mercredi 19 septembre 2012

Il y a deux cents ans : San Martín épousait Remedios de Escalada (1) [Histoire]


Ces deux médaillons, représentant José de San Martín et Remedios de Escalada, sont conservés au Museo Histórico Nacional (à San Telmo). Il s'agit de portraits de fiançailles ou d'épousailles apocryphes. On s'en rend compte à la médaille que San Martín porte sur le coeur. Elle ressemble à l'étoile de l'Ordre du Soleil, qu'il fonda à Lima, en 1822, et dont il était le grand Chancelier, à moins que ce ne soit la médaille de Chacabuco (1817) ou celle de Maypú (1818) mais  c'est peu probable car cette image reproduit en fait, à quelques détails près, le portrait officiel dit de Lima, réalisé, en 1821 ou 1822, par Gil Castro, l'artiste officiel du gouvernement péruvien, quand San Martín était Protecteur de la Liberté du Pérou, c'est-à-dire son premier chef d'Etat après la déclaration d'indépendance...

Comme c'était la coutume en ce temps-là dans ce qui serait plus tard l'Argentine, qui s'appelait alors Provinces Unies du Río de la Plata, ce mariage s'est célébré en deux cérémonies, distantes d'une semaine l'une de l'autre, le samedi 12 septembre 1812, pour l'échange des consentements, chez Antonio de Escalada, père de la mariée, et le 19 septembre, pour la messe votive, obligatiore puisque le Concile de Trente faisait obligation aux époux de communier au jour de leurs noces. Le mariage s'était ainsi scindé en deux moments rituels parce que les colons avaient pris l'habitude de se distinguer des autres habitants de la région, esclaves noirs ou mulâtres, Indiens ou métisses, en célébrant les moments familiaux à domicile, où le prêtre leur apportait le registre parroissial propre à la communauté blanche, tandis que tous les autres, les castas, en avaient un autre qui, lui, ne sortait pas de l'église. Une manière comme une autre de vivre une religion de la fraternité universelle ! Ces coutumes ont assez longtemps survécu à la Révolution de mai 1810, qui n'était pas unanimement égalitariste.

Il se trouve que j'avais plutôt songé à marquer ce bicentenaire mercredi dernier, 12 septembre, mais comme vous vous en souvenez, le ciel m'est tombé sur la tête ce matin-là et pour être tout à fait franche, cet anniversaire m'est complètement sorti de la tête...

De nos jours encore, ce mariage du futur Libertador continue de faire couler l'encre. C'est qu'on ne connaît pas les circonstances exactes de la rencontre entre les fiancés, mais elles ne sont pas très difficiles à imaginer pour qui connaît un tout petit peu les usages sociaux de Buenos Aires à cette époque. Il serait étrange qu'ils se soient rencontrés ailleurs que dans une tertulia, l'une de ces réceptions où les grandes familles ouvraient leur premier patio (2) ou le grand salon adjacent (en cas de pluie ou de froid) à tout ce que la ville comptait de gens bien, une centaine de familles tout au plus, car on ne pratiquait guère la mixité sociale, même chez les Escalada, très acquis aux idées révolutionnaires... Les tertulias de don Antonio de Escalada et doña Tomasa de la Quintana, sa seconde épouse, mère de Remedios, étaient parmi les plus réputées, les plus joyeuses, les plus élégantes et les plus fréquentées, avec celles de Mariquita Sánchez de Thompson, la femme du capitaine du port, chez qui fut chanté pour la première fois, en 1813, ce qui allait devenir l'hymne national argentin...
Mais il existe encore deux autres raisons pour lesquelles ce mariage excite l'imagination et alimente aussi une production éditoriale parfois assez peu regardante sur le sérieux de son contenu... C'est que, certaines années, le "produit San Martín" s'annonce rentable et certains éditeurs se précipitent alors sur le créneau pour publier... n'importe quoi, de préférence sous un titre ronflant.

On ne sait pas précisément ce qui a convaincu cet officier supérieur de 34 ans, déjà lieutenant-colonel, d'épouser une toute jeune fille d'à peine 15 ans. Ajoutez qu'il suffit d'une pointe d'anachronisme pour y voir une relation malsaine, et vous aurez une petite idée des imbécilités qui circulent. Même des gens très sérieux tombent dans ce panneau, pourtant grossier, puisqu'en 1812, après deux ans d'une révolution plutôt rude et sept de troubles politiques graves (3), on avait déjà, à quinze ans, un psychisme d'adulte, fût-ce dans un corps à peine pubère, puisque la puberté apparaissait environ deux ans plus tard qu'au 21ème siècle (la faute à la révolution industrielle et à la pollution, paraît-il). Or la correspondance de San Martín en 1823, alors que Remedios était à l'agonie, atteste indirectement que les deux époux se sont bel et bien aimés et qu'ils se sont choisis en cet automne 1812. D'ailleurs, dans les bribes d'information que l'on peut recueillir sur elle dans les écrits de quelques contemporains qui l'ont connue et lui ont suffisamment survécu pour que la postérité juge bon de conserver précieusement leurs documents, on peut constater que Remedios devait être une jeune femme d'une maturité aussi grande que précoce. A cela, rien de bien étonnant : après tout, son mari avait lui aussi manifesté ce même caractère, lui qui avait été nommé officier dès l'âge de 15 ans et demi, sous un règne, celui de Carlos IV, où l'on ne pouvait pas accéder à ses premiers galons à moins d'être soutenu par des amis haut placés qui ne se cachaient pas de pistonner leurs protégés. Or il n'y a pas trace de l'ombre de la moindre personnalité d'influence dans l'entourage de San Martín avant ses 30 ans. Ce grade de sous-lieutenant, décroché en juin 1793, ne peut pas s'expliquer sans une grande maturité et un potentiel militaire hors pair et éclatant.

La correspondance que les époux n'ont pas cessé d'échanger, de 1812 à juillet 1823 (4), ne nous est pas parvenue. Peut-être parce que San Martín l'a détruite pour aviter qu'elle ne tombe entre les mains de ses ennemis, qui ont tous fait preuve, jusqu'après sa mort, de jalousie, d'une parfaite déloyauté à son égard et d'une insondable mesquinerie. Ils n'auraient jamais hésité à faire leurs choux gras de la moindre phrase un tout petit peu intime qu'ils y auraient trouvée... Du coup, les légendes les plus invraisemblables, allant d'une relation amoureuse romantique à son contraire, une haine méprisante entre les deux, sont nées dans l'esprit d'historiens plus romanciers que chercheurs rigoureux. Le désespoir du mari à la mort de sa femme dit assez quel puissant amour il lui portait et ses lettres à ses amis en portent témoignage ainsi que sa parfaite abstinence tout au long de son long veuvage, à Londres, puis à Bruxelles, à Paris et enfin à Boulogne-sur-Mer où il est mort à plus de 72 ans d'une vie exemplaire, tant sur le plan politique que privé...

"Tu seras ce que tu dois être, disait-il, ou tu ne seras rien..."

Se pencher sur la chronologie de cette première année en Amérique est très instructif. Cela nous donne un indice, tout petit certes mais ô combien convaincant, du charisme incroyable de cet homme. Il était arrivé le 9 mars 1812 à Buenos Aires, en provenance de l'Espagne (ce qui pouvait être suspect) et en étant passé par Londres, qui, malgré son alliance récente avec l'Espagne agressée par la France, soutenait la révolution des Américains, dont elle ne pouvait pas ne pas savoir qu'elle déboucherait un jour ou l'autre, sur des revendications indépendantistes, comme cela s'était produit après la Tea Party de Boston en 1773. Il avait tout pour inspirer au moins un légitime attentisme à son égard, ce qui ne manqua pas d'arriver dans une frange des élites portègnes. Après tout, que venait-il faire là ? Devait-on en croire sa parole sur sa bonne mine et les brillants états de service dont témoignait sa médaille d'or de la victoire de Bailén ? (5)
Le 16 mars pourtant, une semaine après son arrivée seulement, San Martín obtenait la mission de créer un régiment d'élite ex-nihilo, le premier du pays, malgré l'opposition déjà manifeste d'un des gouvernants, Bernardino Rivadavia, très opposé à tout progrès social dans la région, progrès social que San Martín était venu instaurer sur le sol américain à travers la révolution en marche. Et dans les six mois qui suivent, il se fiancie puis se marie effectivement dans une des familles les plus en vue du camp révolutionnaire, dotée d'un chef de famille qui s'était prononcé, avec courage, dès mai 1810 pour l'indépendance, à l'imitation de ce qui s'est passé aux Etats-Unis et à Haïti, respectivement indépendants depuis 1783 et 1801. Lui qui n'avait pas pu trouver chaussure à son pied en Espagne, malgré toutes ses brillantes campagnes, sa haute taille, son allure athlétique, le seyant de son uniforme (il le portait sans affectation mais avec une élégance naturelle), la beauté de son visage que relèvent tous les témoins ultérieurs, sa culture déjà impressionnante, une voix fort belle (il chantait très bien) et ses nombreux talents artistiques, dans la musique instrumentale, la danse et les arts plastiques... Une petite confidence de juillet 1823, perdue dans un échange politique avec l'un de ses anciens subalternes péruviens, nous indique qu'il avait eu en Andalousie beaucoup de succès féminins et qu'il ne goûtait guère cette facilité avec laquelle les femmes succombaient devant lui... Cet homme se garde constamment de toute séduction. Il n'aime pas qu'on cherche à le séduire et il déteste séduire lui-même. A la plus grande stupéfaction de ses contemporains, il ne recourt jamais à cette arme-là, ce qui est très rare chez un homme politique et encore plus s'il se double d'un conquérant dans des guerres aussi difficiles et aussi âpres que celles qu'il lui est échu de conduire. Dans le domaine sentimental, lui cherchait une amie, autrement dit une âme-sœur. Le reste ne semble guère avoir eu d'attraits pour lui. Et il faut croire qu'il la trouva d'un coup, cette âme-sœur, dès les premières semaines de sa présence à Buenos Aires...


"Ici repose doña Remedios de Escalada, épouse et amie du Général San Martín"
Stèle funéraire exposée dans le jardin commémoratif de la Caserne du Régiment des Grenadiers à Cheval, à Palermo (autorisation du Musée du Régiment).

C'est d'ailleurs ce qu'il fit écrire sur la tombe de Remedios, aujourd'hui la plus ancienne du cimetière de la Recoleta, premier cimetière public de Buenos Aires, ouvert un an plus tôt dans l'ancien jardin potager et fruitier du couvent désaffecté des récolets... Près d'elle aujourd'hui, on a déposé les restes de ses beaux-parents, tous deux morts très âgés en Espagne, lui, à Malaga en décembre 1797 et, elle, à Orense en juin 1813... Au-dessus d'eux, on a placé une réplique, maintenant bien délavée par le soleil brûlant de la région, du drapeau de l'Armée des Andes...


(1) Tous les deux occuperont le jour 4 du voyage que je vous propose à Buenos Aires, sous l'égide de l'agence Intermèdes. Ce sera le mardi 14 mai 2013. Pour suivre les articles relatifs à ce voyage, cliquez sur le mot-clé Intermèdes sous lequel je les classerai tous jusqu'au 31 octobre, date limite des inscriptions pour les participants.
(2) Les maisons patriciennes étaient alors structurées autour de 3 patios, selon le modèle de la villa romaine antique. Le premier, le plus proche de la rue, était réservée à la vie sociale et aux réceptions mondaines, le deuxième, au milieu, abritait la vie familiale et l'aube de l'intimité moderne, le troisième était le patio des esclaves, le patio du service, et comme cette succession de trois corps de bâtiment successifs mesurait environ 100 m de long, ce troisième patio longeait l'autre rue, la moins élégante des deux...
(3) La rupture des liaisons avec l'Espagne depuis Trafalgar en 1805, puis les deux tentatives d'invasion britannique en 1806 et 1807 (on s'était battu à deux reprises, plusieurs semaines durant, dans les rues même de la capitale, qui s'étaient couvertes de cadavres, en plein centre-ville), et enfin la nouvelle stupéfiante et angoissante de l'invasion de l'Espagne par les troupes napoléoniennes au printemps (septentrional) 1808....
(4) Remedios est morte le 3 août 1823, alors que son mari était retenu par la maladie et les obstacles politiques dans la ville de Mendoza, à l'extrême ouest du pays.
(5) Et au fait, quelle est cette mystérieuse victoire de Bailén ? Victoire de qui contre qui ? De l'Espagne contre la France de Napoléon ! Si ! Le 19 juillet 1808. Ils nous ont mis la pâtée et San Martín était de leur côté. Bien fait pour nous, nous étions les occupants (Belges et Suisses y compris), et des occupants plutôt cruels.