
Trois jours avant la fête
nationale, ce dimanche, qui célèbre la Révolution de Mai (1810),
laquelle a mis fin à l’Ancien régime colonial pour lui substituer
une première forme d’autonomie grâce à l’instauration d’un
gouvernement collégial élu parmi les principaux patriciens de la
ville de Buenos Aires, Javier Mileí a fermé plusieurs instituts
culturels nationaux, dissolvant les uns, comme l’Instituto Nacional
Belgraniano, consacré à l’étude de la vie et de l’œuvre
politique de Manuel Belgrano, l’un des principaux acteurs du 25 Mai
1810, n transformant d’autres, comme l’Instituto Nacional
Sanmartiniano, consacré à José de San Martín qu’on
surnomme en Argentine le Padre de la Patria (rien que ça !),
qui va devenir un musée (n’importe quoi !) et fusionnant les
troisièmes comme l’Instituto Nacional del Teatro qui va être vidé
de toute raison d’être (il avait pour vocation d’organiser les
professions du théâtre, de les représenter dans le dialogue avec
les pouvoirs publics, de soutenir les activités théâtrales et
notamment les festivals).
D’autres
instituts historiques disparaissent aussi. Comme par hasard, ceux
consacrés à des personnages historiques qui déplaisent fortement à
cette droite dictatoriale qui s’est installée à la Casa Rosada
depuis l’élection de Mileí : ceux consacrés à Juan Domingo
Perón, à Guillermo Brown (un amiral de la période indépendantiste)
et à Juan Manuel de Rosas, un gouverneur fédéraliste de la
Province de Buenos Aires à l’époque romantique, pendant la Guerre
civile qui opposait les libéraux, partisans d’un État
unitaire, aux fédéraux qui s’appuyaient plus sur le peuple que
sur le développement du commerce international (Rosas a tenté, sans
y parvenir, de créer une culture et une société qu’on
appellerait aujourd’hui multiraciales en donnant une place aux
descendants d’esclaves d’origine africaine et aux Amérindiens de
la région que les gravures historiques nous montrent fréquemment
dans le paysage urbain de Buenos Aires). Ces personnes ont existé,
elles ont marqué l’histoire de l’Argentine, que cela plaise ou
non au parti au pouvoir ! Même l’institut consacré au
pionnier de l’aviation Jorge Newberry n’échappe pas à
l’hécatombe !!!
Le
musée Eva Perón échappe, pour le moment, au massacre parce qu’il
constitue une attraction touristique importante… à cause de Don’t
cry to me, Argentina, qui n’a strictement rien à voir avec
elle mais bon, passons ! Tant mieux si ce très intéressant
musée survit. En revanche, l’institut d’études historiques Eva
Perón disparaît corps et biens.
Les
instituts historiques ainsi dissous sont censés voir leurs activités
regroupées dans un nouvel Instituto Histórico Nacional qui a
surtout, semble-t-il, pour objectif de permettre de supprimer
quelques postes de travail.
De
toute manière, d’un point de vue scientifique, c’est une
nouvelle décision d’une crétinerie sans fond : la recherche
sur l’histoire argentine n’est pas encore assez mûre pour
mélanger ainsi tous les sujets. Pour l’heure, ce dont le pays a
besoin, c’est de se raconter son roman national, sans lequel aucune
nation ne peut exister. Toute communauté, nationale ou même plus
petite, a besoin de ses mythes fondateurs et il faut bien produire le
récit qui fera un jour consensus, or ce consensus sera porté par
des figures humaines, des héros à aimer et à admirer.
Historiquement, en Europe, ce processus a duré environ 4 siècles,
soit 16 générations, dans chacun de nos nombreux États-nations.
Les États-Unis ont été
les seuls à résoudre ce problème grâce à la littérature et au
cinéma. Eux seuls en ont eu les moyens financiers et techniques. Et
l’université a fait tranquillement son travail de recherche, de
son côté et sans bruit. Cela a eu un prix : les travaux des
historiens n’ont pas atteint le grand public et on s’en rend bien
compte quand on entend Trump énoncer les âneries qu’il accumule
en la matière. Ce qu’il connaît de l’histoire de son pays,
c’est ce que racontent quelques films quand ils passent à la
télé !
En
Argentine, le grand mérite des Instituts, depuis la fondation du
Sanmartiniano dans les années 1930, aura été de commencer à
opérer la transition entre mémoire et histoire (au sens
scientifique du terme). Or cette transition est loin d’être
achevée et la séparation des instituts, leur autonomie, chacun avec
son personnage tutélaire, donnait déjà un travail de fou aux
historiens qui en faisaient partie, dont certains étaient membres de
plusieurs d’entre eux.
Il
n’est pas habituel dans ce blog que je me mette aussi franchement
en avant mais il se trouve que, sous deux statuts différents et
depuis plusieurs années, je suis la correspondante en France de
l’Instituto Nacional Sanmartiniano et de l’Instituto Nacional
Belgraniano. Et je le resterai en dépit de cette nouvelle forfaiture
de Mileí et de ses sbires !
Cette
double fermeture me concerne donc personnellement et je m’associe
aux amis que j’ai dans ces deux sociétés pour vous inviter à
signer la pétition qu’ils ont lancée hier dès la nouvelle
connue :
NO AL CIERRE DEL
SANMARTINIANO
Y DEL BELGRANNIANO
Voici
le
lien pour accéder à cette pétition.
Le
site Change.org vous demandera en français (si vous vous connectez
depuis la France) vos nom et prénoms, votre ville, votre pays et
votre adresse mail où un message de confirmation vous sera envoyé
pour valider votre signature.
Pour
les quelques salariés, dont certains sont devenus mes amis et qui
viennent de perdre leur travail, historiens, archivistes et agents
administratifs, pour tout le travail accompli ces dernières années,
notamment la tâche disproportionnée de transcrire l’ensemble des
archives connues de l’un et l’autre personnages, pour les
dizaines d’historiens qui animent bénévolement ces structures et
y apportent leur travail, pour le matériel rassemblé dont on ignore
ce qu’il va devenir, je vous remercie pour la signature de notre
pétition.
©
Denise Anne Clavilier
Pour
aller plus loin :
lire
l’article
d’aujourd’hui de Página/12
lire
l’article
d’hier de Clarín
lire
l’article
d’hier de La Nación
Página/12
a consacré aussi aujourd’hui un
article à la défense du bien-fondé du musée de la Mémoire de la
ex-ESMA que le gouvernement menace aussi de détruire :
l’objectif du président est de faire disparaître tout ce qui a
trait à la mémoire douloureuse de la dernière dictature militaire
entre 1976 et 1983 et des crimes contre l’humanité dont elle est
rendue coupable et en général de détruire l’histoire, de faire
des Argentins un peuple amnésique et donc plus facile à dominer
sous la forme d’une nouvelle dictature, celle d’une certaine
oligarchie comme en rêve Trump.
Quant
à Clarín, il publie aujourd’hui un
billet d’opinion concernant la liberté de la presse et les
héros de la Révolution de Mai 1910 (ce sont ceux qui l’ont été
établie en Argentine pour la première fois).