lundi 4 août 2008

Exposition photographique sur la Buenos Aires pré-tanguera [à l’affiche]

Buenos Aires, memoria antigua
Cronología fotográfica del sigle XIX: primer periodo (1850-1880)

Du vendredi 1er au dimanche 31 août, une exposition présente d’anciennes photographies de la ville de Buenos Aires alors en pleine mutation sociologique et urbanistique, au sous-sol de la Casa de la Cultura (située au débouché de l’Avenida de Mayo sur la Plaza du même nom).

Cette exposition est la première partie d’une manifestation en 3 volets qui montrera par des documents d’époque comment Buenos Aires est passée en 50 ans de la Gran Aldea (le gros village) à la mégalopole qui vit fleurir le tango à l’aube du 20ème siècle. De 1870 à 1895, soit en un quart de siècle, du fait de l’immigration européenne et, dans une moindre mesure, d’un fort exode rural, la capitale a vu croître sa population de 370%. Et ce, malgré l’épidémie de fièvre jaune qui ravagea la ville pendant l’été 1871 ( de janvier à mai), tuant 7,3% de la population.

L’exposition actuelle a été organisée par le photographe, historien et directeur d’édition Luis Priamo (né à Santa Fe, en 1941). Il est l’auteur ou l’éditeur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la photographie et sur l’histoire par la photographie.
L’exposition est ouverte tout le mois d’août, du mardi au vendredi de 14h à 20h et le week-end de 11h à 20h (entrée libre et gratuite).

La période couverte par les 3 volets (1850-1900) est une époque de leur histoire qui obsède les Portègnes. Elle ne cesse de hanter toute la vie culturelle : histoire universitaire, expositions de documents historiques ou d’art plastique, littérature... L’histoire officielle, celle transmise par les programmes scolaires définis en 1883, quand l’école est devenue obligatoire et qu’une école publique, gratuite et laïque a été mise en place (très lentement), l’histoire scolaire (comme toutes les histoires scolaires) a falsifié et lissé cette période, elle en a effacé le rôle de la population noire, elle a ignoré l’effervescence idéologique de ce vrai bouillon de culture socio-politique. Aujourd’hui, plus la démocratie s’enracine dans la société argentine, plus les historiens interrogent cette période et la distinguent des images d’Epinal qui tapissent la pensée collective (comme en France l’histoire du pays racontée aux enfants par les instituteurs de la IIIe République).
1850-1900, c’est le berceau des Argentins d’aujourd’hui, qui, selon la blague latino-américaine désormais éculée, descendent tous du bateau.

1850 - 1880 : une période charnière pour Buenos Aires.
Elle s’étend de la fin du gouvernement de Juan Manuel de Rosas (3 février 1851) à l’arrivée au pouvoir de la Generación del Ochenta en 1880 ; elle va de la défaite militaire d’un caudillo s’efforçant de développer l’indépendance économique et diplomatique de l’Argentine (ou tout au moins de la Province de Buenos Aires) et pratiquant une forme d’égalité sociale entre noirs et blancs exceptionnelle à son époque (1835-1851) à la prise du pouvoir par une oligarchie dont l’histoire se rappelle surtout la corruption, qui n’eût d’égal que le népotisme, et la reddition sans condition de l’Argentine et de sa modernisation industrielle à l’empire commercial britannique, dont les capitaux s’investirent dans le pays au bénéfice exclusif de Londres et de la coterie au pouvoir (1880-1916).

Dans la capitale, cette période a été marquée par cinq grands faits historiques :
l’adoption d’une Constitution en 1853,
l’ouverture des frontières à l’immigration européenne à partir de 1856,
la "Peste de 1871" (en fait une épidémie de fièvre jaune)
et la présidence de Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888), écrivain, scientifique, ingénieur et homme politique d’une immense probité, resté dans la mémoire collective comme la plus haute figure d’homme d’Etat après le fondateur de l’indépendance argentine, José San Martín. Sarmiento -et ce n’est pas fréquent- est une figure qui ne souffre pratiquement aucune contestation, ni à droite, ni à gauche.
Enfin, ces 30 ans virent le début de la grande vague d’immigration qui commença vers 1876 pour se tarir dans les années 1930, avec la dépression économique et le renforcement des régimes totalitaires en Europe.

Sur le plan artistique, la période est celle du premier peintre académique qui se soit intéressé à la vie du peuple, dans la campagne et dans les faubourgs, Prilidiano Pueyrredón (1835-1870), le fils d’un officier des guerres d’indépendance, formé à l’Ecole Polytechnique et à l’Ecole des Beaux Arts de Paris.
Elle voit aussi la publication des deux volumes de l’épopée rurale Martín Fierro, de José Hernández, qui est à l’Argentine et à l’Uruguay ce que Don Quijote est à l’Espagne ou Les Trois Mousquetaires à la France (El Gaucho Martín Fierro, 1872 ; La vuelta de Martín Fierro, 1879). Cette épopée héroïse un gaucho rebelle, seul contre tous dans l’immensité de la pampa, et chante une Argentine rurale, à l’opposé de la politique d’industrialisation à l’européenne qui prévaut alors à la tête de l’Etat, provoquant un début d’exode rural.
C’est la grande époque des payadores, ces poètes-improvisateurs, parfois illettrés, qui parcouraient la campagne, s’arrêtant pour la nuit de campement en campement, de hameau en hameau, de ferme en ferme, y animant, accompagnés de leur seule guitare, toute une vie culturelle faite de chansons (des milongas), de musique et de poésie improvisée à partir de la vie locale, et qui jouaient le rôle, très politique, de colporteur de nouvelles. La plupart d’entre eux était des anarchistes, fins observateurs de leurs contemporains et définitivement méfiants face à l’ordre établi. Ils sont à l’origine d’une des composantes de l’anarchisme argentin, métissage entre cette tradition des payadores et les apports théoriques européens (Bakounine et consorts) et l’une des sources de ce qui se cristallisera sous le nom de tango vers 1880, lorsque l’exode rural les implantera en grand nombre dans la ville où ils se mêleront aux immigrants piémontais et napolitains, galiciens et basques, aquitains et ashkénazes, scandinaves et polonais... Le plus grand payador dont l’histoire ait retenu le nom est un citadin de Buenos Aires, un descendant d’esclaves né à San Telmo et mort à Flores, Gabino Ezeiza (1858-1916).

C’est aussi l’époque d’un autre grand poète et penseur citadin mais qui ne mit presque jamais les pieds à Buenos Aires, que ses poèmes atteignirent néanmoins par le biais de la presse : Almafuerte, nom de plume de Pedro Bonifacio Palacios (1854-1917) dont tous les enfants d’Argentine et d’Uruguay apprennent les vers par coeur, comme de ce côté-ci de l’Océan ils apprennent ceux de Victor Hugo (1802-1885) et d’Emile Verhaeren (1855-1916)...