Photo Ville de Mercedes |
Mardi dernier,
la ville de Mercedes, dans la province de Corrientes, célébrait un
nouvel anniversaire de la mort du Gauchito Gil avec l’inauguration
d’une statue géante de ce saint populaire et non officiel. Une
statue qui ne plaît pas à tout le monde. Elle peut nous paraître
kitsch. Elle est en fait assez typique de la dévotion populaire
sud-américaine, très chargée en couleurs et de forme très simple.
Haute de 9 mètres, donc pas vraiment discrète, elle représente le
Gaucho, dans ses vêtements traditionnels, où le rouge se voit à
mille lieues à la ronde, et sa croix, qui rappelle celle qui fut
posée sur sa tombe, après son exécution extrajudiciaire, il y a
141 ans.
Qui
fut le Gauchito Gil ? Une sorte de Robin des
Bois argentin, un journalier rural qui, en pleine guerre civile entre
fédéraux et unitaires, rejoignit une bande de hors-la-loi qui
volait les riches pour redistribuer aux pauvres, sous la forme de
protection apportée aux fugitifs, de soutien matériel aux
persécutés. La bande aurait pris part à la guerre civile dans le
camp des fédéraux, que la bonne société des possédants unitaires
assimilait tous à des bandits. Au moins, ce n’était pas l’analyse
politique qui lui donnait la migraine !
Dans
ce qui n’était pas encore Mercedes, le hameau de Pai Ubre où il
serait né, Antonio Mamerto Gil Núñez (circa 1840- 8 janvier 1878)
fut arrêté pour désertion (il aurait désobéi alors
qu’il était mobilisé, contre son gré comme la plupart des
combattants de ce conflit, lors de la Guerre de la Triple Alliance,
qui opposa, de 1864 à 1870, l’Argentine au Paraguay, pour la
possession de la province de Chaco). Les policiers, qui devaient
l’escorter jusqu’à la ville de Goya pour qu’il y soit jugé,
décidèrent de l’exécuter en route. Il fut pendu par les pieds à
un caroubier sur le bord du chemin et égorgé avec son propre
couteau, grâce aux mœurs très douces des forces de l’ordre de
l’époque (1). Des villageois vinrent décrocher son corps et
l’enterrèrent pieusement dans le cimetière local, en mettant une
croix sur sa tombe.
Le tumulus à l'extérieur de l'agglomération Photo Ville de Mercedes |
La
légende veut qu’il ait supplié son bourreau de ne pas le tuer en
lui prédisant qu’il allait recevoir une lettre qui prouverait son
innocence et devant la résolution implacable du policier, il lui
annonça qu’à son retour dans ses foyers, il trouverait son fils
malade et sur le point de mourir, qu’il n’aurait plus alors que
prier, en l’invoquant lui qui serait au Ciel (2), pour que son fils
soit sauvé. Et c’est ce qu’il se passa. Depuis, les fidèles
témoignent que de nombreux miracles et guérisons mystérieuses ont
lieu sur sa tombe, dans le cimetière de Mercedes, et ailleurs,
lorsqu’ils l’invoquent, comme on le fait traditionnellement avec
un saint canonique.
Les
valeurs de pardon et de grâce divine étant au cœur de cette
croyance marginale, peu compatible avec l’ordre rigoureux de
l’Église catholique d’aujourd’hui (3), celle-ci accompagne le
pèlerinage en organisant des messes et des bénédictions dans
l’église paroissiale et au cimetière.
Une de El Litoral, le 8 janvier Le secteur du tumulus était déjà complètement engorgé sous un ciel qui menaçait (photo centrale) Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Des
petits sanctuaires du Gauchito Gil, très reconnaissables à leur
armée de foulards rouges flottant au vent, jalonnent toutes les
routes rurales du pays. Ce culte a même gagné les alentours de
Barcelone en Espagne. On y lit des tas d’ex-votos très
impressionnants avec des remerciements pour les grâces reçues.
En
1872, le journaliste et poète José Hernández (1834-1886), qui
avait vécu à Corrientes, publia une grande épopée en sixains
d’octosyllabes, El gaucho Martín Fierro, dont l’histoire est
assez proche de celle que raconte la légende du Gauchito Gil, une
légende qui, mis à part les événements miraculeux posthumes,
correspond à une réalité sociale et politique souvent attestée
dans cette deuxième partie du dix-neuvième siècle.
Une de El Litoral d'hier Au centre de la page, les images de l'orage qui a inondé la province En manchette, en haut à gauche, le pèlerinage à cheval Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Le
Gauchito Gil est devenu le saint patron des petits salariés ruraux,
ultra-précaires, celui des gens qui s’estiment victimes
d’injustices, qui sont humiliés à leur travail, dans leur vie
civile, etc. Et bien entendu, ils sont plus nombreux en période de
crise grave comme celle que traverse l’Argentine, surtout depuis
juin.
A
l’occasion de cette inauguration, on a vu arriver à Mercedes
quelque 200.000 pèlerins. Une manne économique dont cette statue
doit favoriser l’exploitation à fonds. Ce sanctuaire et ce culte
populaires sont un atout touristique pour la petite ville et tout est
bon pour gagner de l’argent : le parking, l’accès aux
toilettes, l’accès au tumulus qui marque l’endroit de
l’exécution, à huit kilomètres de l’agglomération, les
bibelots de piété et autres amulettes et breloques…
Les
marchands du Temple dans toute leur splendeur ! Mais c’est
aussi authentiquement pittoresque. Et très sincère chez la grande
majorité des pèlerins.
Pour
aller plus loin :
lire
l’article de Clarín
lire
l’article de La Voz
consulter
la page Facebook du village de Mercedes, qui a publié de nombreuses
photos du 8 janvier dernier
consulter
le site religieux du Gauchito Gil, où vous pouvez déposer des
intentions, comme on le fait sur les sites Internet de tous les
grands sanctuaires catholiques partout dans le monde. Bien évidemment, celui-ci n'a rien d'officiel.
(1)
Cette explosion de violence pourrait indiquer que l’homme était
effectivement un fédéral rebelle car c’est le genre de crime que
provoquaient les passions politiques de cette guerre civile atroce
qui commença en janvier 1820 et prit fin en 1880, au moment où,
après la victoire sur le Paraguay, le camp fédéral reculait devant
la puissante avancée des unitaires, qui étaient au pouvoir à
Buenos Aires, capitale fédérale depuis 1853. La "République
conservatrice" (1860-1880) qui bénéficiait d’un meilleur armement,
acheté, avec les gros sous des gros propriétaires terriens, aux
puissances européennes qui étaient leurs clients, finit par écraser
définitivement les fédéraux dans la banlieue de Buenos Aires en
juin 1880. Une version lénifiante de la légende veut que Antonio
soit tombé amoureux de la fille d’un commissaire, qui lui refusa
la main de sa fille, et que l’inimitié entre les policiers et le
gaucho viendrait de cet incident de jeunesse. C’est un procédé
assez fréquent en Argentine lorsque l’oligarchie en place a voulu
détourner la dénonciation de ses abus de pouvoir qui se glisse dans
la parole populaire, comme les contes ou les chansons, dans le
folklore à la campagne et comme dans le tango en ville.
(2)
Un élément de la légende qui se raccroche très certainement à la
figure du Bon Larron qui meurt sur la croix à côté du Christ, qui
lui dit, à lui le réprouvé, que demain il sera dans le Paradis
avec lui.
(3)
Mais assez semblable sans doute à ce que furent les débuts
chaotiques et anarchiques du culte des saints avant que l’Église
organise son droit canon et établissent des procédures rigides qui
entourent depuis le bas Moyen-Age la canonisation et la vénération
des bienheureux et des saints.