Avant-hier, la Présidente argentine a élevé, à titre posthume, un caudillo fédéral, le colonel Felipe Varela, au grade de général de la Nation, 142 ans après sa mort. C'est l'un de ces actes qu'elle pose de temps en temps comme une contribution personnelle et politique au révisionnisme historique, aggiornamiento de l'histoire nationale qui fermente actuellement dans le monde intellectuel argentin, au fur et à mesure que s'intensifie la vie démocratique du pays, en grande partie grâce à elle et, auparavant, à son mari depuis 2003.
Felipe Varela (1) fut un chef de guerre qui exerça son autorité et son charisme dans la région de Catamarca et plus largement dans les Provinces andines, et c'est dans cette ville du nord-ouest de l'Argentine que la Présidente est allée honorer sa mémoire. Il a vécu entre 1821 et 1870. Né à Catamarca dans une famille fortunée de propriétaires terriens (estancieros), comme la plupart des caudillos (chefs) fédéraux, il a pris les armes contre le parti unitaire qui voulait soumettre tout le territoire argentin au pouvoir portègne et ne voulait rien savoir des spécificités économiques régionales. Il fut définitivement battu en 1869 et mourut l'année suivante en exil au Chili, dans une misère noire, comme cet autre grand héros du fédéralisme argentin que fut Juan Manuel de Rosas, décédé en exil à Southampton, comme simple fermier d'un propiétaire anglais, en 1877.
Les caudillos fédéraux sont célèbres pour avoir regroupé autour d'eux des maquisards fervents et peu disciplinés, issus du peuple rural, des gauchos blancs ou noirs et des indiens, des métisses et des mulâtres, ces partisans que les villes de l'est ont baptisés monteneros (de montón, tas en français, donc ceux qui forment un tas, par opposition aux troupes régulières en uniforme et sachant marcher au pas). Dans un premier temps, jusqu'au début des années 1820, ils firent une guerre de harcèlement des plus efficaces aux troupes favorables à la colonisation espagnole, que leurs actions livraient à la disette et à un dénuement auxquels il ne fut guère possible de résister longuement, puis, l'Espagne définitivement chassée de ces pays, les montoneros fédéraux retournèrent leurs armes contre les partisans d'un Etat jacobin, centralisateur, ignorant de leurs particularismes. Ils s'opposèrent ainsi en particulier au gouvernement argentin lorsque celui-ci, avec l'aide du Brésil et des puissances européennes, déclara la guerre au Paraguay pour des revendications territoriales. La victoire alliée contre le Paraguay marqua aussi la défaite quasi-définitive de ces vieux courants fédéraux, dont le radicalisme (1891) et le péronisme plus tard (1943) ravivèrent, en le revendiquant, l'enracinement populaire et notamment rural, ce qui explique pourquoi la ville de Buenos Aires a toujours été assez défiante envers le péronisme (voir les résultats des élections locales de juillet 2011), même dans une bonne partie de ses couches populaires, ultra-urbaines.
Christina de Kirchner vient idéologiquement du péronisme des années 1970, même si elle s'est éloignée à présent du parti historique fondé par Perón, le Partido Justicialista, pour développer un programme gouvernemental modernisé, qui conserve les grands axes du péronisme (intervention économique pour une plus juste répartition de la richesse nationale, protectionisme pour ne pas laisser les Etats-Unis écraser le pays, soutien à l'industrialisation par des capitaux nationaux) et intègre dans les institutions de l'Etat le principe et la pratique des droits de l'homme, que Perón, président non aligné en pleine guerre froide, n'avait guère ménagés (2). Il est donc normal que, durant ces six années de célébration du bicentenaire de la naissance d'une Argentine indépendante, elle pose, en tant que Chef d'Etat, un certain nombre d'actes pour relever la mémoire de grands acteurs de l'histoire que les vainqueurs de la guerre civile, essentiellement les présidents Sarmiento et Mitre, au 19ème siècle, ensevelirent dans le mépris, la calomnie et l'oubli.
Pour en savoir plus :
lire le communiqué de la Casa Rosada concernant cette cérémonie (vous pouvez y regarder les 27 mn du discours enregistré en vidéo. Une excellente façon de vous familiariser avec la belle langue et la plus aboutie des rhétoriques argentines, Cristina Fernández de Kirchner est une exceptionnelle oratrice, même ses adversaires commencent à le reconnaître, c'est vous dire)
lire l'intégralité du discours, sur le site de la Casa Rosada (Palais présidentiel). Vous pourrez y constater qu'elle a été chaudement acclamée avant même d'avoir ouvert la bouche, puisque ses premiers mots ne sont pas "Bonjour" mais "Merci, merci beaucoup" !
lire l'article général de Página/12 (qui appartient à ce même courant de retour à la vérité historique débarrassée des déformations issues de la guerre civile)
lire l'article d'opinion signé par Pacho O'Donnell, historien du courant révisionniste actuel, dans Página/12
(1) A ne surtout pas confondre avec l'écrivain et journaliste profondément unitaire Florencio Varela, qui vécut lui aussi au 19ème siècle, et dont le nom a été donné à une commune et à un département de la Province de Buenos Aires.
(2) Il faut aussi reconnaître et comprendre que Perón n'aurait pas pu instituer un fonctionnement démocratique de l'Etat à cette époque-là, sans être renversé dans les mois ou les semaines qui auraient suivi. D'ailleurs aucun pays du continent n'a vécu dans la démocratie pendant la guerre froide.