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"Cristina derrière les barreaux pour corruption" Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Cristina Kirchner avait été lourdement condamnée dans une sombre affaire de corruption. Hier, elle attendait le résultat de son dernier recours sur le sol argentin : un arrêt de la Cour suprême sur la validité de cette condamnation. Or la Cour, qui ne se compose plus que de trois magistrats, tous les trois de droite, vient de valider l’ensemble du jugement contre elle et tous ses co-inculpés. L’ancienne présidente est donc définitivement reconnue coupable de corruption (sur des affaires de travaux publics dans la province de Santa Cruz, dont était originaire son mari) et elle devient inéligible à vie. C’est le premier chef d’État argentin de la démocratie à connaître ce sort. Carlos Menem y avait échappé à force de recours d’abord et du fait de son âge ensuite (il est mort avant que toutes les instances aient été épuisées).
Or
Cristina venait d’annoncer sa candidature aux prochaines élections
de mi-mandat, en octobre prochain, comme députée pour la province
de Buenos Aires dont elle est personnellement originaire (elle est
née à La Plata, la capitale provinciale, et elle y a fait ses
études). Elle avait de grandes chances d’être élue puisqu’elle
est et reste LA voix de la gauche de gouvernement, sans aucun
compétiteur à sa hauteur en matière de popularité, d’expérience
et de charisme. Sans doute espérait-elle que cette annonce, en
faisant apparaître clairement la nature partisane d’une décision
de la Cour contre elle, pourrait faire hésiter le trio judiciaire.
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"L'amour est plus fort", préfère titre Página/12 en allusion aux manifestations de soutien à la condamnée Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
Cet
arrêt bouscule donc la situation politique en faveur de la droite et
singulièrement du président en place. Du côté péroniste, il y a
sûrement des gens qui se réjouissent secrètement parce que ce
retrait forcé leur offre des opportunités dont le charisme de
Cristina aurait entravé l’apparition. Publiquement, le mouvement
politique fait cependant front et tout le monde dénonce le caractère
arbitraire et partisan de l’arrêt d’une Cour qui confirme ainsi
sa tendance à juger en fonction de ses intérêts de classe dès
lors que ceux-ci sont menacés, ce qui était le cas en l’espèce.
Du
côté du gouvernement, toujours à l’école de Trump et compagnie,
on fait un étalage obscène de satisfaction et de triomphe. Ce qui
ne peut étonner personne : l’obscénité est leur mode de
communication politique permanente depuis la première campagne
électorale de Javier Mileí, il y a quatre ans, lorsqu’il s’était
présenté à la chambre basse du Congrès fédéral. Mauricio Macri
fait mine quant à lui de déplorer "un jour triste pour l’Argentine" même si, selon lui, la justice a fonctionné "de manière impeccable" (on ne peut pas en dire autant des affaires dont il était la vedette
et dont il a obtenu l’extinction sans aller devant l’instance de
jugement).
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"Les juges ont exécuté une vendetta", dit l'édition platense de Página/12, citant Axel Kiciloff, le gouverneur provincial (en photo) |
L’avocat
de Cristina Kirchner a déjà annoncé qu’il se pourvoyait devant
la cour internationale de La Haye, pour y démontrer le caractère
partial et partisan de la décision de la Cour suprême. Il est en
effet de notoriété publique que la magistrature argentine dans son
ensemble, en particulier au niveau fédéral, dont sont issus les
membres de la Cour, est majoritairement de droite, notamment parce
qu’elle est surtout recrutée au sein d’une haute bourgeoisie très bien
structurée.
En première instance comme en appel, le procès de Cristina n’a en effet pas apporté la preuve irréfutable qu’elle était coupable, contrairement à ce qu’il s’est récemment passé en France tant pour Sarkozy que pour Le Pen où les preuves de la corruption sont établies, même si les intéressés disent le contraire et font jouer tout l’arsenal du code pénal, comme c’est bien entendu leur droit le plus absolu.
En
ce qui concerne Cristina, on a affaire à un faisceau d’indices
dont le caractère de preuve est assez fragile puisqu’il change du
tout au tout selon la façon dont il est organisé : les
adversaires politiques de l’ancienne présidente peuvent affirmer
que la culpabilité est largement prouvée par ce faisceau en
présentant les indices dans un certain ordre ; ses partisans
prétendent le contraire en s’appuyant sur une autre configuration.
Pour l’observatrice étrangère que je suis, la démonstration de
culpabilité est donc loin d’être acquise. Elle ne saurait en
l’état justifier une telle condamnation, puisque le doute doit
bénéficier à l’accusé(e). Un verdict de six ans de prison ferme
assortis de l’inéligibilité à vie et d’une amende gigantesque
de nature à la priver de tout son patrimoine ressemble donc bien à
un complot de la droite, comme celui qui a conduit Lula en prison, il
y a quelques années, avant que la démonstration éclatante ne soit
faite d’une intrigue de la magistrature contre lui : une
instruction volontairement truquée avait fabriqué un dossier à
charge. Les kirchneristes, hommes politiques et électeurs militants,
disent aujourd’hui conserver l’espoir qu’il en soit ainsi pour
Cristina (mais ça prendra des années !) alors qu’aucune
figure charismatique ne se détache ni n’est capable de s’imposer
dans le paysage politique actuel de l’Argentine, pas même Kiciloff
qui, de toute manière, devrait rester gouverneur de la Province de
Buenos Aires, la plus peuplée du pays.
Le recours à La Haye n’est toutefois pas de nature à empêcher ni à retarder l’incarcération de Cristina Kirchner qui a fait savoir hier devant ses partisans rassemblés devant le siège du mouvement dans la capitale argentine qu’elle ne prendrait pas la fuite, puisque les péronistes ne sont pas des mafieux, et qu’elle assumerait jusqu’au bout la situation. Elle demande toutefois à bénéficier de la prison domiciliaire (beaucoup de condamnés y ont droit, notamment à son âge), sans bracelet électronique (ce qui est aussi le cas de beaucoup de justiciables, même parmi les condamnés pour crime contre l’humanité !) et avec maintien du personnel de sécurité auquel elle a droit du fait de ses anciennes fonctions de présidente et vice-présidente. Elle est d’ores et déjà convoquée, avec les autres condamnés, devant le juge d’application des peines le 19 juin prochain.
La
confirmation de sa condamnation a rassemblé des foules
impressionnantes dans tout le pays pour soutenir la femme politique
« injustement » condamnée (par trois « vieux mâles
blancs » assez caricaturaux au demeurant sur ce plan). La
gauche de gouvernement et au-delà (la gauche minoritaire) voit dans
cette décision une intervention politique contre l’alternance de
mi-mandat, et il est possible que ce soit le cas mais ce ne serait
pas nécessairement une manœuvre utile au regard de la faible
participation aux scrutins que l’on a jusqu’ici observée un peu
partout lors des élections locales avancées dans diverses
provinces. Or jusqu’à présent, cette participation, qui s’élève
à la moitié du corps électoral seulement, a laissé le champ libre
à Mileí et à ses affidés qui ont presque partout réalisé de
bons résultats dans les parlements provinciaux. Le résultat de
l’arrêt de la Cour suprême risque donc d’être non pas tant une
mobilisation lors du scrutin (encore qu’on ne sait jamais) qu’un
motif rassembleur de manifestations grandissantes contre le
gouvernement et sa politique anti-sociale, anti-culturelle,
anti-scientifique et anti-démocratique. Il est probable que cet
arrêt entretienne l’instabilité majeure qui secoue l’Argentine,
en particulier depuis l’investiture de Javier Mileí, ce qui n’a
pas manqué de se produire dès cette nuit avec le saccage en règle
par des partisans de Cristina du siège de la chaîne de télévision
du groupe Clarín. Il n’est pas impossible d’ailleurs ce soit
l’objectif poursuivi par la droite au pouvoir et ses alliés, afin
de justifier une politique de répression supplémentaire et la
suppression d’autres libertés publiques. D’ailleurs, la presse
de droite tente en vain de cacher une joie mauvaise devant cet arrêt !
La plupart des voix autorisées dans la défense des droits de l’homme, plusieurs associations et un prix Nobel de la Paix, disent haut et clair que la Cour a voté contre les quarante ans de démocratie que l’Argentine avait réussi à parcourir depuis décembre 1983, sous la conduite de Raúl Alfonsín, le président du retour à la Constitution, et de ses successeurs, bon an mal an. La plus longue période de vie démocratique que le pays a connue depuis sa fondation en 1810-1816, aujourd’hui clairement menacée par le président Mileí qui veut détruire l’État et l’État de droit et y parvient plutôt bien.
Pour
aller plus loin :
lire
l’article
principal de Página/12
lire
l’article
principal de La Prensa
lire
l’article
principal de Clarín
lire
l’article
principal de La Nación
Ajouts du 16 juin 2025 :
lire cet éditorial de Página/12
signé Matías Bailone et Baltazar Garzón. Les deux auteurs
analysent les irrégularités qui ont marqué le procès de Cristina
Kirchner.
Baltazar Garzón, juge espagnol
qui s’est illustré dans son pays dans la lutte contre la
corruption et le blanchiment d’argent, a lui-même expérimenté ce
type de persécution lorsqu’il a voulu quitter la magistrature pour
s’engager dans la politique à gauche (alors que le Partido
Popular, qui rassemblait encore la droite libérale et les
nostalgiques de Franco, partis depuis à Vox, était au pouvoir à
Madrid). L’homme est détesté par la droite tant en Espagne qu’en
Amérique hispanique, ce qui ne retire rien à ses compétences
juridiques, judiciaires et procédurales. Le 14 juin, Garzón s’est
également exprimé au micro de La 750, la radio du groupe Octubre,
le seul groupe médiatique d’envergure à l’inviter à parler en
Argentine :
lire à ce sujet l’article de
Página/12