Felipe Pigna est un historien argentin à la fois intéressant et très critiqué. Il appartient à un courant appelé Revisionismo, parce qu’il conteste fortement la doxa historique, portée par la droite libérale, qui constitue la colonne vertébrale de l’histoire scolaire, jusqu’au bac, depuis la loi de l’école obligatoire et gratuite, en 1883.
Le Revisionismo est né dans les années 1930 à gauche, chez les partisans de l’UCR, le radicalisme argentin. Dans les années 1980, il a définitivement basculé dans le péronisme. Felipe Pigna adhère à cette lecture idéologique de l’histoire, contre la doxa, tout aussi idéologique (mais dont les tenants n ne veulent pas ou ne peuvent pas l’admettre). Le revisionismo a ceci de positif qu’il n’avance pas masqué. Sa part de propagande est facilement identifiable et le fait qu’il combatte l’histoire dogmatique est une bonne chose : il permet de se poser des questions plutôt que de répéter des « vérités » toutes faites.
On
fait assez souvent à Pigna le reproche de romancer l’histoire dans
ses livres, ses documentaires, ses articles de presse et ses
émissions diverses et variées à la télévision et à la radio. En
fait, c’est assez injuste : en excellent vulgarisateur, qui
veut donner le goût de l’histoire aux petits et aux grands, alors
que l’école les en a souvent dégoûtés (et on le serait à
moins), il écrit en s’appuyant sur des procédés littéraires
propres au roman. Il utilise l’action comme le fait un romancier et
découpe ses chapitres comme pour un scénario de cinéma. Et ça
marche ! Ses bouquins se vendent comme des petits pains et sont
lus avec plaisir par un public très large.
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"Deux héros historiques à bord", dit le gros titre sous cette photo de Pigna dans son bureau Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
Cette fois-ci, Felipe Pigna saute le pas et publie un vrai roman. Un roman historique qui suit les pas et imagine l'état d'esprit de deux grands personnages historiques, l’un qu’il présente comme le gentil de l’histoire, Manuel Belgrano (1770-1820), le premier économiste latino-américain qui devint général au début de la guerre d’indépendance, et l’autre qui, sous sa plume, a toujours le rôle du méchant, Bernardino Rivadavia (1780-1845), qui allait devenir le premier Président de la République argentine de 1826 à 1827, deux figures dont Pigna fait des ennemis irréconciliables.
Raccourci des plus contestables pour la vérité historique : Belgrano et Rivadavia avaient de bonnes relations lorsqu’ils se sont embarqués fin 1813 pour se rendre à Londres avec la mission d’y trouver un prince libéral, éclairé, susceptible d’accepter la couronne d’une future Argentine dotée d’une constitution à l’anglaise, qui n’a jamais vu le jour. Le grand général Belgrano, héros incontesté de la Révolution de Mai (1810), était très amical envers son jeune compagnon d’ambassade qu’il avait vu naître, dans une maison voisine de celle de sa famille. Il lui faisait confiance. Belgrano faisait a priori confiance, quitte à changer d’attitude lorsque son analyse des faits l’y invitait. Une fois à Londres, il s’est rendu compte, avec amertume, que Rivadavia suivait sa propre ambition politique, en ne s’occupant plus que vaguement ou mal de leur mission diplomatique et en le trompant assez souvent sur ses véritables intentions. La confiance a alors disparu. Ils ne sont cependant jamais devenus des véritables ennemis, Rivadavia ayant décidé de rester en Europe où il a voyagé en France puis en Espagne (ce qui pose des questions politiques sur son compte : comment alors qu'il avait été l’un des acteurs, certes mineurs, mais acteur tout de même, de la révolte de Buenos Aires contre l’ordre colonial dès 1810, comment a--t-il pu librement mettre les pieds dans l’Espagne d’après Waterloo, en pleine tentative infructueuse de recolonisation de l’Amérique !). Belgrano, quant à lui, était de retour en Argentine dès le début de 1816 et il ne lui restait plus alors que quatre ans à vivre. Il était donc mort depuis un certain temps quand Rivadavia est rentré d’Europe et s’est lancé, avec succès, dans une carrière politique marquée par son hostilité, fort antipathique, aux héros de l’indépendance (désormais acquise), à commencer par des manigances ignobles contre José de San Martín (1778-1850), l’autre héros de cette période fondatrice. En revanche, à l’égard de Belgrano, Rivadavia a toujours affiché une grande admiration. Sans prendre aucun risque puisque le révolutionnaire n’était plus là pour contester sa politique ni dénoncer son hypocrisie, si hypocrisie il y eut.
Ce
nouveau livre romance donc ce voyage et cette mission à Londres
ainsi que la relation entre les deux hommes. Les amateurs de Mauricio
Druon et d’Alexandre Dumas s’y retrouveront sans doute. Les
historiens, coincés dans leur académisme, beaucoup moins. Et
pourtant, l’auteur annonce la couleur. Il est honnête envers le
public.
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4e de couverture du roman telle qu'on la trouve sur le site des Editions Planeta Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
Il est bon de savoir que Felipe Pigna occupe des fonctions importantes dans le groupe médiatique de gauche Octubre (qui détient le quotidien Página/12) : il y exerce les fonctions de directeur de la rédaction de Caras y Caretas, le mensuel historico-culturel du groupe. Pour être tout à fait franche, nous sommes nombreux à nous demander comment il trouve le temps de faire tout ce qu’il fait : il a un poste de professeur d’histoire dans une université nationale, un poste de directeur de la rédaction d’un magazine, il publie au moins un livre par an, sans parler des émissions de radio et de télévision dont il était chargé dans le service public lorsque celui-ci avait une véritable existence, ce dont il a été privé à l’arrivée de Mileí au pouvoir il y a un an et demi. Cela fait tout de même beaucoup pour un seul homme !
Le livre est en vente sur le site de l’éditeur, Planeta Argentina, au prix astronomique de 39 900 pesos argentins. S’offrir un livre maintenant en Argentine, c’est devenu un luxe inaccessible !
Pour
aller plus loin :
lire
l’article
de Página/12, qui en
fait la Une de son supplément culturel quotidien (on n’est jamais
mieux servi que par soi-même)
lire l’article
de Clarín (longue interview de l’auteur,
assez surprenant au demeurant car cette rédaction a l'habitude de présenter assez souvent cet auteur comme un adversaire politique)