L’historien
revisionista
(c’est-à-dire péroniste) Norberto Galasso, 85 ans, vient de
sortir un nouveau livre sur
un
personnage historique vénézuélien considéré à gauche comme une
figure de la Patria
Grande
(le rêve d’une Amérique du sud hispanophone qui ne formerait
qu’un seul pays).
Il donne
aujourd’hui une interview à Página/12 (ci-dessus),
qui professe
une grande admiration pour son œuvre. Il affirme clairement
que
faire de l’histoire, pour
lui,
est et doit être une activité militante. Ce en quoi il ne
fait que constater la pratique en vigueur
en Amérique du Sud où la
seule
histoire
scientifique
est l’histoire longue
(une
histoire thématique abordée de façon pluridisciplinaire, à partir
de l’anthropologie, de l’économie, de la sociologie, etc).
L’immense majorité des ouvrages d’histoire
événementielle édités
en Amérique du Sud
ne relève pas de cette
méthodologie scientifique (1)
mais de l’exposition d’une vision politique du pays ou du
continent.
Dans son
interview, Galasso
pose l’analyse que la vision dominante de l’histoire en
Argentine, forgée au milieu du 19e
siècle par Bartolomé Mitre (1821-1909),
vise à former l’opinion publique (la classe moyenne, dit-il) en
lui imposant la vision libérale
de la droite des affaires. Là encore, ce n’est pas faux mais il
n’y a là rien de scandaleux. Ce n’était ni une tromperie ni un
complot de l’oligarchie : au 19e
siècle, l’histoire n’était pas encore une science mais une
philosophie de la politique et de la vie, élaborée et très
codifiée, que seuls les tenants
de la culture dominante pouvaient pratiquer. Les autres faisaient
(voire font toujours) des chansons et des contes oraux (2).
Il est vrai
aussi que les historiens mitristes d’aujourd’hui (il y en a
beaucoup) sont
très loin d’avoir tous conscience
d’être otages d’une pensée dominante avec laquelle ils ne
prennent pas
de distance, sinon à la marge.
Aujourd’hui,
en Amérique du Sud, l’histoire événementielle n’est donc
rien
d’autre qu’un champ de propagandes opposées les unes aux autres
et où se forgent les récits nationaux des différents pays, très
loin des réalités historiques, toujours beaucoup plus complexes que
ces mythologies performatives dont ont besoin tous
les
pays pour se projeter dans le temps et l’espace et dont les pays
neufs sont encore dépourvus.
Ce qu’un
lecteur européen peut regretter dans les propos de Norberto Galasso
ou
ce dont il peut s’agacer,
c’est que la méthode scientifique, en tirant le chercheur en
dehors de la militance et de ses
confortables
croyances
(ou du moins en l’incitant à en sortir et en l’aidant à le
faire), met au jour un passé infiniment plus nuancé et plus
complexe, donc
beaucoup plus intéressant,
que la vision simplifiée et
schématique
qu’il en donne lui-même dans ses ouvrages où il a pourtant le
double mérite de revendiquer son engagement politique, partisan et
idéologique (au moins, il n’y a pas tromperie sur la marchandise)
et de développer un raisonnement argumenté qui cite souvent des
sources directes, ce que font peu d’historiens argentins (en
histoire événementielle), lesquels
se contentent trop souvent de citer Mitre comme un prêcheur cite les
Saintes Écritures
dans ses homélies.
© Denise Anne
Clavilier
Pour aller
plus loin sur ces enjeux qui traversent la discipline historique en
Argentine :
(1) Il faut
voir les difficultés que rencontrent les historiens scientifiques de
l’Instituto Nacional Belgraniano pour accéder au grand public. Ils
ne sont pas très nombreux et pour l’heure, ils parlent surtout
entre eux (de surcroît, la pandémie les a privés, tout au long de
l’année dernière, de s’adresser au grand public alors que 2020
était l’Année Belgrano) et ils s’efforcent de sensibiliser le
corps enseignant des écoles primaires et secondaires, lequel
s’approprie ou non, en les trahissant ou non, de leurs kits
pédagogiques.
(2) C’est ce
que j’ai montré dans Barrio
de Tango, recueil bilingue de tangos argentins
et dans Contes
animaliers d’Argentine
(tous deux aux Éditions
du Jasmin).