Ces deux médaillons, représentant José de San Martín et Remedios de Escalada, sont conservés au Museo Histórico Nacional (à San Telmo). Il s'agit de portraits de fiançailles ou d'épousailles apocryphes. On s'en rend compte à la médaille que San Martín porte sur le coeur. Elle ressemble à l'étoile de l'Ordre du Soleil, qu'il fonda à Lima, en 1822, et dont il était le grand Chancelier, à moins que ce ne soit la médaille de Chacabuco (1817) ou celle de Maypú (1818) mais c'est peu probable car cette image reproduit en fait, à quelques détails près, le portrait officiel dit de Lima, réalisé, en 1821 ou 1822, par Gil Castro, l'artiste officiel du gouvernement péruvien, quand San Martín était Protecteur de la Liberté du Pérou, c'est-à-dire son premier chef d'Etat après la déclaration d'indépendance...
Comme
c'était la coutume en ce temps-là dans ce qui serait
plus tard l'Argentine, qui s'appelait alors Provinces Unies du Río
de la Plata, ce mariage s'est célébré en deux
cérémonies, distantes d'une semaine l'une de l'autre,
le samedi 12 septembre 1812, pour l'échange des consentements,
chez Antonio de Escalada, père de la mariée, et le 19
septembre, pour la messe votive, obligatiore puisque le Concile de
Trente faisait obligation aux époux de communier au jour de
leurs noces. Le mariage s'était ainsi scindé en deux
moments rituels parce que les colons avaient pris l'habitude de se
distinguer des autres habitants de la région, esclaves noirs
ou mulâtres, Indiens ou métisses, en célébrant
les moments familiaux à domicile, où le prêtre
leur apportait le registre parroissial propre à la communauté
blanche, tandis que tous les autres, les castas, en avaient un autre
qui, lui, ne sortait pas de l'église. Une manière comme
une autre de vivre une religion de la fraternité universelle !
Ces coutumes ont assez longtemps survécu à la
Révolution de mai 1810, qui n'était pas unanimement
égalitariste.
Il
se trouve que j'avais plutôt songé à marquer ce
bicentenaire mercredi dernier, 12 septembre, mais comme vous vous en
souvenez, le ciel m'est tombé sur la tête ce matin-là
et pour être tout à fait franche, cet anniversaire m'est
complètement sorti de la tête...
De
nos jours encore, ce mariage du futur Libertador continue de faire
couler l'encre. C'est qu'on ne connaît pas les circonstances
exactes de la rencontre entre les fiancés, mais elles ne sont
pas très difficiles à imaginer pour qui connaît
un tout petit peu les usages sociaux de Buenos Aires à cette
époque. Il serait étrange qu'ils se soient rencontrés
ailleurs que dans une tertulia, l'une de ces réceptions où
les grandes familles ouvraient leur premier patio (2) ou le grand
salon adjacent (en cas de pluie ou de froid) à tout ce que la
ville comptait de gens bien, une centaine de familles tout au plus,
car on ne pratiquait guère la mixité sociale, même
chez les Escalada, très acquis aux idées
révolutionnaires... Les tertulias de don Antonio de Escalada
et doña Tomasa de la Quintana, sa seconde épouse, mère
de Remedios, étaient parmi les plus réputées,
les plus joyeuses, les plus élégantes et les plus
fréquentées, avec celles de Mariquita Sánchez
de Thompson, la femme du capitaine du port, chez qui fut chanté
pour la première fois, en 1813, ce qui allait devenir l'hymne
national argentin...
Mais
il existe encore deux autres raisons pour lesquelles ce mariage
excite l'imagination et alimente aussi une production éditoriale
parfois assez peu regardante sur le sérieux de son contenu...
C'est que, certaines années, le "produit
San Martín"
s'annonce rentable et certains éditeurs se précipitent
alors sur le créneau pour publier... n'importe quoi, de
préférence sous un titre ronflant.
On
ne sait pas précisément ce qui a convaincu cet officier
supérieur de 34 ans, déjà lieutenant-colonel,
d'épouser une toute jeune fille d'à peine 15 ans.
Ajoutez qu'il suffit d'une pointe d'anachronisme pour y voir une
relation malsaine, et vous aurez une petite idée des
imbécilités qui circulent. Même des gens très
sérieux tombent dans ce panneau, pourtant grossier, puisqu'en
1812, après deux ans d'une révolution plutôt rude et sept de troubles politiques graves (3), on avait déjà, à quinze ans, un psychisme d'adulte, fût-ce dans un corps à
peine pubère, puisque la puberté apparaissait environ
deux ans plus tard qu'au 21ème siècle (la faute à
la révolution industrielle et à la pollution,
paraît-il). Or la correspondance de San Martín en 1823,
alors que Remedios était à l'agonie, atteste
indirectement que les deux époux se sont bel et bien aimés
et qu'ils se sont choisis en cet automne 1812. D'ailleurs, dans les
bribes d'information que l'on peut recueillir sur elle dans les
écrits de quelques contemporains qui l'ont connue et lui ont
suffisamment survécu pour que la postérité juge
bon de conserver précieusement leurs documents, on peut
constater que Remedios devait être une jeune femme d'une
maturité aussi grande que précoce. A cela, rien de bien
étonnant : après tout, son mari avait lui aussi
manifesté ce même caractère, lui qui avait été
nommé officier dès l'âge de 15 ans et demi, sous
un règne, celui de Carlos IV, où l'on ne pouvait pas
accéder à ses premiers galons à moins d'être
soutenu par des amis haut placés qui ne se cachaient pas de
pistonner leurs protégés. Or il n'y a pas trace de
l'ombre de la moindre personnalité d'influence dans
l'entourage de San Martín avant ses 30 ans. Ce grade de
sous-lieutenant, décroché en juin 1793, ne peut pas
s'expliquer sans une grande maturité et un potentiel militaire
hors pair et éclatant.
La
correspondance que les époux n'ont pas cessé
d'échanger, de 1812 à juillet 1823 (4), ne nous est pas
parvenue. Peut-être parce que San Martín l'a détruite
pour aviter qu'elle ne tombe entre les mains de ses ennemis, qui ont
tous fait preuve, jusqu'après sa mort, de jalousie, d'une
parfaite déloyauté à son égard et d'une
insondable mesquinerie. Ils n'auraient jamais hésité à
faire leurs choux gras de la moindre phrase un tout petit peu intime
qu'ils y auraient trouvée... Du coup, les légendes les
plus invraisemblables, allant d'une relation amoureuse romantique à
son contraire, une haine méprisante entre les deux, sont nées
dans l'esprit d'historiens plus romanciers que chercheurs rigoureux.
Le désespoir du mari à la mort de sa femme dit assez
quel puissant amour il lui portait et ses lettres à ses amis
en portent témoignage ainsi que sa parfaite abstinence tout au
long de son long veuvage, à Londres, puis à Bruxelles,
à Paris et enfin à Boulogne-sur-Mer où il est
mort à plus de 72 ans d'une vie exemplaire, tant sur le plan
politique que privé...
"Tu
seras ce que tu dois être, disait-il, ou tu ne seras rien..."
Se
pencher sur la chronologie de cette première année en
Amérique est très instructif. Cela nous donne un
indice, tout petit certes mais ô combien convaincant, du
charisme incroyable de cet homme. Il était arrivé le 9
mars 1812 à Buenos Aires, en provenance de l'Espagne (ce qui
pouvait être suspect) et en étant passé par
Londres, qui, malgré son alliance récente avec
l'Espagne agressée par la France, soutenait la révolution
des Américains, dont elle ne pouvait pas ne pas savoir qu'elle
déboucherait un jour ou l'autre, sur des revendications
indépendantistes, comme cela s'était produit après
la Tea Party de Boston en 1773. Il avait tout pour inspirer au moins
un légitime attentisme à son égard, ce qui ne
manqua pas d'arriver dans une frange des élites portègnes.
Après tout, que venait-il faire là ? Devait-on en
croire sa parole sur sa bonne mine et les brillants états de
service dont témoignait sa médaille d'or de la victoire
de Bailén ? (5)
Le
16 mars pourtant, une semaine après son arrivée
seulement, San Martín obtenait la mission de créer un
régiment d'élite ex-nihilo, le premier du pays, malgré
l'opposition déjà manifeste d'un des gouvernants,
Bernardino Rivadavia, très opposé à tout progrès
social dans la région, progrès social que San Martín
était venu instaurer sur le sol américain à
travers la révolution en marche. Et dans les six mois qui
suivent, il se fiancie puis se marie effectivement dans une des
familles les plus en vue du camp révolutionnaire, dotée
d'un chef de famille qui s'était prononcé, avec
courage, dès mai 1810 pour l'indépendance, à
l'imitation de ce qui s'est passé aux Etats-Unis et à
Haïti, respectivement indépendants depuis 1783 et 1801.
Lui qui n'avait pas pu trouver chaussure à son pied en
Espagne, malgré toutes ses brillantes campagnes, sa haute
taille, son allure athlétique, le seyant de son uniforme (il
le portait sans affectation mais avec une élégance
naturelle), la beauté de son visage que relèvent tous
les témoins ultérieurs, sa culture déjà
impressionnante, une voix fort belle (il chantait très bien)
et ses nombreux talents artistiques, dans la musique instrumentale,
la danse et les arts plastiques... Une petite confidence de juillet
1823, perdue dans un échange politique avec l'un de ses
anciens subalternes péruviens, nous indique qu'il avait eu en
Andalousie beaucoup de succès féminins et qu'il ne
goûtait guère cette facilité avec laquelle les
femmes succombaient devant lui... Cet homme se garde constamment de
toute séduction. Il n'aime pas qu'on cherche à le
séduire et il déteste séduire lui-même. A
la plus grande stupéfaction de ses contemporains, il ne
recourt jamais à cette arme-là, ce qui est très
rare chez un homme politique et encore plus s'il se double d'un
conquérant dans des guerres aussi difficiles et aussi âpres
que celles qu'il lui est échu de conduire. Dans le domaine
sentimental, lui cherchait une amie, autrement dit une âme-sœur.
Le reste ne semble guère avoir eu d'attraits pour lui. Et il
faut croire qu'il la trouva d'un coup, cette âme-sœur, dès
les premières semaines de sa présence à Buenos
Aires...
"Ici repose doña Remedios de Escalada, épouse et amie du Général San Martín"
Stèle funéraire exposée dans le jardin commémoratif de la Caserne du Régiment des Grenadiers à Cheval, à Palermo (autorisation du Musée du Régiment).
C'est d'ailleurs ce qu'il fit écrire sur la tombe de
Remedios, aujourd'hui la plus ancienne du cimetière de
la Recoleta, premier cimetière public de Buenos Aires, ouvert
un an plus tôt dans l'ancien jardin potager et fruitier du
couvent désaffecté des récolets... Près
d'elle aujourd'hui, on a déposé les restes de ses
beaux-parents, tous deux morts très âgés en Espagne,
lui, à Malaga en décembre 1797 et, elle, à
Orense en juin 1813... Au-dessus d'eux, on a placé une
réplique, maintenant bien délavée par le soleil
brûlant de la région, du drapeau de l'Armée des
Andes...
(1)
Tous les deux occuperont le jour 4 du voyage que je vous propose à
Buenos Aires, sous l'égide de l'agence Intermèdes. Ce
sera le mardi 14 mai 2013. Pour suivre les articles relatifs à
ce voyage, cliquez sur le mot-clé Intermèdes sous
lequel je les classerai tous jusqu'au 31 octobre, date limite des
inscriptions pour les participants.
(2)
Les maisons patriciennes étaient alors structurées
autour de 3 patios, selon le modèle de la villa romaine
antique. Le premier, le plus proche de la rue, était réservée
à la vie sociale et aux réceptions mondaines, le
deuxième, au milieu, abritait la vie familiale et l'aube de
l'intimité moderne, le troisième était le patio
des esclaves, le patio du service, et comme cette succession de trois
corps de bâtiment successifs mesurait environ 100 m de long, ce
troisième patio longeait l'autre rue, la moins élégante
des deux...
(3)
La rupture des liaisons avec l'Espagne depuis Trafalgar en 1805, puis
les deux tentatives d'invasion britannique en 1806 et 1807 (on
s'était battu à deux reprises, plusieurs semaines
durant, dans les rues même de la capitale, qui s'étaient
couvertes de cadavres, en plein centre-ville), et enfin la nouvelle
stupéfiante et angoissante de l'invasion de l'Espagne par les
troupes napoléoniennes au printemps (septentrional) 1808....
(4)
Remedios est morte le 3 août 1823, alors que son mari était
retenu par la maladie et les obstacles politiques dans la ville de
Mendoza, à l'extrême ouest du pays.
(5)
Et au fait, quelle est cette mystérieuse victoire de Bailén
? Victoire de qui contre qui ? De l'Espagne contre la France de
Napoléon ! Si ! Le 19 juillet 1808. Ils nous ont mis la pâtée
et San Martín était de leur côté. Bien
fait pour nous, nous étions les occupants (Belges et Suisses y
compris), et des occupants plutôt cruels.