vendredi 11 mars 2011

Un bandoneón de pie, ou l'hommage du poète Luis Alposta à Astor Piazzolla [Troesma]

En ce jour où l'Argentine célèbre les 90 ans de la naissance du Maestro Astor Piazzolla (voir mon article du 9 mars 2011 sur le concert prévu ce soir à Caballito), le poète Luis Alposta, que les lecteurs de Barrio de Tango (le livre et le blog) connaissent bien (1), rend hommage au compositeur et bandonéoniste avec ce poème, qu'il m'a fait l'amitié et l'honneur de m'envoyer il y a environ un mois et que je m'en vais vous traduire, comme à mon ordinaire (2) :

Un bandoneón de pie

“Nadia Boulanger me hizo estudiar durante 18 meses
que me sirvieron como si hubieran sido 18 años.
Ella me enseñó a creer en .Ástor Piazzolla,
en que mi música no era tan mala como yo creía.
Yo pensaba que era una basura porque tocaba tangos en un cabaret
y resulta que yo tenía una cosa que se llama estilo.
Sentí una especie de liberación del tanguero vergonzante que era yo.
Me liberé de golpe y dije: -Bueno, tendré que seguir con esta música, entonces.”

Un bandonéon debout

Nadia Boulanger (3) m'a fait étudier pendant 18 mois
qui m'ont été aussi utiles que s'ils avaient été 18 années.
C'est elle qui m'a appris à croire en Astor Piazzolla,
à croire que ma musique n'était pas aussi mauvaise que je le croyais.
Moi je pensais que c'était à mettre au rebut parce que je jouais du tango dans un cabaret
et il s'avérait que j'avais quelque chose qui s'appelle un style.
J'ai ressenti une espèce de libération du tanguero honteux que j'étais alors.
J'ai été libéré d'un seul coup et j'ai dit : "Bon, il va falloir que je continue avec cette musique-là, alors".
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Innovador
revolucionario…
arreglos atrevidos…
timbres poco habituales…
exabruptos de armonía disonante…
¡Y qué decir del ritmo!
¡Y de la melodía!
(Luis Alposta)

Novateur
revolutionnaire...
Arrangements hardis...
Timbres peu habituels...
ex-abruptos d'harmonie dissonnante...
et que dire du rythme !
Et de la mélodie !
(Traduction Denise Anne Clavilier)

El octeto…
el quinteto..
y el sexteto…
Las sinfónicas…
el solista…
¡Y un bandoneón de pie!
(Luis Alposta)

L'Octuor
le Quintette
et le Sextuor (4)
Les orchestres symphoniques...
le soliste
et un bandonéon debout ! (5)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Fue con Adiós Nonino
y Decarísimo…
y la Muerte del Ángel…
¡Y muchísimos más!
(Luis Alposta)

Ce fut avec Adiós Nonino,
et Decarísimo...
et la Muerte del Ángel... (6)
et tant et tant d'autres !
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Del Jazz - Tango
al Bandoneón sinfónico.
El Philarmonic Hall de Nueva York.
“Música contemporánea
de la ciudad de Buenos Aires”
Un modo de llamarla
que le ha quedado chico.
(Luis Alposta)

Du Jazz-Tango
au Bandonéon symphonique.
Le Hall Philarmonique de New Yorg.
"Musique contemporaine
de la Ville de Buenos Aires" (7)
Une façon de la désigner
qui l'a habillée un peu trop court.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Hace ya mucho tiempo
que es ¡el tango en el mundo!
¡Y es Piazzolla!
Luis Alposta
3 février 2011

Cela fait maintenant bien longtemps
qu'il est le Tango dans le monde entier !
Et c'est Piazzolla !
(Traduction Denise Anne Clavilier)

(1) Luis Alposta est l'auteur de la postface de Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, que j'ai publié l'année dernière aux Editions du Jasmin et que je dédicacerai demain et après demain, au Salon du Livre de Bondues, édition 2011. Il est l'un des auteurs des chansons de Daniel Melingo mais aussi un poète avec lequel ont travaillé Edmundo Rivero et Osvaldo Pugliese. Il est l'un des 10 auteurs et poètes que je présente dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, paru dans la revue Triages, chez Tarabuste Editions, le 26 janvier 2011. Luis Alposta fait l'objet dans ce blog d'un bon nombre de publications au fil de ses interventions à la radio, en conférence, par ses publications... Pour lire ces articles, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
(2) A l'intention de Verónica, jeune lycéenne argentine en France, pleine de bonne volonté mais qui doit développer encore son sens de l'observation : si vous regardez bien dans la Colonne de droite, vous trouverez la réponse au commentaire que vous m'avez envoyé et que je n'ai pas publié parce que, pour entrer en contact avec moi, un mail serait plus efficace (je ne peux pas vous répondre par commentaire interposé). Dan la Colonne de droite, vous avez tout ce qu'il vous faut pour votre exposé (références bibliographique, adresse mail, etc.).
(3) Nadia Boulanger (1887-1979) était une pianiste et un professeur de composition français très réputé en son temps et passablement oublié aujourd'hui, à part chez les musicologues et les amateurs éclairés de musique classique. Elle a formé les plus grands compositeurs du milieu du 20ème siècle, dans tous les genres musicaux, populaires ou classiques, comme Marius Constant, Vladimir Cosma, George Geshwin, Aaron Copland, Quincy Jones, Daniel Baremboïm, Miguel Ángel Estrella, le pianiste classique argentin qui est aujourd'hui l'Ambassadeur de son pays à l'Unesco, Michel Legrand et d'autres... Elle repose au cimetière du Montparnasse à Paris.
(4) Les trois plus célèbres formations historiques de Astor Piazzolla, à partir de 1957, peu après son retour à Buenos Aires, à l'issue de ce séjour si puissant à Paris en 1955.
(5) Avant Astor Piazzolla, et c'est encore le cas de la plupart des bandonéonistes aujourd'hui, les musiciens jouaient assis. Lui préférait la position debout, malgré le poids de l'instrument (une dizaine de kilos, pour un instrument de concert). Et cette attitude, qui fut vécue comme désinvolte et hautaine par le public des années 50, a fait scandale... jusqu'à ce qu'on s'habitue et que tous les bandonéonistes solistes, à un moment ou à un autre, ne l'adoptent dans leurs propres concerts.
(6) Adiós Nonino, un tango composé par Piazzolla à la mort de son père, que tout le monde surnommait Nonino, Decarísimo, un tango composé en l'honneur du tout premier révolutionnaire du tango, Julio De Caro (1899-1980), grand violoniste et chef d'orchestre argentin qui lança le mouvement dit de La Guardia Nueva, une nouvelle génération de compositeurs de tango à l'orée des années 1920, à laquelle appartiennent Osvaldo Pugliese, Carlos Di Sarli, Aníbal Troilo, etc. La Muerte del Ángel (les titres ne se traduisent pas, mais il s'agit ici de la mort de l'ange) est aussi un des très grands classiques du répertoire de Piazzolla, des morceaux qui s'adaptent très bien à une exécution en solo de bandonéon comme à des arrangements orchestraux. Tous les trois sont des morceaux instrumentaux (même s'il existe des paroles de Eladia Blázquez, pour Adiós Nonino, mais personne en les chante). Luis Alposta a choisi à dessin des oeuvres qui n'ont qu'un seul auteur, le compositeur lui-même, sans aucun poète à ses côtés. Autre caractéristique commune de ses morceaux : ils sont beaucoup trop longs et bien trop complexes pour être dansés, donc la plupart du temps ils sont inconnus des danseurs, partout dans le monde, y compris en Argentine.
(7) Exaspéré par le rejet dont sa musique faisait l'objet de la part des musiciens traditionnels du tango qui formaient alors un petit monde étriqué et refermé sur lui-même, aigri et frileux, dans la grande crise que traversa le genre entre 1955 et la fin des années 1980, Piazzolla avait fini par abandonner le terme de tango pour désigner sa musique qu'il emmportait avec lui partout dans le monde, au porfit de cette longue (et pénible) périphrase, tombée aujourd'hui en désuétude, maintenant que tous les musiciens le vénèrent. A la décharge des musiciens de tango traditionnalistes qui le détestaient, il faut aussi dire que Piazzolla s'est toujours livré à leur endroit à toutes les provocations dont il était capable et qu'il ne leur a jamais ménagé aucune raillerie publique.