Le pin historique du jardin conventuel de San Carlos à San Lorenzo (Prov Santa Fe) Source : site Internet de la Ville de San Lorenzo. |
Sous ce pin, apporté de leur Espagne natale, par les franciscains une vingtaine d'années plus tôt, il faut
alors se représenter un officier épuisé par la
chaleur du jour et le poids de sa responsabilité, le visage
entamé par un rude contact avec le sol et une jambe écrasée
par le poids de son cheval mort sous lui dès les premiers
échanges de coups de feu...
Le 3 février 1813,
au petit matin, en effet, le colonel José de San Martín,
à la tête des 200 hommes qu'il commandait, mettait en
fuite les 250 hommes armés de deux canons qui montaient
attaquer un couvent qu'ils croyaient abandonné et facile à
piller.
Ce fut le seul combat que
San Martín mena sur le sol argentin. Et il se termina sur une
victoire éclatante, encore plus significative sur le plan
politique que sur le plan militaire. Le génie de San Martín
était tel qu'il lui avait suffi d'une année
d'instruction pour faire de jeunes civils n'ayant jamais porté
une arme de leur vie des soldats aguerris d'un niveau qui n'avait
jamais existé en Amérique du Sud et de quinze minutes
d'un combat intense pour en terminer une fois pour toutes avec les
incursions récurrentes des partisans de l'Ancien Régime,
qui ravageaient ce littoral depuis plusieurs mois. Ils firent bien
encore deux tentatives dans l'année mais ils échouèrent
sans même laisser que leur passage laisse de trace dans les
mémoires locales, sinon dans la légende car on raconte
que les troupes de Montevideo avaient à deux reprises rebroussé chemin à la seule vue de l'uniforme des quelques grenadiers
restés sur place pour maintenir la sécurité de
la région.
Dans la soirée, le
rapport écrit par San Martín était confié
à un courrier à cheval. Il avait ordre de le remettre
le plus vite possible aux autorités de Buenos Aires et le 5
février, ce rapport était effectivement publié à
la dernière page de la Gazette de Buenos Aires, après
le compte-rendu des toutes premières séances de
l'Assemblée de l'An XIII.
Dernière page de l'édition du 5 février 1813 Pour lire le texte, cliquez sur l'image pour obtenir une meilleure résolution. |
Monsieur,
J'ai
l'honneur d'annoncer à Votre Excellence que le 3e jour
de février, les grenadiers sous mes ordres ont, en leur
baptême du feu, donné un nouveau triomphe aux armes de
la Patrie. Les ennemis, au nombre de 250 hommes, ont débarqué
à 5 heures et demie du matin dans le port de San Lorenzo et se
sont dirigés sans rencontrer d'opposition vers l'école
San Carlos, conformément au plan que j'avais imaginé
avec deux colonnes de 60 hommes chacune. Je les ai attaqués
par la droite et par la gauche, ils ont néanmoins opposé
une résistance valeureuse soutenue par le feu des bâtiments
(1) mais incapable de contenir l'intrépidité et
l'audace avec lesquelles les grenadiers les chargeaient, sabre au
clair : ils se replièrent aussitôt en fuyant vers
la berge, laissant sur le champ de bataille 40 morts, 14 d'entre eux
prisonniers, 15 blessés sans compter ceux qui s'écroulèrent
et qu'ils emportèrent avec eux et que, si j'en crois les flots
de sang que l'on voit dans les fossés, j'estime plus nombreux
encore. Deux canons, 40 fusils, 4 baïonnettes et un drapeau que
je remets entre les mains de Votre Excellence. C'est le vaillant
officier D. Hipólito Bouchard qui l'a arraché au
porte-drapeau, en lui ôtant la vie.
De notre côté,
nous avons perdu 26 hommes, 6 morts et les autres [sont] blessés.
De ce nombre sont le capitaine D. Justo Bermúdez et le
lieutenant D. Manuel Díaz Velez, car avançant avec
énergie jusqu'au bord du fossé cet estimable officier
est tombé entre les mains de l'ennemi.
Le courage et
l'intrépidité que les officiers et les hommes de troupe
placés sous mes ordres ont manifestés leur donnent
droit au respect de la Patrie et à des égards de la
part de Votre Excellence. Je compte parmi eux le valeureux et
méritant Dr. D. Julián Navarro, curé, qui se
présenta avec courage sur le champ de bataille pour apporter
un soutien de vive voix et distribuer les secours spirituels. Ont
aussi acquis des droits les officiers supplétifs D. Vicente
Marmol et D. Julián Corvera, qui, tout comme les miens, se
sont tenus avec courage dans tous les dangers. Il ne fait aucun doute
que le courage et l'intrépidité de mes grenadiers en
auraient terminé d'un seul coup en ce jour avec les incursions
de l'ennemi sur les rives du Paraná, si la proximité
des berges n'avait pas protégé sa fuite mais je me
risque sans peur à pronostiquer que cette bonne leçon
marquera une nouvelle ère où l'ennemi ne reviendra plus
inquiéter ces pacifiques habitants.
Dieu garde Votre
Excellence de longues années.
San Lorenzo, 3 février
1813
José de San Martín
(Traduction Denise Anne
Clavilier, copyright Editions du Jasmin)
Ce document appartient au
second livre que je prépare sur San Martín, dont la
parution devrait intervenir d'ici la fin de l'année, aux Editions du Jasmin, en complément de San Martín, à
rebours des conquistadors, dans la partie documents de la collection
Signes de Vie.
* * *
Dans la soirée de
ce 3 février 1813, après le départ du messager,
le grenadier Juan Bautista Cabral, dont la légende fit un
sergent, qu'il ne fut jamais, pas même à titre posthume,
rendait son âme à Dieu, après avoir été grièvement blessé au début de l'affrontement. Il était né, on ne
sait quand, à Saladas, dans l'actuelle Province de Corrientes,
la région natale de son colonel dont il venait de sauver la
vie en le dégageant de dessous son cheval, qui le retenait
prisonnier au début du combat. On est à peu près
sûr qu'il était guarani ou métis car ce régiment
des grenadiers à cheval fut le seul régiment
multi-racial de l'époque révolutionnaire, par
la volonté d'un San Martín qui, profondément exempt de préjugés racistes, était un abolitionniste convaincu de l'esclavage des Africains et du servage
des Indiens... Le 14 février, c'est le capitaine Bermúdez
qui mourut lui aussi, emporté par les suites d'une amputation
de la jambe. Ces braves ont donné leur nom aux localités
de tous les environs et ils reposent pour toujours dans le petit
cimetière du couvent.
Pour sa part, Cabral
dispose d'un autre tombeau, un tombeau musical qui lui fut composé
par Manuel Campoamor qui entendait ainsi participer aux festivités
du centenaire de la Révolution de Mai (1910). C'est un tango,
vous l'aviez deviné, un tango joyeux et primesautier à
la manière de la Guardia Vieja : El Sargento Cabral, un des
tout premiers tangos qui arriva à Paris et fut, grâce
aux échanges diplomatiques entre notre pays et l'Argentine dans les Années Folles, inscrit au répertoire de la Garde
Républicaine...
En mémoire de ce
héros sans visage et deux cents ans jour pour jour après
sa mort, nous pouvons l'écouter dans un enregistrement tiré
de la caverne d'Ali-Baba qu'est le site argentin Todo Tango.
Pour aller plus loin :
Lire l'article consacré à l'évènement par un journal de la Province de Corrientes (la province natale de San Martín), El Litoral.
Si vous souhaitez vous
rendre compte une nouvelle fois de la manière dont, en matière
d'histoire aujourd'hui en Argentine, l'idéologie et
l'imagination l'emportent systématiquement sur la méthodologie
scientifique (à l'inverse de ce qui se passe en Europe
occidentale, qui repose sur une longue tradition démocratique
qui manque encore à l'Amérique du Sud), allez jeter un
œil sur l'article très peu en vedette que publie Página/12 ce matin : vous y
verrez comment on invente des problématiques historiques qui
n'en sont pas comme la raison de la mort de Bermúdez attribuée
ici, de manière il est vrai hypothétique, à la
susceptibilité du capitaine qui n'aurait pas supporté
d'encourir la remontrance de son colonel pour avoir lancé
l'attaque avec quelques secondes de retard. Outre le fait que cette
explication manque de pertinence (il est mort d'une septicémie
après une amputation sans anesthésie et dans des
conditions d'hygiène pré-pasteuriennes), elle ne fait
aucun cas des analyses de San Martín lui-même après
le combat et bien plus tard, dans son exil de Bruxelles, où il
souligne la qualité militaire de Bermúdez tout en
concédant son manque d'expérience au combat. Et puis
cette explication est aussi très invraisemblable : tous les
officiers qui ont servi directement sous San Martín ont
toujours témoigné du tact avec lequel il savait
critiquer ses subordonnés et même les rappeler à
la plus stricte discipline lorsqu'ils s'écartaient de
celle-ci. Et de ce tact, de cette délicatesse d'âme, on
a maints témoignages écrits, y compris des critiques
rédigées par San Martín lui-même quand les
manquements étaient si graves qu'ils méritaient une
formalisation écrite. Ces courriers-là font foi d'un
sens de la mesure et d'un respect de l'autre qu'on n'attend pas chez
un chef militaire en temps de guerre mais qui est là, sous nos
yeux.
(1) Ainsi donc les
attaquants étaient méfiants puisque un bon nombre
d'artilleurs étaient restés à bord des navires
pour servir le feu au cas où. D'où ce choix d'un
mouillage sur la rive opposée au couvent.