política:
Homero estuvo muy inserto en la raíz del radicalismo. En un
momento de la obra él dice: “Estuve luchando veinte años
para que el radicalismo haga lo que ahora está haciendo
Perón”. Y finalmente lo expulsaron del radicalismo. El
ansiaba una cultura popular, para todos, una cultura con identidad
propia, con los ojos hacia adentro y no mirando siempre para afuera.
Y lo que sobrevuela en el espectáculo es su mundo poético.
Página/12
- Quels aspects de Manzi éclairent la pièce ?
Jorge Suárez : d'un côté,
l'histoire d'amour caché avec Nelly Omar, une histoire
interdite, tortueuse, parce qu'ils étaient mariés tous
les deux lorsqu'ils se sont connus. Elle a quitté son mari,
lui est resté avec sa femme. Lui n'a pas pu quitter sa femme :
c'est là un des grands nœuds de la pièce. Il a
maintenu avec Nelly une relation de sept ans jusqu'au moment où
il a eu ce cancer et elle lui rendait visite nuitamment à
l'hôpital (5). Manzi aimait Nelly, pas sa femme (6) et toute la
biographie indique qu'il a écrit pour elle plusieurs tangos :
Malena, Ninguna, Solamente ella, Fuimos (7). D'un autre côté,
sa vie politique : Homero a été très intégré
dans la racine du radicalisme. A un moment, dans la pièce, il
dit : J'ai lutté vingt ans pour que le radicalisme fasse ce
que Perón est en train de faire. Et pour finir, il s'est fait
exclure du radicalisme (8). Il aspirait à une culture
populaire,pour tous, une culture qui ait une identité à
soi, avec le regard vers l'intérieur et qui ne regarderait pas
toujours vers l'étranger (9). Et ce qui surnage dans le
spectacle, c'est son univers poétique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Qué tratamiento le
dan a lo musical?
Betty Gambartes: –El teatro
musical, tal como lo entendemos, da muchísimo trabajo porque
cada situación tiene un episodio musical. Los tangos no están
tratados como canciones, sino como parte del relato. Esto requiere de
parte de los actores una forma de cantar muy particular al
interpretar desde el personaje y desde la situación. Es lo que
le pasa a Julia: muchos de los tangos los ha cantado siempre, pero
acá lo hace desde otro lugar, desde su composición de
Nelly Omar. Y además, cuando los personajes no cantan, también
hay música en escena con el trío. Es un entramado de
música que sostiene siempre la acción y que es como un
pulso que cae milimétricamente.
Julia Calvo: –Para este
espectáculo tuve que salirme del eje que conocía.
“Milonga del 900”, “Gota de lluvia”, “Fuimos”, “Parece
mentira” o “Tal vez será su voz” son tangos que conozco
muchísimo, pero aquí empezamos a encararlos desde las
escenas, desde lo dramático, desde lo que estamos contando. Y
apareció otra forma: soy yo componiendo un personaje que canta
en ciertos momentos. Siento que estoy haciendo algo totalmente nuevo
con los mismos tangos que canté siempre.
Página/12
- Comment avez-vous traité la comédie musicale ?
Betty Gambartes : Le théâtre
musical comme nous l'entendons, c'est beaucoup de travail parce que
chaque situation a son épisode musical. Les tangos ne sont pas
traités comme des chansons mais comme une partie du récit
(10). Cela demande de la part des acteurs une façon de chanter
très particulière en les interprétant dans la
peau du personnage et dans la situation. C'est ce qui se passe pour
Julia : beaucoup des tangos, elle les a toujours chantés, mais
ici elle le fait dans un autre contexte, avec la composition qu'elle
fait de Nelly Omar. Qui plus est, quand les personnages ne chantent
pas, il y a encore la musique sur la scène avec le trio. C'est
une trame de musique qui soutient toujours l'action et qui est comme
un battement de pouls qui tombe d'une manière millimétrique.
Julia Calvo : Pour ce spectacle, il a
fallu que je sorte de l'axe que je connaissais. Milonga del 900, Gota
de lluvia, Fuimos, Parece mentira ou Tal vez será su voz (11)
sont des tangos que je connais très bien mais ici, nous les envisageons d'emblée à l'intérieur des
scènes, dans le fil dramatique, avec ce que nous sommes en
train de raconter. Et une autre forme est apparue : c'est moi qui
suis en train de composer un personnage qui chante à certains
moments. Je sens que je suis en train de faire quelque chose de
complètement nouveau avec les mêmes tangos que je chante
depuis toujours.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[...]
J. S.: –Creo que es un
espectáculo para sentarse a disfrutarlo y dejar que venga
despacito. Es la primera vez que canto en escena y al comienzo estaba
muerto de miedo. Pero me siento muy acompañado por el equipo,
volví a tomar clases de canto y me juego a cantar desde el
corazón. De hecho, que Manzi cante es obviamente una licencia
que nos tomamos porque él no cantaba. El logra evocar en
nosotros nuestras propias experiencias, nuestros propios recuerdos.
Es un autor sutil que no pinta el Buenos Aires de la queja, sino en
todo caso el dolor de vivir.
Página/12
J.S. : Je crois que c'est un spectacle
où il faut s'asseoir, le savourer et laisser venir doucement.
C'est la première fois que je chante en scène et au
départ, j'étais mort de peur. Mais je me sens bien
entouré par l'équipe, j'ai repris des cours de chant et
je me suis jeté à l'eau en chantant avec le cœur. De
fait, que Manzi chante est évidemment une licence que nous
prenons parce que lui ne chantait pas. Il réussit à
évoquer en nous nos propres expériences, nos propres
souvenirs. C'est un auteur subtil qui dépeint sinon le Buenos
Aires de la complainte, en tout cas la douleur de vivre (12).
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Pour aller plus loin :
(1) On doit à Homero Manzi de
grands classiques du tango, au premier rang desquels Barrio de Tango,
Sur, Malena, Milonga sentimental, pour ne citer que ceux-là
qui font partie des 23 letras de lui que j'ai traduites dans Barrio
de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Editions du Jasmin).
(2) "Malena canta el tango como ninguna.
Malena tiene voz de bandoneón..."
(3) En effet, ce fut une des idées
phares de Homero Manzi que de travailler à la mise en forme de
cette identité culturelle argentine. D'autres grands artistes
ont participé à cette quête très
consciente qui nous rappelle par bien des traits la politique
culturelle d'un Louis XIV en France : des gens comme le peintre
Benito Quinquela Martín, l'écrivain-penseur Jorge Luis
Borges, l'intellectuelle Victoria Ocampo, le journaliste et essayiste
Raúl Scalabrini Ortiz entre autres.
(4) La lune, la nuit, le faubourg, le
patio, la remise et le parc à bestiaux sont des grands topos
littéraires dans l'œuvre de Homero Manzi.
(5) De qui tiennent-ils cette
information ? D'une des quelques interviews de Nelly Omar sans doute
car ils nient l'amour entre les époux. L'autre source est la
biographie du poète écrite par l'historien Horacio
Salas, où cette relation se montre beaucoup plus complexe (et
techniquement très bien documentée) mais qu'ils ne
semblent pas avoir consultée.
(6) Pour autant qu'on le sache, ceci
est faux. Manzi aimait sa femme (même si Nelly Omar a eu
quelques paroles qui pourraient laisser imaginer le contraire) et
c'est même là le cœur du drame qu'a vécu Manzi.
S'il n'avait pas aimé sa femme, il l'aurait sans doute
quittée. Or il l'aimait au point d'avoir adoptée ces
deux filles, nées d'une union précédente
(probablement illégitime, sans quoi les fillettes n'auraient
pas pris le nom du mari de leur mère, elles auraient conservé
celui de leur défunt père). Nelly Omar elle-même
est restée muette sur son histoire secrète avec lui
jusqu'en 1994, date du décès de Doña Casilda Iñiguez.
(7) traduit dans Barrio de Tango,
ouvrage cité, p 214.
(8) Raccourci historique qui laisse
bien apparaître l'approximation dans les connaissances
historiques des gens du commun en Argentine... Le radicalisme en
question est en fait la Unión Cívica Radical (UCR), le plus
vieux parti moderne de l'Argentine, fondée en 1891 par Leandro
Alem et son neveu, Hipólito Yrigoyen. Inutile de vous dire que
Homero Manzi, né en 1907, n'y est pour rien. L'exclusion de
Manzi de l'UCR a eu lieu sous le gouvernement du GOU (1943-1946)
parce qu'il soutenait Perón, qui proposait une politique
nationale active et avait pris l'initiative contre les gouvernements
de la Década Infame des années 1930. Manzi travaillait
à faire une forme d'union sacrée entre le courant
péroniste et les radicaux. A sa mort, en 1951, les députés
et sénateurs radicaux refusèrent de se joindre à
la minute de silence de leurs assemblées respectives. Ils
furent les seuls à ne pas se joindre au deuil général
que cette disparition suscita non seulement à Buenos Aires
mais plus largement dans le pays. On le leur reproche encore
aujourd'hui.
(9) Eternelle dialectique argentine
entre une culture autochtone, qui vient du peuple, et la culture des
élites qui est, encore à ce jour, une copie de la
culture européenne, avec depuis cinquante ans une bonne dose
d'imitation des Etats-Unis (la côte Est surtout). Par
définition, cette culture copie ne pourra jamais devenir une
culture nationale. Toutefois, beaucoup de militants de la culture
populaire nationale éprouvent beaucoup de difficultés à
la défendre face aux étrangers et s'étonnent que
nous puissions nous y intéresser, nous dont il croit que la
culture est supérieure à la leur (ce qui est aberrant :
il n'y a pas de hiérarchie entre les cultures nationales). Cet
écartèlement, le général José de San
Martín (1778-1850) l'avait lui-même très bien
identifiée et il l'a combattu sur place pendant tout le temps
qu'il a vécu en Amérique et il a continué, sous
d'autres formes, lorsqu'il est venu vivre en Europe (d'abord à
Londres, puis à Bruxelles et enfin à Paris).
(10) En général, ce genre
d'utilisation des chansons est assez périlleux. Cela apparaît
souvent comme une bonne idée sur le papier mais sur scène
par la suite, cela sonne faux, forcé et artificiel. Les
chansons individuelles sont des œuvres qui ont en elles-mêmes
leur propre conclusion, elles ne sont pas conçues comme des
airs d'opéra, d'opérette ou de comédie musicale.
Quand je lis ça, je vois s'allumer un feu clignotant à
l'orange.
(11) Grave erreur historique : ce tango
(publié en version bilingue dans Barrio de Tango, ouvrage
cité) s'intitule Tal será mi alcohol (Si ça se
trouve, c'est la bouteille), un titre interdit pendant la
terrible censure des années 1943-1949, qu'une partie du magistère catholique et
différents courants de droite avaient obtenue du GOU (groupe
d'officiers unis) qui, après le putsch du 6 juin 1943, avait mis en place un gouvernement de quasi-union nationale pour éviter l'entrée en guerre de
l'Argentine sous la pression de plus en plus forte des Etats-Unis et,
un peu moins, du Royaume-Uni (investisseur industriel et partenaire
commercial historique de l'Argentine). En 1949, trois ans après
son élection triomphale (46% des voix au premier tour), Perón s'était politiquement assez affermi pour lever cette censure au
risque de se brouiller avec le courant conservateur catholique. Ce
tango, qui parle d'un homme qui s'enivre régulièrement
pour oublier le deuil de son amour, dût changer de titre
pendant la censure sous prétexte de ne pas encourager
l'alcoolisme qui faisait des ravages dans les couches populaires.
Pour la même raison, il était interdit de parler de
prostitution, d'adultère, de jeux (qui étaient alors
tous clandestins), de drogue, de suicide, etc... L'enseignement de
l'histoire étant très défectueux en Argentine,
comme je l'ai souligné dans ce blog à plusieurs
occasions au fil de l'actualité, un nombre considérable
d'Argentins ignorent aujourd'hui encore l'ampleur, parfois même
l'existence, de cette censure et donnent pour authentiques des textes
adultérés sous la contrainte et des titres frelatés.
C'est le cas ici.
(12) C'est un peu étrange de
faire de Homero Manzi une sorte de romantique attardé. Cette
interprétation sentimentaliste me paraît assez éloignée
du poète que j'ai traduit et du portrait de l'homme que m'en a
fait son fils, le Maestro Acho Manzi.