dimanche 3 février 2013

Il y a deux cents ans aujourd'hui, le combat de San Lorenzo [Bicentenaire]

Le pin historique du jardin
conventuel de San Carlos
à San Lorenzo (Prov Santa Fe)
Source : site Internet
de la Ville de San Lorenzo.
Sous cet arbre, la légende (et peut-être aussi la réalité historique) veut que San Martín ait écrit le rapport qui conclut cet article.


Sous ce pin, apporté de leur Espagne natale, par les franciscains une vingtaine d'années plus tôt, il faut alors se représenter un officier épuisé par la chaleur du jour et le poids de sa responsabilité, le visage entamé par un rude contact avec le sol et une jambe écrasée par le poids de son cheval mort sous lui dès les premiers échanges de coups de feu...

Le 3 février 1813, au petit matin, en effet, le colonel José de San Martín, à la tête des 200 hommes qu'il commandait, mettait en fuite les 250 hommes armés de deux canons qui montaient attaquer un couvent qu'ils croyaient abandonné et facile à piller.

Ce fut le seul combat que San Martín mena sur le sol argentin. Et il se termina sur une victoire éclatante, encore plus significative sur le plan politique que sur le plan militaire. Le génie de San Martín était tel qu'il lui avait suffi d'une année d'instruction pour faire de jeunes civils n'ayant jamais porté une arme de leur vie des soldats aguerris d'un niveau qui n'avait jamais existé en Amérique du Sud et de quinze minutes d'un combat intense pour en terminer une fois pour toutes avec les incursions récurrentes des partisans de l'Ancien Régime, qui ravageaient ce littoral depuis plusieurs mois. Ils firent bien encore deux tentatives dans l'année mais ils échouèrent sans même laisser que leur passage laisse de trace dans les mémoires locales, sinon dans la légende car on raconte que les troupes de Montevideo avaient à deux reprises rebroussé chemin à la seule vue de l'uniforme des quelques grenadiers restés sur place pour maintenir la sécurité de la région.

Dans la soirée, le rapport écrit par San Martín était confié à un courrier à cheval. Il avait ordre de le remettre le plus vite possible aux autorités de Buenos Aires et le 5 février, ce rapport était effectivement publié à la dernière page de la Gazette de Buenos Aires, après le compte-rendu des toutes premières séances de l'Assemblée de l'An XIII.
Dernière page de l'édition du 5 février 1813
Pour lire le texte, cliquez sur l'image pour obtenir une meilleure résolution.

Monsieur,
J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Excellence que le 3e jour de février, les grenadiers sous mes ordres ont, en leur baptême du feu, donné un nouveau triomphe aux armes de la Patrie. Les ennemis, au nombre de 250 hommes, ont débarqué à 5 heures et demie du matin dans le port de San Lorenzo et se sont dirigés sans rencontrer d'opposition vers l'école San Carlos, conformément au plan que j'avais imaginé avec deux colonnes de 60 hommes chacune. Je les ai attaqués par la droite et par la gauche, ils ont néanmoins opposé une résistance valeureuse soutenue par le feu des bâtiments (1) mais incapable de contenir l'intrépidité et l'audace avec lesquelles les grenadiers les chargeaient, sabre au clair : ils se replièrent aussitôt en fuyant vers la berge, laissant sur le champ de bataille 40 morts, 14 d'entre eux prisonniers, 15 blessés sans compter ceux qui s'écroulèrent et qu'ils emportèrent avec eux et que, si j'en crois les flots de sang que l'on voit dans les fossés, j'estime plus nombreux encore. Deux canons, 40 fusils, 4 baïonnettes et un drapeau que je remets entre les mains de Votre Excellence. C'est le vaillant officier D. Hipólito Bouchard qui l'a arraché au porte-drapeau, en lui ôtant la vie.
De notre côté, nous avons perdu 26 hommes, 6 morts et les autres [sont] blessés. De ce nombre sont le capitaine D. Justo Bermúdez et le lieutenant D. Manuel Díaz Velez, car avançant avec énergie jusqu'au bord du fossé cet estimable officier est tombé entre les mains de l'ennemi.
Le courage et l'intrépidité que les officiers et les hommes de troupe placés sous mes ordres ont manifestés leur donnent droit au respect de la Patrie et à des égards de la part de Votre Excellence. Je compte parmi eux le valeureux et méritant Dr. D. Julián Navarro, curé, qui se présenta avec courage sur le champ de bataille pour apporter un soutien de vive voix et distribuer les secours spirituels. Ont aussi acquis des droits les officiers supplétifs D. Vicente Marmol et D. Julián Corvera, qui, tout comme les miens, se sont tenus avec courage dans tous les dangers. Il ne fait aucun doute que le courage et l'intrépidité de mes grenadiers en auraient terminé d'un seul coup en ce jour avec les incursions de l'ennemi sur les rives du Paraná, si la proximité des berges n'avait pas protégé sa fuite mais je me risque sans peur à pronostiquer que cette bonne leçon marquera une nouvelle ère où l'ennemi ne reviendra plus inquiéter ces pacifiques habitants.

Dieu garde Votre Excellence de longues années.

San Lorenzo, 3 février 1813
José de San Martín
(Traduction Denise Anne Clavilier, copyright Editions du Jasmin)

Ce document appartient au second livre que je prépare sur San Martín, dont la parution devrait intervenir d'ici la fin de l'année, aux Editions du Jasmin, en complément de San Martín, à rebours des conquistadors, dans la partie documents de la collection Signes de Vie.

* * *

Dans la soirée de ce 3 février 1813, après le départ du messager, le grenadier Juan Bautista Cabral, dont la légende fit un sergent, qu'il ne fut jamais, pas même à titre posthume, rendait son âme à Dieu, après avoir été grièvement blessé au début de l'affrontement. Il était né, on ne sait quand, à Saladas, dans l'actuelle Province de Corrientes, la région natale de son colonel dont il venait de sauver la vie en le dégageant de dessous son cheval, qui le retenait prisonnier au début du combat. On est à peu près sûr qu'il était guarani ou métis car ce régiment des grenadiers à cheval fut le seul régiment multi-racial de l'époque révolutionnaire, par la volonté d'un San Martín qui, profondément exempt de préjugés racistes, était un abolitionniste convaincu de l'esclavage des Africains et du servage des Indiens... Le 14 février, c'est le capitaine Bermúdez qui mourut lui aussi, emporté par les suites d'une amputation de la jambe. Ces braves ont donné leur nom aux localités de tous les environs et ils reposent pour toujours dans le petit cimetière du couvent.

Pour sa part, Cabral dispose d'un autre tombeau, un tombeau musical qui lui fut composé par Manuel Campoamor qui entendait ainsi participer aux festivités du centenaire de la Révolution de Mai (1910). C'est un tango, vous l'aviez deviné, un tango joyeux et primesautier à la manière de la Guardia Vieja : El Sargento Cabral, un des tout premiers tangos qui arriva à Paris et fut, grâce aux échanges diplomatiques entre notre pays et l'Argentine dans les Années Folles, inscrit au répertoire de la Garde Républicaine...

En mémoire de ce héros sans visage et deux cents ans jour pour jour après sa mort, nous pouvons l'écouter dans un enregistrement tiré de la caverne d'Ali-Baba qu'est le site argentin Todo Tango.

Illustration extraite des Memoirs of General William Miller, by John Miller, London 1828
ouvrage scanné par Google dans une université anglo-saxonne
Ce dessin est probablement de la main de William Miller (ou de son frère John)
d'après un croquis fourni par San Martín depuis Bruxelles.
Il est probable que ce n'est pas le dessin original de San Martín dans la mesure
où il avait demandé à Miller de ne pas publier son dessin dont il n'était pas satisfait.
On y voit l'escadre royaliste, la ligne de traversée du fleuve, le point de débarquement
la montée des ennemis groupés vers le couvent et les deux charges de cavalerie
dans un schéma à rapprocher du rapport de San Martín lui-même.
La charge de Bermúdez dessine la plus longue trajectoire,
ce qui lui valut peut-être sa blessure mortelle.
Pour lire le schéma, cliquez sur l'image pour obtenir une meilleure résolution.

Pour aller plus loin :
Lire l'article consacré à l'évènement par un journal de la Province de Corrientes (la province natale de San Martín), El Litoral.

Si vous souhaitez vous rendre compte une nouvelle fois de la manière dont, en matière d'histoire aujourd'hui en Argentine, l'idéologie et l'imagination l'emportent systématiquement sur la méthodologie scientifique (à l'inverse de ce qui se passe en Europe occidentale, qui repose sur une longue tradition démocratique qui manque encore à l'Amérique du Sud), allez jeter un œil sur l'article très peu en vedette que publie Página/12 ce matin : vous y verrez comment on invente des problématiques historiques qui n'en sont pas comme la raison de la mort de Bermúdez attribuée ici, de manière il est vrai hypothétique, à la susceptibilité du capitaine qui n'aurait pas supporté d'encourir la remontrance de son colonel pour avoir lancé l'attaque avec quelques secondes de retard. Outre le fait que cette explication manque de pertinence (il est mort d'une septicémie après une amputation sans anesthésie et dans des conditions d'hygiène pré-pasteuriennes), elle ne fait aucun cas des analyses de San Martín lui-même après le combat et bien plus tard, dans son exil de Bruxelles, où il souligne la qualité militaire de Bermúdez tout en concédant son manque d'expérience au combat. Et puis cette explication est aussi très invraisemblable : tous les officiers qui ont servi directement sous San Martín ont toujours témoigné du tact avec lequel il savait critiquer ses subordonnés et même les rappeler à la plus stricte discipline lorsqu'ils s'écartaient de celle-ci. Et de ce tact, de cette délicatesse d'âme, on a maints témoignages écrits, y compris des critiques rédigées par San Martín lui-même quand les manquements étaient si graves qu'ils méritaient une formalisation écrite. Ces courriers-là font foi d'un sens de la mesure et d'un respect de l'autre qu'on n'attend pas chez un chef militaire en temps de guerre mais qui est là, sous nos yeux.

(1) Ainsi donc les attaquants étaient méfiants puisque un bon nombre d'artilleurs étaient restés à bord des navires pour servir le feu au cas où. D'où ce choix d'un mouillage sur la rive opposée au couvent.