Le 26 janvier dernier, un ancien sous-secrétaire d'Etat aux Droits de l'Homme de l'Administration de Ronald Reagan a témoigné, par visioconférence, en direct de Washington, au procès argentin sur le plan systèmatique d'enlèvement à leurs familles des enfants des opposants à la Dictature militaire de 1976-1983, ces 300 à 500 enfants, aujourd'hui largement trentenaires, que cherche à identifier l'ONG Abuelas de Plaza de Mayo.
L'homme, né aux Etats-Unis en 1948, a reconnu qu'il avait compris au cours d'une conversation avec l'Ambassadeur argentin que la Junte, alors présidée par Reynaldo Bignone, mettait en oeuvre un plan systématique de modification de la filiation des enfants et qu'il ne s'agissait pas d'initiatives isolées et individuelles.
Cette complicité des Etats-Unis au plus haut niveau n'est pas vraiment une découverte. Cela fait longtemps qu'on sait qu'ils ont tout laissé faire en parfaite ou presque parfaite connaissance de cause. Le quotidien Página/12 avait déjà découvert et publié des documents très compromettants pour le gouvernement américain, trouvés dans les papiers déclassifiés par les Etats-Unis en 2002 (sous le mandat de George W. Bush !). Mais c'est la première fois qu'un ancien ministre fédéral des Etats-Unis fait un aveu public et qui plus est judiciaire.
“Estábamos (el gobierno de los Estados Unidos) al tanto de que algunos niños habían sido sustraídos estando los padres en prisión o fallecidos y pensábamos que no se refería sólo a uno o dos niños o uno o dos oficiales que hubiesen sustraído a los niños, sabíamos que era un plan porque había mucha gente que encarcelaban o asesinaban y nos parecía que el gobierno militar había decidido que algunos niños se entregasen a otras familias”.
(Déposition sous serment d'Elliot Abrams, reprise par Página/12 le 27 janvier 2012)
Nous (le Gouvernement des Etats-Unis) étions au courant que quelques enfants avaient été soustraits alors que leurs parents étaient incarcérés ou morts et nous pensions qu'il ne se référait pas qu'à un ou deux enfants ou un ou deux officiers qui auraient soustrait les enfants, nous savions que c'était un plan parce qu'il y avait beaucoup de gens qu'on mettait en prison ou qu'on assassinait et il nous semblait que le gouvernement militaire avait décidé que quelques enfants seraient remis à d'autres familles.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
L'aveu est encore alambiqué avec bien des euphémismes mais il dit ce qu'il dit.
L'entretien entre le sous-secrétaire aux Droits de l'Homme et l'Ambassadeur a eu lieu le 3 décembre 1982, un an avant le retour de la démocratie en Argentine (la prestation de serment de Raúl Alfonsín a eu lieu le 10 décembre 1983) au salon de thé de l'hôtel Ritz-Carlton de Washington. Le ministre nord-américain voulait aborder avec le diplomate deux thèmes, celui de la certification de l'Argentine (un label remis par les Etats-Unis aux pays qui respectent les Droits de l'homme, censé éclairer l'opinion publique et les hommes d'affaires américains qui travaillent hors des frontières fédérales) et celui des disparus, dont on parlait depuis 1977, depuis que les fondatrices de Madres de Plaza de Mayo avaient porté l'affaire aux Nations Unies à New-York en dénonçant le non-respect par la Junte Militaire des engagements de l'Argentine lors de la fondation des Nations Unies et la ratification de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
Le sous-secrétaire d'Etat fit ensuite son rapport à ses supérieurs, au Secrétariat d'Etat.
“Toqué con el embajador el tema de los niños, como los chicos nacidos en prisión o los chicos sacados a sus familias durante la guerra sucia. Mientras los desaparecidos estaban muertos, estos niños estaban vivos y esto era, en un sentido, el más grave problema humanitario. El embajador coincidió completamente y ya había hablado esto con su ministro de Relaciones Exteriores y su presidente. Ellos no rechazaron su visión pero señalaron el problema de, por ejemplo, sacar los chicos de sus padres adoptivos. Yo sugerí que ese problema debería ser manejado por la Iglesia o por una comisión que incluya la Iglesia, a doctores, etc. Las acciones respecto a estos chicos podrían tener un enorme contenido humanitario y político. Nuevamente el embajador dijo que estaba completamente de acuerdo y que tocaría este punto una vez más con su capital”.
(Déposition sous serment d'Elliot Abrams, reprise par Página/12 le 27 janvier 2012)
J'ai touché un mot à l'Ambassadeur au sujet des enfants, comme les gamins nés en prison ou les gamins retirés à leurs familles pendant la guerre sale (1). Tandis que les disparus étaient morts (2), ces enfants étaient vivants et ça, c'était, en un sens, le problème humanitaire le plus grave. L'Ambassadeur a été complètement d'accord et il en avait déjà parlé avec son Ministre des Relations Etrangères et son Président. Eux n'ont pas repoussé cette vision des choses mais ont soulevé le problème par exemple d'enlever les gamins à leurs parents adoptifs (3). J'ai suggéré que ce problème puisse être géré par l'Eglise ou par une commission incluant l'Eglise, des médecins, etc. Les actions envers ces gamins auraient pu avoir un énorme contenu humanitaire et politique. De nouveau, l'Ambassadeur répondit qu'il était complètement d'accord et qu'il en toucherait un mot encore une fois avec sa capitale. (4)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Dans son édition de vendredi dernier, Página/12 reproduit une partie de l'interrogatoire du témoin à la barre virtuelle de la visioconférence par les avocats de Abuelas et la Présidente du Tribunal à partir de la traduction simultanée en espagnol, Elliott Abrams s'exprimant en anglais (sans doute pour maîtriser parfaitement ses propos), mais il montrait sa parfaite compréhension du débat argentin. Ayant travaillé au consulat argentin à Washington, il répondait aux questions directement, sans attendre de traduction. Soyons-lui reconnaissant cependant d'avoir eu le courage de reconnaître toute cette lamentable lâcheté d'Etat 30 ans plus tard.
Un peu plus loin dans l'article, le journaliste s'insurge contre la version qui avait été servie à l'opinion publique argentine par les démocrates qui ont géré la fin de la dictature et qui ont mis le rapt des enfants au rang des excès du régime, refusant de lui reconnaître le caractère systématique que le présent procès met en lumière et qui l'apparente à un crime contre l'humanité, quelque soit le nombre d'individus concernés (environ 1000 familles, ce qui peut paraître peu mais qui représente tout de même bon an mal au moins 10 000 personnes, qui se recoupent bien entendu avec la parenté des 30 000 disparus, puis les familles des enfants ont été blessées au moins deux fois dans leur chair, par la disparition de l'enfant et celle de l'un ou de ses deux parents).
Les militants des droits de l'homme en Argentine infèrent du témoignage d'Abrams qu'à travers les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et l'Argentine, qui ne faisait pas grand effort pour cacher la réalité de la situation devant les représentants nord-américains (ce qui montre bien qu'ils ne craignaient pas grand-chose de la vertu de l'Oncle Sam), la CIA et le FBI pourraient être en possession d'informations essentielles pour l'identification des enfants volés (aujourd'hui des adultes, souvent mariés et eux-mêmes parents, mais sous une identité fausse) et des couples, complices de la Dictature pour la plupart d'entre eux, qui les ont adoptés suivant des procédures frauduleuses.
Pour en savoir plus :
lire l'article complet, avec ses pièces déclassifiées, dans la version en ligne de Página/12
(1) Euphémisme pour désigner la répression sanglante de la dictature, conçue comme une guerre contre la subversion (de l'idéologie des droits de l'homme). Au moment où a lieu cette conversation dans le cadre somptueux de ce bar de luxe, l'ONG Abuelas de Plaza de Mayo existe et cherche déjà des tout-petits, dont la plupart n'ont pas encore 5 ans.
(2) Tout ce vocabulaire est vraiment très étonnant. On parlait alors de disparus justement pour ne pas parler de morts, les familles parce qu'elles espéraient les retrouver vivants et les militaires parce qu'ils tentaient de les faire passer pour des lâches, voire des traîtres qui avaient fui le pays (de préférence pour un pays du bloc communiste) ou des fugueurs de droit commun.
(3) Quelle sensibilité chez tous ces braves gens ! Des coeurs en or dans des corps de tortionnaire...
(4) Comment ne pas fondre d'attendrissement devant tant de bonne volonté de part et d'autre !