vendredi 31 juillet 2020

L’étrange voyage en Europe de l’ancien président [Actu]

Hier soir, à l’aéroport international de Ezeiza, Mauricio Macri a pris un vol Air France pour Paris, avec son épouse et leur fille d’une dizaine d’années. Officiellement, ils feront leur quatorzaine en France puis se rendront à Zurich, où il est censé prendre officiellement ses fonctions de président bénévole de la Fondation FIFA, auxquelles l’a nommé son ami Gianni Infantino.


Ce voyage, qui se voulait très discret (1), intervient à un moment curieux. D’abord parce qu’en Argentine, l’épidémie fait des ravages. On a déploré hier 153 morts, ce qui est le triple de ce qu’il y avait au début du mois, et cela paraissait déjà un chiffre énorme. Pour l’ancien président, cette indifférence à la situation de son pays a de quoi suffoquer ses anciens électeurs. Ensuite parce que l’alliance politique qu’il a fondée en 2014 entre les libéraux et les radicaux (les socio-démocrates ont disparu de la circulation il y a belle lurette) semble sur le point d’exploser à cause des désaccords de ses dirigeants qui naviguent à vue (2). Enfin parce que les instructions de la justice fédérale sur des scandales politico-économiques se resserrent autour de la personne de Mauricio Macri, puisque les perquisitions et les auditions diverses et variées le mettent directement de plus en plus en cause dans diverses malversations et mauvais usages des institutions d’État pendant son mandat présidentiel de 2015 jusqu’à l’année dernière.

A gauche, certains observateurs n’hésitent pas à évoquer une fuite à l’étranger (comme on l’avait déjà suggéré à la mi-juillet lorsqu’il était allé, en avion privé, au Paraguay pour des motifs très flous à un moment où les activités de football sont empêchées par la crise sanitaire, et plus tôt encore à la fin du mois de juin lorsqu'un ancien juge l'avait imaginé sur les ondes d'une radio de gauche appartenant au groupe Octubre).
Cette analyse se trouve noir sur blanc dans les colonnes de Página/12, le quotidien du même groupe médiatique, ce qui n’est pas pour étonner. Ce qui intrigue davantage, c’est que certains journaux de droite n’ont pas l’air d’en être très loin. Bien sûr, ils ne l’écrivent pas clairement mais les explications qu’ils invoquent pour justifier ce voyage ne sont ni très convaincantes ni très convaincues. Et comme tout le monde sait que pendant longtemps la Fifa a bénéficié de certains privilèges d’extraterritorialité et en bénéficie peut-être encore, l’idée que la famille soit en train de fuir la justice argentine flotte dans l’air. En effet, à quoi sert d’aller prendre ses fonctions à la Fifa si les activités sportives sont paralysées dans tous les pays et en particulier ceux où la fondation est censée exercer sa mission ?

Il est toutefois prévu que Macri rentre en Argentine à la fin du mois d’août.

Pour aller plus loin :
Sur les difficultés rencontrées récemment par Mauricio Macri :
lire l’article de Página/12 du 28 juillet sur le retournement de Alfredo Cornejo
lire l’article de Página/12 du 29 juillet sur les revers judiciaires subis par Mauricio Macri qui avait cherché en vain à empêcher que ses téléphones fassent l’objet de perquisitions techniques, lesquelles ont révélé des messages compromettants
lire l’article de Página/12 sur son site hier soir lorsque le départ en famille de Mauricio Macri a été connu.

Ajout du 1er août 2020 :
Arrivé à Paris, Macri fait bisquer ses compatriotes en étalant la liberté que lui offre sa fortune personnelle (voyager en Europe) et conteste la légitimité des mesures prises par le gouvernement. Il parle d’un régime sanitaire français "où l’on respecte la responsabilité des gens" (ce qui n’est pas le sentiment des Français qui maudissent l'inconstance de la communication gouvernementale et le mauvais exemple donné par tant de responsables mais un homme politique argentin peut dire à peu près n’importe quoi sur ce type de sujet car ses compatriotes sont très mal informés sur ce qui se passe vraiment en Europe, entre autres parce qu’ils sont peu nombreux à maîtriser une autre langue que la leur et n'ont donc que peu d'accès à des sources d'information hors du monde hispanophone). En parlant ainsi, il ment volontairement en oubliant de mentionner que le virus circule beaucoup activement en Amérique qu'en Europe et que notre "déconfinement" actuel vient après un pic épidémique qui a fait beaucoup de morts.
Le ministère de la Justice a tenté de remettre les pendules à l’heure en écartant l’hypothèse de la fuite (ce n’est pas une affaire judiciaire) et en dénonçant le cynisme de ce voyage en pleine crise (c’est une question d’éthique) :
lire l’article de Página/12 sur la réaction ministérielle
lire l’article de La Prensa sur les déclarations de Macri à Paris
lire l’article de Clarín sur les déclarations de Mauricio Macri
lire l’article de La Nación sur le programme de Mauricio Macri à Paris où il va vivre une « quarantaine » de pacotille aux yeux des Argentins (tandis qu’à son retour au pays, il faudra qu’il ne dépasse pas le seuil de sa maison – pas question d’aller faire un petit tour au musée comme il l'envisage en France)
lire l’article de La Nación sur les déclarations du ministère, où le quotidien se contente de reprendre la dépêche de l’agence Télam.

Ajout du 2 août 2020 :
lire mon article sur les réactions en Argentine et à Paris sur Barrio de Tango. Une manifestation est organisée pour protester contre la présence à Paris de Mauricio Macri dans des circonstances aussi critiques le lundi 3 août, esplanade des Droits de l'Homme, au Trocadéro, de 18h à 20h.



(1) La famille Macri a été la dernière à passer la douane et à prendre place à bord du Boeing 787 qui effectue cette liaison.
(2) Le leader de l’UCR, le parti radical, Alfredo Cornejo, ancien gouverneur de la province de Mendoza, menait jusqu’à présent une ligne dure, à côté de Patricia Bullrich. Depuis quelques jours, il semble virer de bord et tenter de se rapprocher de Horacio Rodríguez Larreta, le principal élu favorable à une ligne de dialogue démocratique avec les élus de la majorité nationale. Que Cornejo préfère désormais Larreta à Macri semble indiquer que le règne politique de Macri est bel et bien fini. Il est vrai aussi qu’il aurait été difficile pour lui de se remettre d’une défaite aussi écrasante que celle qu’il a subie l’année dernière. Si par-dessus cela, il doit comparaître au tribunal, cela fait beaucoup pour un homme qui avait fondé toute sa campagne électorale présidentielle de 2014 sur la lutte contre la supposée corruption généralisée des péronistes.

jeudi 30 juillet 2020

La réforme de la Justice arrive enfin [Actu]

"Je cherche à faire la république dont tous parlent avec grandiloquence
mais que quelques-uns ont humiliée", dit le gros titre
En haut, les premiers résultats des perquisitions techniques
sur les moyens de communication de Mauricio Macri,
autour de qui se resserrent les instructions pénales

On attendait ce projet depuis le discours de prestation de serment le 10 décembre dernier et il faut croire que l’opposition de droite le redoutait car elle a sorti la grosse artillerie avant même que le président Alberto Fernández ait terminé son allocution de présentation.

Un projet de loi vient d’être présenté au public avant d’être envoyé au bureau du Congrès. Une présentation qui fait couler pas mal d’encre car elle s’est faite en l’absence de tout représentant de l’opposition néolibérale or Alberto Fernández a fini par nous habituer à le voir consulter tout le monde tant le mode sanitaire occupe le devant de la scène depuis le mois de mars. On aurait pu aussi s’attendre à ce que la Cour suprême soit là au grand complet et il n’en est rien. Seule la juge Elena Highton de Nolasco a fait acte de présence, pourtant elle n’est pas connue, c’est le moins qu’on puisse dire, pour ses positions de gauche et elle ne préside pas la Haute Cour. Ses quatre collègues se sont abstenus de paraître à la Casa Rosada.

"La réforme judiciaire est lancée, sans opposition
et avec seulement un membre de la Cour" dit le gros titre
au-dessus de la photo relative à un fait divers
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Dans son discours, le président a souligné le manque d’indépendance institutionnelle qui a caractérisé le pouvoir judiciaire depuis l’Indépendance et n’a fait que s’aggraver au cours des quatre dernières années (2015-2019). Mauricio Macri, son prédécesseur, en a pris pour son grade alors que les ennuis judiciaires volent en escadrille au-dessus de lui pour des affaires autrement plus graves que les scandales de corruption et d'enrichissement personnel qui pèsent sur Cristina Kirchner) (1). Conformément à ce qu’on pouvait imaginer, le président a aussi souligné les réformes de ses prédécesseurs de gauche : Raúl Alfonsín qui a lancé les procès contre les criminels de la dernière Dictature militaire, Néstor Kirchner qui a fait modifier le fonctionnement de la Cour suprême et Cristina Kirchner, aujourd’hui vice-présidente, qui s’est efforcé de moderniser les institutions judiciaires nationales.

Si ce projet est adopté, la justice fédérale va changer en Argentine : actuellement douze juges fédéraux exercent pour tout le pays. C’est très peu pour un pays d’environ 46 millions d’habitants et cela forme un trop petit monde pour éviter les ententes et les pressions partisanes entre eux. Avec cette réforme, l’Argentine comptera vingt-trois cabinets d’instruction, ce qui permettra de mieux répartir les affaires qui sont attribuées par tirage au sort, avec possibilité pour le magistrat ainsi désigné de se récuser, notamment en cas de conflit d’intérêts ou de risque de soupçon de partialité.

"Sans consensus préalable, le Président a présenté
une ample réforme judiciaire" dit le gros-tirte
au-dessus d'une photo du Salon Blanc de la Casa Rosada
où a eu lieu l'intervention présidentielle
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Une nouvelle chambre pénale va être créée par la fusion de deux circuits jusque là séparés : d’une part les crimes de sang et la délinquance crapuleuse, d’autre part la délinquance en col blanc. Ainsi les justiciables poursuivis pour des activités économiques illégales relèveront-ils d’un même code pénal. Le col blanc côtoiera ainsi les crapules de bas étage, accusés d’homicide ou d’escroquerie à la petit semaine. Visiblement, la droite néolibérale n’apprécie guère ce changement de régime ! Pourtant, il devrait permettre de traiter les malfaiteurs à égalité alors qu’aujourd’hui, les personnes poursuivis dans des affaires économiques parviennent plus facilement à s’en sortir, peut-être du fait de leurs relations mondaines, puisque de nombreux magistrats fréquentent les mêmes clubs exclusifs, les mêmes golfs, les mêmes manèges à chevaux, les mêmes rangs dans les avions des vols long courrier, les mêmes hôtels de luxe à l’étranger…

Il sera créé un Conseil de sages pour éclairer le pouvoir exécutif sur les questions relevant du juridique.

Sur la photo, on voit le président qui écoute Elena Highton
"On configure un nouveau Palais de Justice"
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En revanche, à ce stade, l’Argentine demeure dans la même philosophie juridique du droit romain qui caractérise sa tradition depuis les temps coloniaux. Le magistrat d’instruction et de jugement préside les débats, interroge et décide. Le 10 décembre, dans son discours de prise de fonction, le président avait annoncé une réforme vers le droit de tradition anglaise, où le juge se contente d’arbitrer les débats exclusivement menés par les parties en présence (parquet, parties civiles et défense).

Depuis hier soir, la presse mainstream ne cache pas son hostilité à ce projet et se lance ce matin dans de très nombreux procès d’intention contre les conseillers du président et surtout contre Cristina Kirchner dont ils supposent qu’elle est à la manœuvre. Toujours cette idée que le président en fonction n’est pas capable de prendre ses décisions seul et ne peut qu’être la marionnette d’autres acteurs. On lui avait fait le même procès à elle, prétendant que son mari gouvernait à sa place. On se demande bien dès lors pourquoi il ne s’était pas représenté après son premier mandat.

Pour aller plus loin :
lire le communiqué de la Casa Rosada, qui propose l’intégralité du discours du président, sous format de texte et de vidéo.


Ajout du 1er août 2020 :
lire cette interview de la ministre de la Justice à Página/12 où elle explique la réforme.



(1) L’ancien président est soupçonné d’avoir mis l’appareil d’État presque au complet au service des affaires de la holding familiale et de quelques associés politiques, dont certains pour des enrichissements personnels individuels. Les dossiers se multiplient. On en est à perquisitionner ses téléphones et ordinateurs, ce qui ne s’est pas encore vu avec Cristina qui a pourtant subi des perquisitions dans son appartement et dans des entreprises hôtelières qu’elle a fondées au sud du pays mais on n’a jamais saisi ses téléphones personnels. Il y a quelques semaines, Mauricio Macri a prétexté de ses fonctions de président de la Fondation de la Fifa pour se rendre au Paraguay où, de toute évidence, il n’a pas parlé foot mais semble s’être concerté avec des hommes politiques de la droite libérale et ce, en plein confinement de l’Argentine ! Le moins que l’on puisse dire est que cela a fait un beau chahut un peu partout dans la presse, y compris mainstream qui semble l’abandonner peu à peu.

Hommage à Eduardo Rovira [Troesmas]

"Eduardo Rovira, l'autre avant-gardiste"

Hier, le 29 juillet 2020, le monde du tango se souvenait du bandonéoniste et compositeur Eduardo Rovira, décédé il y a quarante ans à Mar del Plata, où il dirigeait l’ensemble symphonique de la police municipale. Un grand artiste du tango, qui, comme Astor Piazzolla mais avec moins de retentissement international, avait voulu révolutionner le genre.

Página/12 a profité de cet anniversaire pour rappeler la trajectoire de l’artiste, né à Lanús, dans la banlieue sud de Buenos Aires, le 30 avril 1925 (il avait donc quatre ans de moins que son illustre contemporain). Le quotidien en a même fait la une de ses pages culturelles.

A la même occasion, l’ensemble de tango établi à Bruxelles, Sónico, publie un album d’hommage à Rovira : Eduardo Rovira, inédito e inconcluso (inédit et interrompu). Le groupe a pris pour nom l’un des morceaux les plus emblématiques du compositeur.

Pour en savoir plus :
lire l’article de Página/12 sur Eduardo Rovira
lire l’article de Página/12 sur Sónico et son dernier album
lire l’article de La Nación sur Sónico
découvrir la musique de Eduardo Rovira sur l’encyclopédie en ligne -et en espagnol- Todo Tango.

samedi 25 juillet 2020

Un quart de siècle sans Osvaldo Pugliese [Troesmas]

Ce buste est installé sur Avenida Corrientes à Buenos Aires
à l'entrée de Villa Crespo, le quartier natal de Pugliese
Sur la plaque du Parti Communiste Argentin, on lit :
"On dit qu'il avait un pacte avec le tango,
un pacte avec le peuple,
un pacte avec la vie"

Il y a vingt-cinq ans, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, disparaissait Osvaldo Pugliese (19005-1995), l’un des grands maîtres de la Guardia Nueva, le courant moderniste et polyphonique du tango apparu dans les années 1920 sous l’impulsion de Julio de Caro (1).

Une de Clarín le 26 juillet 1995, ornée d'une caricature
signée Hermenegildo Sábat, le grand dessinateur de presse de la rédaction
En haut à droite, l'attentat du RER B à la station Saint-Michel la veille
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Grand compositeur, grand pianiste, militant communiste depuis 1936 par solidarité envers la République espagnole menacée par un coup d’État militaire soutenu par les régimes fasciste et nazi, co-fondateur du syndicat argentin des musiciens, fondateur d’un orchestre-coopérative qui portait son nom et qui a laissé son empreinte indélébile dans la musique de Buenos Aires, Osvaldo Pugliese est l’un de ces maîtres dont se réclame aujourd’hui toute une génération de musiciens, de vingt à cinquante ans, qui sont le visage contemporain du tango et qui travaillent eux aussi en coopérative pour se donner la force collective de résister à la pression du système économique dominant à cause duquel tant d’autres artistes, solistes et groupes, sont contraints à concéder des compromissions et à trahir leurs convictions artistiques pour pouvoir manger.

Le "petit musée" de doña Lidia, dans l'appartement du couple
Elle m'avait autorisée à prendre quelques photos en août 2007

Osvaldo Pugliese, c’est Recuerdo (1924) et La Yumba (1939), les deux morceaux qui caractérisent le mieux son style. Ce mélange subtil entre la virilité du rythme et la douceur de la mélodie lui permit de revitaliser, lors d’une tournée au Japon, une valse jusqu’à lui abonnée aux interprétations sirupeuses, Desde el Alma (du fond de l’âme), de Rosita Melo (qui repose non loin de lui au cimetière de La Chacarita, à Buenos Aires).
Autre caractéristique de sa musique : la finale tanguera classique à deux notes (le fameux chan chan final, traduisez « tsoin tsoin ») s’est chez lui progressivement réduite à une seule note, la première, suivie d’un presque silence qui est encore de la musique.

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Deux quotidiens lui rendent hommage ce matin : Página/12 et La Nación, qui va jusqu’à mettre son hommage en manchette au-dessus de la une.

Les deux journaux ont battu le rappel des experts et des anciens musiciens de Pugliese pour rendre compte de la profusion de l’œuvre et de la complexité du souvenir qu’il a laissé, puisque cet athée convaincu (et tolérant) est devenu San Pugliese, que de nombreux Argentins invoquent contre le mauvais sort ou la simple malchance et que la plupart des musiciens considèrent comme leur saint protecteur (2). Nombreux sont en effet les artistes à l’invoquer par trois fois avant d’entrer en scène. Et même si doña Lidia, sa veuve, en a ri lorsqu’elle a appris qu’on avait ainsi canonisé son défunt époux, c’est bel et bien elle qui a tenu à m’offrir l’une des deux images pieuses que je possède et elle m’a raconté à cette occasion des témoignages que lui avaient confiés plusieurs personnes persuadées d’avoir été exaucées après être venues prier sur la tombe du Maestro !


La prière qui figure au dos de l’image rappelle bien entendu les prières pleine d’humour potache de l’Église maradonienne (voir mon article du 9 février 2009) :

"Protégenos de todo aquel que no escucha. Ampáranos de la mufa de los que insisten con la patita de pollo nacional. Ayúdanos a entrar en la armonía e ilumínanos para que no sea la desgracia la única acción cooperativa. Llévanos con tu misterio hacia una pasión que nos parta los huesos y no nos deje en silencio mirando un bandoneón sobre una silla".

Protège-nous de tout ce qui est sourd. Sois notre abri contre le mauvais sort de ceux qui insistent [pour faire usage] de la patte de poulet nationale. Aide-nous à entrer en harmonie et sois notre lumière afin que le malheur ne soit pas la seule action coopérative. Entraîne-nous dans ton mystère vers une passion qui nous déchire et ne nous laisse pas regarder en silence un bandonéon sur une chaise. (3)
Traduction © Denise Anne Clavilier

Bien entendu, l’envergure artistique du compositeur fait qu’il est amplement présent dans l’anthologie que j’ai publiée en 2010 : Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Éditions du Jasmin).

Cimetière de La Chacarita (Buenos Aires), carré des grands artistes populaires
Le monument, qui date de juillet 1996, a été bâti grâce à une souscription publique.
Son luxe inouï dit fort bien la popularité dont jouissait le musicien

Pour en savoir plus :
lire le témoignage du dernier chanteur de son orchestre, Abel Córdoba, dans Página/12
sur Todo Tango, vous trouverez un vaste choix d’enregistrements, de partitions et de concerts filmés et disponibles sur Youtube. Un délice pour mélomanes.



(1) C’est ce qui, au sens historique, fait de Osvaldo Pugliese le deuxième créateur de cette réinvention du genre qui correspond au moment où les musiciens professionnels s’en sont emparés.
(2) Ce syncrétisme est un phénomène attesté partout en Argentine où des pratiques religieuses précolombiennes ou des événement historiques locaux sont christianisées en dehors de l’Église catholique comme on peut le voir avec le Gauchito Gil, la Defunta Correa et donc, au cœur même d’une mégalopole comme Buenos Aires, San Pugliese.
(3) Ce texte suit le rythme du Notre Père en espagnol et fait allusion tant à des us et coutumes locaux (la patte de poulet à laquelle on attribue les mêmes pouvoirs que notre patte de lapin) qu’à sa musique si reconnaissable et évoque la scène du concert avant l’entrée des musiciens.

jeudi 23 juillet 2020

Le président, les forces armées et la solde [Actu]

"Reconnaissance", dit le gros titre
En-dessous, cette photo de confessionnal
pour marquer l'ouverture des églises à Buenos Aires même.
Curieux choix d'illustration !
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Hier, quittant exceptionnellement sa résidence de Olivos, le président argentin a visité le siège de l’état-major général, el Edificio Libertador, et s’est vu remettre, à cette occasion, une réplique d’un sabre de Manuel Belgrano, qui symbolise le commandement en chef des forces armées. C’était la fête de la Camaraderie.

Devant les plus hautes autorités militaires, au pied d’une imposante statue pédestre de Manuel Belgrano et avec des gestes barrière qui laissent quelque peu à désirer (allez donc abolir l’accolade en Argentine !), le chef d’État a remercié toutes les forces pour leur conduite exemplaire dans l’aide qu’elles ont apportée partout sur l’ensemble du territoire depuis le début de la crise sanitaire. L’armée argentine s’est en effet engagée dans l’« opération Manuel Belgrano », la bien-nommée puisqu’il s’agit d’une œuvre militaire de paix et de soutien aux populations civiles, un thème qui a traversé de part en part la vie du grand héros révolutionnaire.

Alberto Fernández a aussi annoncé quelque chose que les militaires attendaient depuis fort longtemps : à partir du 1er octobre prochain l’ensemble du système de rémunération des militaires sera mis aux normes générales de la fonction publique. Jusqu’ici en effet, la solde se composait d’une somme sur laquelle sont décomptés les droits sociaux, notamment la retraite, et de primes qui ne génèrent aucun avantage social de quelque nature que ce soit (ce qu’on appelle en Argentine une rémunération « au noir »). Or ces primes représentent de 20 à 30 % du revenu des soldats.

Ce système a même poussé de nombreux militaires à intenter un procès à l’État pour obtenir un calcul plus juste de leur retraite ! Une situation pour le moins paradoxale, surtout aux yeux du juriste qu’est le président, et qui sera donc rectifiée au début du printemps. A partir du 1er octobre, l’ensemble de la rémunération sera génératrice de droits. Une première mesure du mandat qui met enfin cette armée devenue pleinement démocratique sur un pied d’égalité avec le reste des serviteurs de l’État.


Alberto Fernández entend bien qu’elle soit désormais intégrée à la société argentine dans le nouveau monde que nous allons bâtir, a-t-il affirmé, lorsque l’épidémie sera passée ou que nous aurons appris à vivre avec cette nouvelle maladie.

Des quatre quotidiens nationaux, seul Clarín ne parlait pas de cette visite ce matin sur son site Internet.

Pour aller plus loin :
lire l’article de La Prensa, qui en fait une partie de sa une

mercredi 22 juillet 2020

Pause d’été malgré tout [ici]


Comme tous les ans à la même période, mais cette fois-ci avec quelques jours de retard et sans aucune perspective de voyage en Argentine, je mets Barrio de Tango en semi-pause estivale.

Moins d’articles et un peu de repos mais pas de vraies vacances pour autant : je continue à préparer quelques vidéos en montant des enregistrements dont je n’avais pas eu le temps de m’occuper jusqu’ici et je prépare la rentrée et au-delà.

Il faut mettre en route un nouveau livre, achever l’écriture d’un article qui m’a été demandé par la Société d’histoire et d’archéologie du 9e arrondissement (Paris) à la suite de la causerie donnée l’année dernière à la mairie, préparer de nouvelles conférences et pour le printemps prochain, si Dieu nous prête vie, un week-end Journées des Cultures du Monde à Gretz-Armainvilliers (77), sans oublier ce qui pourrait se dérouler en France au mois d’août autour de la figure de San Martín, mort à Boulogne-sur-Mer le 17 août 1850 et dont on fêtera dans un mois le bicentenaire du départ de l’Expédition Libératrice du Pérou.

Camino al Bicentenario comme ont dit au CECUPE (Centre culturel du Pérou, association loi 1901 établie à Paris depuis plusieurs décennies).

Le programme de la rentrée 2020
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Página/12 sort le grand jeu contre l’épidémie et les autres journaux sonnent le tocsin [Actu]

"Attention ! crie le gros-titre
Prenez vos précautions, il se promène en liberté"

L’épidémie dessine actuellement une courbe exponentielle dont la forme spectaculaire n’est que trop bien connue en Europe, où elle est intervenue suite au retard que nous avons pris à nous confiner. Officiellement, en Argentine, le confinement a été décrété dès que les premiers patients sont morts. On pouvait donc espérer des résultats moins tragiques.

Courbe des décès au niveau national
Source : La Nación
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Sans doute le confinement est-il peu efficace dans un pays où les bidonvilles sont nombreux et où une bonne partie de la population la plus modeste ne peut pas faire le sacrifice de son travail à cause du grand nombre d’indépendants et de la trop grande fréquence du travail salarié au noir.

Toujours est-il que les chiffres font froid dans le dos. Ce sont la ville Buenos Aires et surtout la province homonyme qui sont à l’origine du phénomène : dans la capitale, nettement plus riche en moyenne que sa banlieue, le nombre de cas diagnostiqués double en 27 jours mais dans la Province, où se concentrent toutes les difficultés sociales, surtout dans l’ouest et le sud, ce délai baisse à 17,5. A elle seule, la province de Buenos Aires rassemble 3.477 cas diagnostiqués sur un total national de 5.344. Sur une population totale d’environ 46 millions d’habitants, les chiffres des morts et des personnes contaminées restent toutefois très inférieurs aux taux observés en Europe.

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Deux jours après le retour en phase 3 du déconfinement, qui autorise les habitants de Buenos Aires à faire du footing un jour sur deux selon le numéro de leur pièce d’identité, les numéros pairs un jour, les impairs le lendemain, comme en circulation alternée en France, Página/12 sort donc les gros moyens pour convaincre son lectorat de faire attention : un dessin de Miguel Rep qui se passe presque de traduction et entièrement de commentaire et une une, qui use à nouveau de l’arme de l’humour en détournant un vers célèbre qui conclut un grand classique du tango, Chorra (voleuse), composé et écrit par Enrique Santos Discépolo et créé par Carlos Gardel, qui l’interprétait avec un humour féroce (à écouter ici dans un enregistrement de 1928).

A gauche : C'est bon, tu l'as, ton masque...
Au centre : T'inquiète ! Cours.
Traduction © Denise Anne Clavilier
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La rédaction de Página/12 s’est contenté de mettre au masculin (le virus) cette phrase originellement au féminin (la voleuse, élevée par une famille d’escrocs, dont se plaint un pauvre boucher qu’elle a séduit avant de le réduire à la misère en dépensant sans compter l’argent de toute une vie de labeur) (1).

Pour aller plus loin :
voir les tableaux publiés par La Nación sur la situation de chaque province, dont quelques unes n’ont toujours aucun mort à déplorer.

Ajouts du 24 juillet 2020 :
lire cet article de La Prensa sur l'analyse de la montée de l'épidémie par le ministre de la Santé, lui-même médecin... Il y a trop de réunions privées, notamment des repas communs (asados) et des "apéritifs" (mateadas). Il en appelle à la responsabilité individuelle de chacun ;
lire l'article de La Nación sur les prévisions erronées du ministre de la Santé qui, en février, ne croyait pas que la pandémie toucherait l'Amérique du Sud.



(1) Chorra fait partie du répertoire que j’ai présenté, dans le texte et en traduction, dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, publié aux Éditions du Jasmin.

Une première inculpation dans l’ancienne majorité [Actu]

L'homme politique : "Je veux que ce soit clair : quand j'étais ministre de l'Energie,
j'ai agi avec loyauté et patriotisme
Je me souviens encore du moment de la prestation de serment...
"Si vous agissiez autrement, vous en rendrez compte à Shell"
Traduction © Denise Anne Clavilier
La formule du serment fait rendre des comptes à Dieu lui-même
(ou au peuple, quand les responsables politiques se veulent agnostiques ou athées)
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Mes fidèles lecteurs se souviennent sans doute de cet arrogant ministre de l’Énergie de Mauricio Macri, ancien PDG de Shell Argentina, qui, peu de temps avant d’être débarqué du gouvernement, s’était vanté, avec un rare cynisme, d’avoir mis tous ses avoirs dans des paradis fiscaux « parce qu’[il] n’avait aucune confiance dans l’économie nationale ».

Juan José Aranguren vient de se transformer en premier inculpé formel dans les affaires d’argent qui relèvent du mandat de Mauricio Macri, aujourd’hui chef de l’opposition caché mais néanmoins très agressif.

Chacun son tour. La corruption et les mauvaises pratiques de gouvernement existent dans les deux camps aptes à diriger le pays. La roue tourne, voilà tout.

Seuls Página/12 et La Prensa publient, l’un hier, l’autre aujourd’hui, un article sur le sujet.
Clarín et La Nación, deux quotidiens très proches des milieux d’affaires, préfèrent se taire.

samedi 18 juillet 2020

Retour en phase 3 du déconfinement [Actu]

Une de Página/12
En haut, à gauche, la situation à Buenos Aires
à droite, celle dans la province

Hier soir, le président Alberto Fernández a annoncé, à travers une conférence de presse d’un peu plus de deux heures, les nouvelles modalités de lutte contre le covid-19 qui a déjà emporté plus de deux mille habitants de l’Argentine (sur 46 millions de personnes qui y vivent).

"Confinement flexibilisé par une ouverture
des activités échelonnée"
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La conférence se tenait dans les jardins de la résidence de Olivos, dans la lointaine banlieue de Buenos Aires, que le président ne quitte plus, après deux tentatives de visite officielle dans des provinces, fort mal interprétées par la presse d’opposition.

Comme d’habitude, il était flanqué par le gouverneur de la province de Buenos Aires (dont fait partie la ville de Olivos) et par le chef de gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, qui appartient à l’opposition de droite mais se tient loyalement à ses côtés à chaque fois, malgré les critiques acerbes des faucons de son propre camp. Trois gouverneurs s’étaient joints par visio-conférence, dont le très droitier gouverneur de Jujuy, ce qui ne manque pas de surprendre quand on connaît la faille idéologique qui oppose droite et gauche dans le pays.

"Sortie échelonnée : le peuple a décidé",
proclame le gros titre sans qu'on sache très bien d'où il sort !
(sinon de la volonté de ce journal de nuire à la crédibilité du président)
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Le retour à la phase 3 du déconfinement, après une nouvelle période de phase 1, a été annoncée comme une étape vers une réorganisation pérenne du pays pendant tout le temps où le virus sévira et l’on sait maintenant que cela durera plusieurs mois, voire plus d’un an : le président a parlé « du retour à la vie habituelle dans un monde différent » (un oxymore qui n’est facile pour personne dans aucun pays du monde). Il s’est montré prudent, il a assumé d’avancer à tâtons en prenant en considération l’expérience des pays où l’épidémie a commencé avait d’atteindre l’Amérique du Sud. Il s’est exprimé avec l’humilité de ton qui le caractérise, à l’opposé des rodomontades de tant d’autres, qui campent pourtant sur des positions incompatibles les unes avec les autres (Macron, Johnson surtout avant sa maladie, Bolsonaro et Trump).

Les réouvertures vont s’échelonner jusqu’au 2 août et seront différentes en fonction des situations locales (souvent liées au degré d’urbanisation).

Seules neuf provinces vont pouvoir reprendre les classes dans les établissements scolaires à partir du mois d’août, pour entamer le second quadrimestre de l’année.

"La capitale ouvre des commerces et autorise le footing.
Dans la province, les entreprises ouvrent" dit le gros titre
tandis que la photo se rapporte à un fait divers
actuellement en instruction criminelle.

En phase 3, à Buenos Aires même, les commerces non essentiels vont pouvoir ouvrir à partir de lundi. Peu à peu, la moitié de la population retrouvera le droit de se déplacer pour se rendre à son travail et on avancera comme ça tout doucement, un œil sur la reprise économique, qui est indispensable (près de 25 % des entreprises de la capitale ont déjà mis la clé sous la porte), et l’autre sur les indicateurs sanitaires (nombre de contaminations, de morts et d’hospitalisations).
Dans la banlieue et l’ensemble de la province, les maires vont avoir plus d’autonomie pour décider en fonction de la situation de leur ville mais des règles communes vont s’appliquer car les échanges économiques entre la capitale fédérale et le tissu urbain qui l’entoure sont très intriqués.


Le monde de la culture et du tourisme restent sinistrés. Rien n’est possible autrement qu’en ligne. Ni spectacle, ni festival, ni ouverture de musée. Quant à la fête des Amis, lundi prochain, le 20 juillet, on oublie. Les réunions festives à domicile sont plus que déconseillées et à l’extérieur, elles sont interdites. Les lieux de culte resteront fermés, ce qui a donné à Elisa Carrió, pourtant officiellement retirée de la vie politique, l'occasion de se couvrir une nouvelle fois de ridicule en déclarant sur les réseaux sociaux que « le Saint-Sacrement était séquestré » et qu’il fallait permettre de célébrer la messe à l’air libre « parce que celui qui soigne et qui guérit, c’est Jésus ». Du grand guignol, comme d’habitude.

Le président et les gouverneurs ont enfin appelé les Argentins à faire preuve du sens des responsabilités et à ne pas oublier qu’aucune catégorie d’âge n’est épargnée par le virus dont la transmissibilité atteint des taux effarants et un vitesse qui dépasse les prévisions prises en compte dans les plans pandémie antérieurs.

Pour aller plus loin :
Le site Internet de La Nación n'a pas mis en ligne son article de une.


"Je sais qui sont ceux qui m'ont élu et quel pays je veux"
Une de Página/12 du 19 juillet 2020

Ajout du 19 juillet 2020 :
lire la grande interview de Alberto Fernández parue à la une de Página/12 de ce jour

Ajout du 20 juillet 2020 :
le président argentin a aussi accordé une interview exclusive au Financial Times mais cette fois-ci, il y parle surtout d'économie et de sortie de crise pour son pays (et ses créanciers). Ce week-end, les ministres de l'Economie du G20 se réunissaient pour débattre de la dette des pays pauvres.
Sur le site Internet de Financial Times, cette interview (publiée en anglais) n'est pas en libre accès.
La plupart des quotidiens argentins en présentent ce matin une synthèse en espagnol :
lire l'article de La Prensa
lire l'article de Clarín
lire l'article de La Nación