San Martín (ou son double) harangue les congressistes le jeudi matin Ce cliché fait partie des images publiées par le Ministère de la Culture de Mendoza |
Depuis le mois d'août dernier, la ville et la Province de Mendoza sont entrées dans deux années de bicentenaire pour fêter le gouvernorat du général José de San Martín à Cuyo, qui allait changer radicalement le sort et la vie de cette bourgade rurale de 3500 âmes en 1814. San Martín, venu de l'Andalousie de Carlos IV, a réorganisé toute l'économie de cette vaste province qui regroupait les actuelles états fédérés de Mendoza, San Luis et San Juan, l'a tournée vers la guerre d'indépendance à l'échelle continentale (il arrive avec l'idée déjà aboutir de faire sauter le verrou colonial de Lima) et y a jeté les bases d'une agriculture prospère et d'en valoriser les routes commerciales vers Buenos Aires, vers le nord (Salta, Tucumán) et surtout de rétablir les échanges avec Santiago, qui sera libéré depuis Mendoza. Il est le premier à avoir promu le vin de Mendoza (suivi beaucoup plus tard par Domingo Faustino Sarmiento qui y fera acclimater un cépage qui en fera la gloire aujourd'hui, le malbec, originaire du sud-ouest français). Pour loger les vétérans de l'Armée des Andes, que San Martín forma avec les paysans et les notables cuyains pour rendre sa liberté au Chili, il a fondé plusieurs agglomérations autour de Mendoza, dont l'actuelle petite commune de San Martín où il avait sa maison de campagne entourée d'une vaste propriété agricole où il a longtemps rêvé vivre en paix (dans les documents historiques comme dans San Martín à rebours des conquistadors, il s'agit de Los Barriales, qui est resté le nom de la zone).
Dans le hall du Centre Julio Le Parc ; la musique militaire joue pendant qu'un programme de Pakapaka, la chaîne éducative pour les tout-petits, passe sur l'un des grands écrans du centre. |
A
Mendoza, San Martín n'est pas le même héros que celui qu'on vénère
à Buenos Aires. Et ça commence par la tenue vestimentaire : à
Mendoza, toujours et partout San Martín se présente en poncho et
l'uniforme disparaît sous le plaid de laine tissée ! Et puis,
il y a le souvenir tenace de sa femme, Remedios de Escalada
(1797-1823), et encore plus de leur fille, Mercedes (1816-1875), qui
ne vécut pourtant qu'à peine deux années au pied des Andes. Mais
c'est là qu'elle est née et comme je vous l'ai raconté dans un
autre article, à Mendoza, la fête des pères est fixée au 24 août,
pour marquer l'anniversaire de sa naissance en 1816. A Mendoza, San Martín est un homme plus fraternel, plus proche, plus humain, plus concret qu'à Buenos Aires. C'est un chef de guerre mais c'est aussi un formidable organisateur économique, technique et social. Son charisme est encore sensible dans la manière chargée d'affectivité dont les Mendocins en parlent deux cents ans plus tard !
Dans le cœur historique de la capitale provinciale, une plaque signale l'emplacement de la maison de San Martín |
Ce
lien avec l'enfant du pays, que son père avait surnommée La
Mendocina, est si fort que le musée San Martín de Mendoza, tenu par
une confrérie féminine sans aucune qualification académique en
histoire ou en muséologie, les Damas Pro Gloria, descendantes de
certains officiers de l'Armée des Andes, exhibe une curiosité
incroyable : une descente de lit crème, immaculée, sur
laquelle Remedios de Escalada aurait accouché. Et il y a juste un
hic : placée dans la vitrine à côté de l'objet, sa légende
nous dit qu'il a été tissé et brodé pour San Martín par les
dames de Lima. Or San Martín n'a pris le contrôle de Lima qu'en
juillet 1821, il est donc impossible que les Limègnes lui aient
offert quoi que ce soit avant cette date, or Mercedes est donc née
le 24 août 1816. Cherchez l'erreur ! C'est énorme (1).
Le
ministère du Tourisme de Mendoza avait gâté les congressistes
réunis à l'Espacio Cultural Julio Le Parc pour les trois jours de cette réunion internationale et j'ai donc eu la chance de
participer, seule Française au milieu d'Argentins excités comme des
gamins, à deux des visites proposées, toutes deux animées par de
fins connaisseurs de la région et de son histoire. L'un était un
artiste plastique de grand talent, Israel Pérez Hugas, qui nous
guida à Junín et San Martín, et l'autre une retraitée de
l'enseignement et du tourisme, dont je n'ai pu capter que le prénom,
Edith. Tous deux s'avérèrent de véritables puits de science.
El Cerro de la Gloria (le piton d'honneur) dans le parc San Martín sur une des hauteurs qui dominent la capitale provinciale |
Je
rapporte donc quelques photos pour vous montrer que j'ai bien
rencontré San Martín en personne et je l'écris sans rigoler le
moins du monde !
Tout
a commencé le jeudi 11 septembre, au matin, à l'ouverture du
congrès, avec l'acteur provincial chargé d'incarner le héros dans
toutes les manifestations officielles (voir plus haut). Il est légèrement trop âgé
pour le rôle (2) mais il lui est fidèle. Il a donc fait irruption
dans la salle pour nous haranguer en bonne et due forme. J'étais
l'une des très rares spectatrices que ce moment de théâtre,
totalement incongru dans une telle manifestation en Europe, faisait
sourire et j'ai tâché de me contrôler comme j'ai pu pour ne pas
choquer mes voisins.
Le
samedi soir, à la nuit tombante, le car de la dernière sortie a
déposé notre groupe de congressistes, auquel aucun historien
professionnel n'avait daigné se joindre, devant une petite maison
des années 70 ou 80 promise à une prochaine démolition : elle
est bâtie sur le lieu où s'élevait en 1814 la maison où
s'installa San Martín pendant toute la durée de son gouvernorat (voir plus haut).
Pour nos beaux yeux, cette cuadra avait été coupée à la
circulation par la police : nous avions toute la rue pour nous !
Comme
presque la totalité de la ville, la maison originale a été démolie
par le tremblement de terre de 1861. L'actuel pavillon vient d'être
exproprié et quelques fouilles ont déjà été entreprises dans le
sous-sol. Elles sont prometteuses. Pour l'heure, une simple plaque,
scellée au milieu des dalles du trottoir, signale qu'à cet endroit
s'élevait la demeure de San Martín, la maison natale de la
princesse locale, Mercedes de San Martín Escalada. Un homme jovial,
la cinquantaine enrobée dans le costume traditionnel des pampas
cuyaines, nous attendait. Don Diego, le propre intendant du général,
figurez-vous ! Le numéro est si vivant et si bien conçu qu'on
finit par y croire. Nous n'avons pas pu entrer, parce que le bébé
(toujours Mercedes, elle est partout, tout le temps !) dormait,
la maîtresse de maison (doña Remedios) était partie chez la
voisine broder le drapeau de l'armée des Andes (en hiver, ça ne
tient pas la route, vu que cette bannière (3) a été brodée entre
Noël et l'Epiphanie, donc en plein été) et le patron, don José,
était allé au Cabildo signer des papiers...
L'idée
est jolie : elle consiste à répartir sur les points
historiques de la ville, tous très rapprochés les uns des autres,
des acteurs qui accueillent les touristes et leur rendent sensibles
les distances et les localisations, dans un paysage urbain où il est
bien difficile de se repérer puisqu'il n'a plus grand chose à voir
avec celui qu'il était à l'époque de l'épopée fondatrice. Nous
avons ainsi pu nous rendre compte de l'extraordinaire proximité
entre le logis privé du général en chef et l'arsenal, à 150
mètres de là, où des équipes civiles travaillaient jour et nuit
pour fabriquer le parc d'artillerie de la future armée de libération
du Chili. Lorsque don Diego nous laissa remonter dans notre bus, il
nous annonça qu'il nous devancerait sur l'ancienne Plaza Mayor,
aujourd'hui Zona fondacional, et c'est ce qu'il fit ! Et je ne
sais pas comment il s'y est pris tant le chemin est court d'un point
à l'autre.
Et
là, je me doutais bien qu'à un moment ou à un autre, on allait se
trouver nez à nez avec don José ! Et j'ai failli croire que
j'avais eu tort car c'est tout d'abord une jeune comédienne qui
s'est avancée vers nous et vers don Diego et je me suis dit que ça
ne pouvait pas être Remedios. En l'absence de San Martín, ça
aurait fichu par terre tous les effets patiemment construits par
cette mise en scène à la construction dramatique et pédagogique
savamment étudiée. Et en effet, ce n'était pas Remedios, c'était
sa grande copine, Laureanita Ferrari, à qui elle écrivit le 4
janvier 1817 au soir un petit billet qui est l'unique manuscrit qui
nous soit parvenu d'elle et que j'ai inclus et traduis dans San
Martín par lui-même et ses contemporains. Et puis après la jeune
dame et un nouvel exposé de don Diego, que j'écoutais en ayant de
plus en plus de mal à conserver mon sérieux devant une mise en
scène qui pour moi était à la fois excellente et super-téléphonée
(4), j'ai vu arriver du fond de la place un type fin, très grand, le
chapeau de paysan sur la tête, le poncho sur le dos et des bottes aux pieds.
Cette fois, si, c'était bien lui ! (5)
Le
plus étonnant, ça a été après, lorsque San Martín s'est retiré
et qu'après l'avoir applaudi, alors que l'acteur continuait son
chemin et que don Diego reprenait la parole, les membres de notre
groupe, tous argentins, après quelques secondes d'hésitation, l'ont
rappelé à grands cris pour prendre des photos. Et là, il y a eu
une joyeuse bousculade, très sympathique par ailleurs, à qui
pourrait se placer le plus près de lui, à sa droite et à sa
gauche. A part trois étudiantes et une toute jeune diplômée, ces
hommes et ces femmes étaient tous des adultes d'âge mûr, voire
retraités mais ils étaient tous comme des gamins de six ans autour
du Père Noël ou de San Nicolas, après les quelques secondes de
sidération et de légère angoisse devant LE personnage mythique...
Ce fut une scène indescriptible. Et très vite, d'un coup, une
Mendocine m'empoigna aux deux bras, me plaça à la droite de
l'acteur à qui elle expliqua que j'étais française et que cette
place me revenait donc de droit. Il y a eu plusieurs flashes mais je
n'ai aucune de ces photos. L'acteur a bafouillé deux ou trois mots
sans avoir eu le temps de bien comprendre pourquoi on me précipitait
ainsi contre lui et jusqu'à la fin de ma vie, je ne saurai jamais si
cette dame si accueillante et si aimable à mon endroit pendant toute
cette après-midi m'a présentée à un comédien ou si elle m'a
présentée à San Martín.
Et
je penche vaguement pour la seconde solution. Depuis lors, le roi
(Fernando VII) n'est pas mon cousin !
(1)
Qui plus est, il est peu probable qu'en 1816 on ait laissé les
femmes, même de très bonne société, accoucher sur du linge de
maison un tant soit peu précieux et encore moins dans la maison d'un
général aussi spartiate que San Martín. C'eût été bien trop
difficile à « ravoir » à une époque où la lessive
était une opération des plus lourdes en l'absence de la poudre
miracle qui lave plus blanc que blanc !
(2)
A Mendoza, San Martín n'avait pas encore quarante ans et il
paraissait de surcroît plus jeune que son âge.
(3)
L'authentique Drapeau de l'Armée des Andes est actuellement à
Mendoza, dans un mémorial qui lui est consacré tout près du siège
du gouvernement provincial. Je n'en ai pas de photo pour la simple et
bonne raison qu'il est interdit d'en prendre dans cette pièce dont
l'éclairage, l'hygrométrie et la température sont soigneusement
calculées pour permettre la conservation de la relique nationale. On
y entre comme dans un lieu de culte, en silence, sans bousculade.
Tout y invite au recueillement, même les explications qui nous
furent délivrées par le directeur du lieu, lui-même congressiste,
et un officier du régiment d'infanterie de haute montagne qui en
assure la garde d'honneur tout au long de l'année. Le Drapeau
lui-même est éminemment émouvant avec ses auréoles formées par
les taches de sang de la bataille de Chacabuco (12 février 1817) et
les accrocs subis par les broderies pendant le combat. Ce drapeau,
qui a servi au feu et qui a été confectionné là, à Mendoza même,
par les arrière-arrière-arrière grands-mères des Damas por
Gloria, est l'un des tout premiers symboles de la naissance d'une
nation. Même s'il est beaucoup plus récent dans le temps, il est
aussi émouvant que la tapisserie de Bayeux ou les puissants
soubassements de la forteresse du Louvre, sous la pyramide de Pei.
(4)
En revanche, je ne suis pas sûre que c'était le cas des Argentins
parce qu'ils connaissent très mal l'histoire réelle de San Martín
et qu'ils ont donc du mal à anticiper dès qu'on quitte la légende
creuse qui a bercé leur enfance pour l'histoire documentée, que
l'historien(ne) connaît par cœur.
(5)
L'acteur est jeune, peut-être un peu trop, et on sentait que
symboliquement, le rôle était très lourd à porter. Il n'était
pas vraiment à l'aise dans ce costume et il m'a semblé que ce léger
manque d'aisance apportait la juste dose de distanciation, en tout
cas pour moi, car j'ai pu mettre de côté tout ce que je savais
comme historienne et entrer avec lui et avec le reste du groupe dans
la geste locale et l'admiration qu'elle suscite dans les cœurs quand
on se trouve sur ce point-là du globe. Pour les comédiens, il est
clair que don Diego ou doña Laureanita sont des rôles beaucoup plus
faciles à tenir.