Le premier choc se produit à
l'aéroport d'Ezeiza où, sur les grands écrans qui diffusent de
l'information dans les zones d'attente, comme la police aux
frontières (migraciones) ou les salles d'embarquements que surplombe
le voyageur en sortant de l'avion, on voit défiler une publicité
pour Total (la même que partout ailleurs, avec la même dose de
mauvaise foi sur le souci de l'écologie et du développement
durable) là où l'ancien gouvernement balançait une publicité YPF (et la réussite de la récupération par l'Etat du pétrolier
local) ou vantait ses investissements faramineux dans les
infrastructures, à commencer par cet aéroport international... Ont
disparu aussi les avertissements concernant les produits dont
l'entrée sur le territoire était interdit : fromages, charcuteries
(tout ça, c'est des microbes potentiels, comme pour l'administration des Etats-Unis), graines de toutes sortes,
plantes vivantes, fruits et légumes, etc. Toute une liste, un peu
trop détaillée, qui semblait manifester l'intérêt du gouvernement
pour la préservation de l'éco-système du pays. J'entends dire
aujourd'hui qu'il n'en était rien et qu'il s'agissait d'abord et
avant tout de mettre la main sur ces échanges (au demeurant très
lucratifs) pour y prélever une dîme, les entreprises auxquelles
étaient confiées ces commerces ayant partie liée avec les membres
du Gouvernement. J'avais déjà entendu parler de ce type de
dispositions mais c'était en France, dans le secteur de la défense
et de l'industrie lourde, et à propos d'équipements des forces
armées (armement, logistique et même, c'était plus difficile à
croire mais bien réel cependant, consommables de bureau). Je n'avais
encore jamais entendu tenir ce type de propos ici, à Buenos Aires,
même si j'avais pu en lire quelque chose dans la presse d'opposition
(La Nación, notamment).
Deuxième surprise : les abords de
l'autoroute qui conduit à la capitale ont été nettoyés et
présentent une apparence proprette. Ont pratiquement disparu des
parois tous les affichages politiques sauvages et les graffitis
nombreux, tant kirchneristes que macristes. Tout ce qui pouvait
supporter affiche ou tag était autrefois bon pour le service : piliers de
pont, murets de sécurité, murs d'enceinte de tout et n'importe quoi
qui se trouvait à portée de lecture des automobilistes. Cette
année, je n'ai plus vu qu'un mur, sans doute privé, qui porte
encore, en caractères gigantesques et multicolores, le nom de la gouverneure de la
Province, Maria
Eugenia Vidal.
Autre
constatation : les prix des produits de consommation courante sont
restés très raisonnbles, contrairement aux cris alarmistes qu'on
peut lire dans la presse. Les fruits et légumes, la viande au marché
(je n'ai pas vérifié dans les rayons des supermarchés où il ne
m'arrive presque plus jamais d'acheter mon steak), les yaourts (un
produit cher, pourtant), le fromage industriel, la sacro-sainte yerba mate sont restés à
peu près au même niveau que l'année dernière. Chez mon boucher
préféré du marché de San Telmo, le bife ancho (une découpe
proche de notre entrecôte) est à 120 $ ARG le kilo, il devait être à
110 ou 115 l'année passée. Le sachet de 500 gr de yerba mate qui se
vendait 56 $ l'année dernière est aujourd'hui à 60 $, et je parle
là de commerces en plein centre-ville de la capitale, donc parmi les
prix les plus élevés du pays. Les yaourts se vendent toujours par
deux, au prix d'environ 17 ou 18 $ le pack ou 32, quand on trouve un
pack de 4. Et ils continuent à se vendre à l'unité. Si l'on ne
trouve toujours pas de yaourt nature, le choix des parfums s'est
enrichi : on trouve maintenant six à sept goûts différents (tous artificiels, rassurez-vous !), dont
l'éternelle fraise (frutilla) et le non moins éternel dulce de
leche. L'Argentine ne connaît toujours pas le yaourt au chocolat ou
au café. Petite nouveauté gustative : j'ai trouvé ce matin le
yaourt firme sabor frutilla vraiment très ferme. Il avait la
consistance d'un flan. Inhabituel. Un coup d'œil
sur la composition m'a tout révélé. La Serenisima, la marque que
j'avais achetée (il n'en existe pas plus de trois, dans les grandes
et moyennes surfaces), est passée récemment entre de nouvelles
mains et la recette a changé : l'usine ajoute maintenant de l'amidon
modifié dans sa mixture !
Chez
le boulanger-pâtissier, pas de grosse surprise non plus : la
viennoiserie (factura) est à la même hauteur que l'année dernière,
dans les deux boutiques que j'ai déjà pu visiter, le pain aussi et
les empanadas (chaussons fourrés salés) sont aux alentours de 15 $ l'unité (elles étaient
entre 14 et 18 en fonction des commerçants il y a un an).
Dans
le centre historique de Buenos Aires où j'ai la chance de loger, la
propreté a fait quelques progrès. Le Portègne ramasse désormais
les déjections de son toutou adoré (il semblerait qu'on ait durci
les poursuites contre les incivilités), les gardiens d'immeuble
balayent leur bout de trottoir. Il reste toutefois des zones où
les sacs plastiques et de peu ragoûtants détritus tapissent le trottoir, où le dallage est éventré
mais la signalisation des rues s'est nettement améliorée : presque
toutes les voies ont désormais leur plaque indicative, pour ce que
j'ai déjà vu à Monserrat et à San Telmo, et sans sponsor
au-dessus (c'est donc la ville qui fait seule sa propre signalétique
sur son propre budget et il n'est pas interdit de penser que la
guéguerre entre Mauricio Macri à la tête de Buenos Aires et
Cristina Kirchner à celle de l'Etat national empêchait la ville de
déployer sa politique comme elle l'entendait, d'où cette
signalétique déglinguée qui causait un tort considérable, notamment au tourisme individuel ou en petits groupes).
Pour
la première fois, je me trouve en Argentine pour la San Cayetano, la
fête du saint patron du pain et du travail qui se célébre tous les
7 août (San Cayetano n'est autre que notre saint Gaétan de Thienne)...
mais San Cayetano de Liniers se trouvant de l'autre côté de la
ville et mon programme du jour étant chargé, je suis allée à la
messe au très central et très historique Santo Rosario, où les
pères dominicains fêtent de leur côté les jours culminants du
jubilé de leur fondateur (comme partourt ailleurs dans le monde). En
sortant de l'église, pour faire une course, j'ai dû monter jusqu'à
Plaza de Mayo, ce qui n'est pas ma promenade favorie le dimanche midi
et là, je suis tombée sur la San Cayetano syndicale et politique. A gauche toute ! Beaucoup de bruit et de fumée, celle des barbecues
installés à même la rue, la grille à 15 cm au-dessus du bitume et
les saucisses crues de porc (chorizo) pendues dans des sacs en
plastique sur un pan de mur que venait frapper un rayon de soleil.
Pour la sécurité alimentaire, nos militants de gauche ont encore
des progrès à faire ! Le pain lui non plus n'avait pas fraîche
allure, lui qui devrait être le roi de la fête et est
l'indispensable ingrédient du casse-croûte populaire par
excellence, le choripan (chorizo y pan). Délicieux quand c'est bien fait !
Les
amplis, poussés à fond, diffusaient de la musique pop. Les
banderoles attendaient leur heure, sagement couchées sur le pavé.
Les tentes affichaient les sigles des syndicats, j'ai vu beaucoup de
CTA (le syndicat jusqu'auboutiste, l'équivalent de Sud en France qui
veut instituer partout le rapport de force entre les salariés et le
patronat) et de CGT, laquelle reste très divisée depuis la rupture, il y a quatre ans et des poussières, entre Cristina Kichner et
Moyano, le leader syndicaliste qui a, depuis, rallié Cambiemos. Le
tout sous le regard de forces de l'ordre plutôt placides et bien
moins inquiétantes que sous Cristina où les flics faisaient vraiment peur,
par leur allure et la disposition des effectifs sur la place mais il
n'était tout juste que midi à peine passé. Il restait encore du
temps avant que la manifestation prévue cette après-midi s'ébranle sur Avenida de Mayo. Une chose m'a frappée : beaucoup
de visages métissés, beaucoup plus qu'autrefois dans les
manifestations de gauche, les fameuses caras sucias (on aurait dit
les "gueules noires" en pays minier, à ceci près que l'expression
argentine revêt une connotation raciste, anti-amérindienne que nous
ne connaissons pas en Europe). Cette présence soutenue (parce que proportionnelle sans doute) signifie sans doute deux choses
: parmi les plus mécontents, il y a sans doute beaucoup d'immigrés
boliviens et péruviens qui, de toute manière, n'ont pas le droit de
vote (ce sont eux qui occupent les pires situations de travail dans
le pays, hier comme aujourd'hui) et sous la fracture sociale existe
bel et bien une fracture raciale, qui est un mauvais présage parce
qu'il sera difficile de vaincre le racisme et la xénophobie si le
Gouvernement ne les fait pas régresser tout de suite.
Ce
matin, sur le tournant pris par le pays, j'ai pu avoir une
conversation très intéressante avec une personne appartenant aux
classes laborieuses. Rien à voir avec les universitaires
sanmartiniens ou belgraniens ou les responsables proches des
institutions de la défense qui sont mes premiers interlocuteurs à
dire du bien de l'alternance récente. J'ai trouvé cette jeune femme
beaucoup plus épanouie que l'an passé. Elle a minci (ce qui est
sans doute le signe qu'elle peut s'occuper un peu plus d'elle-même
et qu'elle subit moins de stress) et elle a gagné en sérénité.
Elle m'a raconté qu'elle gagnait mieux sa vie qu'auparavant, qu'il
lui suffisait désormais de travailler 8 heures par jour, six jours sur sept, pour
faire face à ses modestes encours : loyer, nourriture, vêtements,
transport et un peu de loisirs. Alors qu'elle enchaînait deux postes
et demi de travail tout au long de l'année jusqu'en décembre dernier. Mais maintenant elle
travaille légalement, elle est déclarée par ses patrons et elle
attribue (à tort ou à raison) cette amélioration à la plus grande
exigence de l'administration qui veille au respect de la loi (ce qui
coïnciderait avec des formules souvent répétées par Mauricio
Macri).
Au
cours de ce séjour qui me conduira à voir un peu l'Intérieur du
pays (pour autant que mon agenda chargé m'en laissera le loisir sur place),
j'espère avoir la possibilité de me rendre compte un peu mieux par
moi-même si l'impression de respiration plus large que me laissent
ces deux premières journées à Buenos Aires se confirme et
correspond ou non à une réalité majoritaire.
En
tout cas, pour Página/12,
cette San Cayetano est le signe de l'échec du gouvernement et de la
malignité de son programme économico-politique et Hebe de Bonafini
est son héroïne, elle qui vient d'obliger un juge à se déplacer
jusqu'au siège social de Madres de Plaza de Mayo pour l'entendre en
audition car la dame refuse de se rendre aux convocations qui lui
sont adressées dans le cadre de l'instruction en cours pour l'emploi frauduleux
des subventions publiques dans un programme de construction de
logements sociaux qui s'est effondré dans le scandale il y a déjà
quelques années sans qu'elle ait jamais été inquiétée (sous
Cristina) alors qu'elle est à la tête de l'association
commanditaire. Il est pour le moins suspect de voir ce quotidien
réclamer ainsi un traitement de faveur pour une dame que son grand
âge n'autorise pas à faire fi des règles de la démocratie...