Remo Carlotto est le fils de Estela de
Carlotto, la rayonnante présidente de Abuelas de Plaza de Mayo
(1). Comme sa mère, il a souffert, au début de la Dictature, de la mort épouvantable
de sa sœur, Laura, dont le corps sans vie et gravement mutilé
a été rendu à la famille quelques semaines après
son exécution, qui a dû suivre de très près
son accouchement en détention.
Hier, le 26 juin 2013, c'était
l'anniversaire de cette naissance clandestine. Laura avait accouché
d'un garçon et la famille sait qu'elle avait voulu le nommer
Guido.
Ce matin, Remo Carlotto, qui s'est
engagé en politique et exerce aujourd'hui la présidence
de la Commission des droits de l'Homme à la Chambre des
Députés, a fait paraître dans Página/12
une lettre ouverte à ce Guido dont sa famille légitime
ne sait rien (2).
No sé. Será porque voy a
ser abuelo en unos meses que cuando te pienso ahora lo hago
reconstruyendo ese último momento, ese instante final, cuando
sentiste por única y última vez la diminuta mano
regordeta de Guido aún inmerso en tu propio perfume.
Será que sólo puedo
recordarte en ese instante en que lo miraste, en que te viste a vos y
a él conjugados en un sueño. Será que lo
acunaste amorosamente con un solo brazo, porque el otro estaba
engrillado a la cama del lugar donde pariste. Será que te veo
besándolo con ternura, celebrando el milagro de tenerlo en las
peores condiciones, será que intuías lo peor. Será
que la mano criminal te lo arrebató a las pocas horas y tus
pechos hinchados de leche ya no tendrían sentido, será
que lo viste por última vez y trataste de retener sus formas,
sus muecas natales, su sorpresa ante el mundo. Será que hace
exactamente 35 años la vida de todos nosotros, la tuya
trágicamente, cambió para no ser nunca más la
misma. La de Guido para sumirse en la oscuridad y la mentira, sin
identidad.
Hoy te pienso y lo pienso a Guido todos
los días.
Poder reparar, sentir mínimamente
que encontrándolo vuelvas en nosotros a tocar su mano como ese
día, el más inmenso y el más trágico.
Guido: ésta es una hoja al
viento. Quizá la leas. Te buscamos, te esperamos, luchamos.
Tu abuela, tus tíos, tus primos,
todos. Te amamos.
Remo Carlotto, in Página/12 (sous le lien, le billet original de ce matin).
Je ne sais pas. Peut-être parce
que je vais être grand-père d'ici quelques mois ? mais
quand je pense à toi maintenant, je le fais en reconstruisant
ce tout dernier moment, cet instant final, où tu as senti pour
l'unique et dernière fois la petite main grassouillette de
Guido encore tout immergé dans ta propre odeur.
Peut-être que je ne peux me
souvenir de toi que dans ce moment-là où tu l'as
regardé, où tu t'es vue, toi, et lui aussi ensemble
dans un rêve. Peut-être l'as-tu amoureusement bercé
dans un seul bras, parce que l'autre était menotté au
lit de l'endroit où tu avais accouché. Je te vois lui
donner peut-être des baisers avec tendresse, pour célébrer
le miracle de l'avoir dans les pires conditions, peut-être
avais-tu l'intuition du pire. Peut-être la main criminelle l'a
arraché à toi quelques heures après et tes seins
gonflés de lait n'avaient déjà plus de sens.
Peut-être le voyais-tu pour la dernière fois et tu auras
cherché à retenir ses manières, ses expressions
de nouveau-né, sa surprise devant le monde. Voilà que
ça fait exactement 35 ans que notre vie à tous, la
tienne de manière tragique, a changé et ne sera plus
jamais la même. Celle de Guido s'est noyée dans
l'obscurité et le mensonge, l'absence d'identité.
Aujourd'hui, je pense à toi et
je pense à Guido tous les jours.
Pouvoir réparer, sentir si peu
que ce soit que le trouver, ce serait te voir revenir en nous pour
toucher sa main comme ce jour-là, le plus immense et le plus
tragique.
Guido, voici une feuille qui vole au
vent. Peut-être la liras-tu. Nous te cherchons, nous
t'attendons, nous nous battons.
Ta grand-mère, tes oncles et
tantes, tes cousins, tous. Nous t'aimons.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
(1) Il y a deux ans, Estela de Carlotto
avait déjà publié dans le même quotidien une lettre ouverte à ce petit-fils inconnu.
(2)
Ce thème qui s'exprime ici dans les termes de la souffrance la
plus intime inspire aujourd'hui aussi les poètes. Dans Deux
cents ans après (Tarabuste Editions, janvier 2011), j'ai
traduit trois tangos qui aborde ce sujet, l'un de Alejandro Szwarcman
(sous l'angle du témoin hors de la famille), Raimundo Rosales
et Marcela Bublik (sous l'angle du ressenti de l'enfant qui doute de
l'identité qu'on lui a donnée lors de son adoption
frauduleuse).