mercredi 13 août 2025

Un suspect de meurtre poursuivi malgré la prescription : le parquet contourne l’obstacle [Actu]

Le jeune disparu dans une photo parue dans la presse en 1984


C’est un fait divers qui tient en haleine l’opinion publique argentine depuis le 20 mai dernier, lorsque des ouvriers du bâtiment sont tombés sur des ossements humains sous un bric-à-brac invraisemblable dans un petit jardin où ils faisaient des travaux pour construire un mur mitoyen entre deux parcelles, à Coghlan, un quartier excentré de Buenos Aires. Cette découverte macabre avait tout de suite retenu l’attention des médias parce qu’elle s’est produite là où avait vécu un temps un chanteur très populaire, décédé il y a quelques années. Or dès les premières constatations des techniciens de l’identité judiciaire, Gustavo Cerrati, c’est son nom, avait été exonéré de tout soupçon car le corps était bien trop ancien pour correspondre au séjour du musicien à cette adresse. Très vite aussi, l’enquête a pu établir que ces ossements appartenaient à un homme jeune qui avait été tué à l’arme blanche, ce dont le médecin légiste a retrouvé la preuve sur une côte.

La semaine dernière, en faisant un rapprochement ADN, la justice a enfin pu mettre un nom sur cette victime : Diego Fernández Lima (ci-dessus). Au moment de sa mort, c’était un adolescent sans histoire de 16 ans. Il pratiquait le foot dans un club local et il aimait les motos comme tant et tant de ses semblables.

Clarín en parle en Une, à droite, au milieu de la colonne
avec photo du suspect au premier plan
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

Il y a 41 ans, peu après le retour à la démocratie, Diego a disparu du jour au lendemain, le 26 juillet 1984 dans l’après-midi. Avant de sortir, il a demandé l’argent du bus à sa mère, il l’a embrassée et il n’est jamais revenu. Pendant de nombreuses années, ses parents ont remué ciel et terre, en vain, pour convaincre le commissariat local d’entamer des recherches : pour les policiers, l’adolescent avait rejoint une petite copine et allait bien, un jour ou l’autre, rentrer de son escapade amoureuse.

Après tant d’années, ce meurtre est maintenant prescrit. Aucun auteur présumé ne pourra jamais comparaître dans un tribunal et encore moins être condamné pour cet homicide. La maman de Diego, toujours en vie, et le reste de la famille étaient donc destinés à ne jamais savoir ce qu’il lui était arrivé, pourquoi il avait été poignardé et pourquoi on avait tenté de démembrer son corps avant de l’ensevelir sous 60 cm de terre dans un jardin privé, à proximité d’un arbre, dans un quartier ordinaire, pas très loin de chez eux. Pourtant, presque aussitôt connu le nom de la victime, un suspect a été identifié. C’est un homme qui aurait l’âge de Diego si celui-ci était encore de ce monde. Il vit toujours à proximité des mêmes lieux et s’occupe en bon fils de sa vieille maman, veuve et plus ou moins dépendante, qui habite toujours la même maison qu’en 1984. Cet homme était un camarade de classe de Diego, tous deux fréquentaient le même lycée professionnel qui a changé d’adresse depuis et il n’y a guère de doute que c’est chez lui que l’adolescent se rendait lorsqu’il a disparu.

Or cet homme, Cristián G. (la presse argentine donne son nom complet), a eu de bien curieuses réactions au moment de l’horrible découverte à deux pas de chez sa mère. Au jeune maçon qui venait de découvrir le squelette, il a aussitôt avancé avec assurance des explications sur leur présence à cet endroit improbable, peut-être pour le dissuader d’appeler la police. Intrigué par cette attitude, le jeune artisan, qui a dû avoir la peur de sa vie en découvrant les restes humains, a fini par rapporter ces propos à la police. De la part d’un voisin qui vient d’apprendre une nouvelle aussi traumatisante, un homme d’apparence pateline mais qui avait déjà fait beaucoup de bruit, il y a quelques années, lorsque d’autres travaux avaient percé une conduite d’eau municipale presque au même endroit et qui avait aussi exigé du chantier en cours -et d’un ton pas commode- qu’on ne touche pas à « cet arbre » parce qu’il était, paraît-il, très vieux, l’exposition aussi rapide d’explications toute prêtes au premier venu a également paru bizarre au commissariat local.

A la Une de La Nación, l'article est annoncé
de même à droite, au centre de la colonne
En photo, un scandale hospitalier :
des personnes ont trouvé la mort
après l'injection de phentanyl adulteré
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

Selon ce que Cristián G. a raconté au jeune maçon, le corps aurait pu reposer là depuis le 19e siècle puisqu’à cet endroit, il y avait, dans les dernières décennies du siècle, une communauté religieuse qui aurait enterré ses morts dans le jardin autour de la chapelle ou dans la chapelle elle-même. A moins que ces restes humains n’aient été apportés là, sans que personne ne s’en soit alors aperçu (ce qui aurait déjà en soi été suspect), dans de la terre qu’il s’était fait livrer naguère pour réaliser des travaux de terrassement dans le jardin en vue d’y installer une piscine ! Or à Buenos Aires et dans ses environs, on n’a plus enterré personne ni dans les églises, ni dans les chapelles ni dans les jardins des couvents ou des monastères à partir de 1822, quand une loi a rendu obligatoire l’inhumation dans les cimetières publics dont le premier venait d’être ouvert à Recoleta, là où, le 4 août 1823, a été inhumée « l’épouse et l’amie du Général San Martín » à l’entrée du cimetière (c’est une des tombes les plus anciennes et les plus sobres, celle de « Remedios de Escalada, esposa y amiga del General San Martín ») et où reposent aujourd’hui plusieurs présidents argentins des 19e et 20e siècles, ainsi que Evita Perón après que son corps embaumé avait été retiré du siège social de la CGT où il était exposé comme une relique depuis 1952 et avait voyagé clandestinement à travers le monde pour éviter qu’il tombe entre les mains des anti-péronistes alors au pouvoir à Buenos Aires.

Ces explications données par Cristián G. étaient d’autant plus invraisemblables que le squelette, bien qu’incomplet, se présentait dans la disposition anatomique, ce qui fait immédiatement penser à l’inhumation d’un individu unique, analyse renforcée par la présence de vêtements et d’objets à proximité du corps ou en contact avec lui : des restes d’un jean et d’une chaussure, une cravate, identique à celle de l’uniforme porté par les élèves de ce lycée technique dans les années 1980, ainsi qu’une montre-calculette de marque Casio facile à dater et surtout totalement inconnue au 19e siècle. La cravate et la montre ont même pu être identifiées.

Par empathie envers la famille Fernández Lima en état de choc après ces tragiques révélations au bout d’une si longue attente et saisi de vertige devant l’injustice manifeste provoquée, dans ces circonstances si particulières, par une légitime prescription (20 ans), le procureur a cherché une voie pour contourner l’obstacle légal et il en a trouvé une. Il vient de demander au juge d’instruction l’inculpation de Cristián G. pour entrave aggravée à la justice constituée par ses mensonges, ses fausses pistes visant à égarer les enquêteurs et ses tentatives pour soustraire les preuves d’un crime. Sur le plan pénal, l’inculpé risque six ans de prison, une peine beaucoup plus légère que celle qu’il aurait encourue pour meurtre, peine qui aurait de toute façon été réduite pour cause de minorité au moment de la commission des faits. Cependant, outre la lumière crue qu’elle jette sur l’individu, dont le visage apparaît partout dans les médias, et le soupçon qui, en s’emparant d’une bonne partie de son entourage, risque de ruiner très vite sa vie sociale, cette mise en cause judiciaire permet de relancer, indirectement, la recherche de la vérité sur l’homicide lui-même.

En remontant très haut dans le temps, le juge d’instruction devrait pouvoir interroger le suspect et ses proches encore en vie sur l’enchaînement des faits ayant abouti à la présence d’un corps à cet endroit et, ce faisant, il pourra peut-être tirer au clair le pourquoi du comment du silence assourdissant de la famille G. (un père aujourd’hui décédé, une mère, une fille et ce fils) lorsque, soutenus par le club de foot local et désespérés au point d’en appeler à la presse, les parents d’un camarade de classe de Cristián cherchaient Diego partout et sans relâche. Diego, cet ado de la classe de leur fils et frère qui partageait la passion de celui-ci pour les motos.

Lorsque pour la dernière fois, Diego a été vu dans la rue par un de ses copains le jour de sa disparition, il marchait en effet vers la maison de son camarade de lycée.

© Denise Anne Clavilier


Pour aller plus loin :