jeudi 10 janvier 2019

Grande affluence au sanctuaire du Gauchito Gil [Coutumes]

Photo Ville de Mercedes

Mardi dernier, la ville de Mercedes, dans la province de Corrientes, célébrait un nouvel anniversaire de la mort du Gauchito Gil avec l’inauguration d’une statue géante de ce saint populaire et non officiel. Une statue qui ne plaît pas à tout le monde. Elle peut nous paraître kitsch. Elle est en fait assez typique de la dévotion populaire sud-américaine, très chargée en couleurs et de forme très simple. Haute de 9 mètres, donc pas vraiment discrète, elle représente le Gaucho, dans ses vêtements traditionnels, où le rouge se voit à mille lieues à la ronde, et sa croix, qui rappelle celle qui fut posée sur sa tombe, après son exécution extrajudiciaire, il y a 141 ans.

La messe du 8 janvier à la paroisse de Mercedes
avec toutes les statues que les fidèles ont apportées pour qu'elles soient bénies
On voit que l'assemblée est très populaire
(regardez les tenues et la fréquence du surpoids)
Photo Ville de Mercedes

Qui fut le Gauchito Gil ? Une sorte de Robin des Bois argentin, un journalier rural qui, en pleine guerre civile entre fédéraux et unitaires, rejoignit une bande de hors-la-loi qui volait les riches pour redistribuer aux pauvres, sous la forme de protection apportée aux fugitifs, de soutien matériel aux persécutés. La bande aurait pris part à la guerre civile dans le camp des fédéraux, que la bonne société des possédants unitaires assimilait tous à des bandits. Au moins, ce n’était pas l’analyse politique qui lui donnait la migraine !

Le Gauchito Gil à côté d'une Vierge couronné et de San Cayetano
(chez nous saint Gaëtan : le prêtre avec un bébé dans les bras)
le saint du pain et du travail, autre grande figure de la piété populaire,
honoré le 7 août
Photo Ville de Mercedes

Dans ce qui n’était pas encore Mercedes, le hameau de Pai Ubre où il serait né, Antonio Mamerto Gil Núñez (circa 1840- 8 janvier 1878) fut arrêté pour désertion (il aurait désobéi alors qu’il était mobilisé, contre son gré comme la plupart des combattants de ce conflit, lors de la Guerre de la Triple Alliance, qui opposa, de 1864 à 1870, l’Argentine au Paraguay, pour la possession de la province de Chaco). Les policiers, qui devaient l’escorter jusqu’à la ville de Goya pour qu’il y soit jugé, décidèrent de l’exécuter en route. Il fut pendu par les pieds à un caroubier sur le bord du chemin et égorgé avec son propre couteau, grâce aux mœurs très douces des forces de l’ordre de l’époque (1). Des villageois vinrent décrocher son corps et l’enterrèrent pieusement dans le cimetière local, en mettant une croix sur sa tombe.

Le tumulus à l'extérieur de l'agglomération
Photo Ville de Mercedes

La légende veut qu’il ait supplié son bourreau de ne pas le tuer en lui prédisant qu’il allait recevoir une lettre qui prouverait son innocence et devant la résolution implacable du policier, il lui annonça qu’à son retour dans ses foyers, il trouverait son fils malade et sur le point de mourir, qu’il n’aurait plus alors que prier, en l’invoquant lui qui serait au Ciel (2), pour que son fils soit sauvé. Et c’est ce qu’il se passa. Depuis, les fidèles témoignent que de nombreux miracles et guérisons mystérieuses ont lieu sur sa tombe, dans le cimetière de Mercedes, et ailleurs, lorsqu’ils l’invoquent, comme on le fait traditionnellement avec un saint canonique.

Les valeurs de pardon et de grâce divine étant au cœur de cette croyance marginale, peu compatible avec l’ordre rigoureux de l’Église catholique d’aujourd’hui (3), celle-ci accompagne le pèlerinage en organisant des messes et des bénédictions dans l’église paroissiale et au cimetière.

Une de El Litoral, le 8 janvier
Le secteur du tumulus était déjà complètement engorgé sous un ciel qui menaçait
(photo centrale)
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Des petits sanctuaires du Gauchito Gil, très reconnaissables à leur armée de foulards rouges flottant au vent, jalonnent toutes les routes rurales du pays. Ce culte a même gagné les alentours de Barcelone en Espagne. On y lit des tas d’ex-votos très impressionnants avec des remerciements pour les grâces reçues.
En 1872, le journaliste et poète José Hernández (1834-1886), qui avait vécu à Corrientes, publia une grande épopée en sixains d’octosyllabes, El gaucho Martín Fierro, dont l’histoire est assez proche de celle que raconte la légende du Gauchito Gil, une légende qui, mis à part les événements miraculeux posthumes, correspond à une réalité sociale et politique souvent attestée dans cette deuxième partie du dix-neuvième siècle.

Une de El Litoral d'hier
Au centre de la page, les images de l'orage qui a inondé la province
En manchette, en haut à gauche, le pèlerinage à cheval
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Le Gauchito Gil est devenu le saint patron des petits salariés ruraux, ultra-précaires, celui des gens qui s’estiment victimes d’injustices, qui sont humiliés à leur travail, dans leur vie civile, etc. Et bien entendu, ils sont plus nombreux en période de crise grave comme celle que traverse l’Argentine, surtout depuis juin.

A l’occasion de cette inauguration, on a vu arriver à Mercedes quelque 200.000 pèlerins. Une manne économique dont cette statue doit favoriser l’exploitation à fonds. Ce sanctuaire et ce culte populaires sont un atout touristique pour la petite ville et tout est bon pour gagner de l’argent : le parking, l’accès aux toilettes, l’accès au tumulus qui marque l’endroit de l’exécution, à huit kilomètres de l’agglomération, les bibelots de piété et autres amulettes et breloques…
Les marchands du Temple dans toute leur splendeur ! Mais c’est aussi authentiquement pittoresque. Et très sincère chez la grande majorité des pèlerins.

Pour aller plus loin :
consulter la page Facebook du village de Mercedes, qui a publié de nombreuses photos du 8 janvier dernier
consulter le site religieux du Gauchito Gil, où vous pouvez déposer des intentions, comme on le fait sur les sites Internet de tous les grands sanctuaires catholiques partout dans le monde. Bien évidemment, celui-ci n'a rien d'officiel.



(1) Cette explosion de violence pourrait indiquer que l’homme était effectivement un fédéral rebelle car c’est le genre de crime que provoquaient les passions politiques de cette guerre civile atroce qui commença en janvier 1820 et prit fin en 1880, au moment où, après la victoire sur le Paraguay, le camp fédéral reculait devant la puissante avancée des unitaires, qui étaient au pouvoir à Buenos Aires, capitale fédérale depuis 1853. La "République conservatrice" (1860-1880) qui bénéficiait d’un meilleur armement, acheté, avec les gros sous des gros propriétaires terriens, aux puissances européennes qui étaient leurs clients, finit par écraser définitivement les fédéraux dans la banlieue de Buenos Aires en juin 1880. Une version lénifiante de la légende veut que Antonio soit tombé amoureux de la fille d’un commissaire, qui lui refusa la main de sa fille, et que l’inimitié entre les policiers et le gaucho viendrait de cet incident de jeunesse. C’est un procédé assez fréquent en Argentine lorsque l’oligarchie en place a voulu détourner la dénonciation de ses abus de pouvoir qui se glisse dans la parole populaire, comme les contes ou les chansons, dans le folklore à la campagne et comme dans le tango en ville.
(2) Un élément de la légende qui se raccroche très certainement à la figure du Bon Larron qui meurt sur la croix à côté du Christ, qui lui dit, à lui le réprouvé, que demain il sera dans le Paradis avec lui.
(3) Mais assez semblable sans doute à ce que furent les débuts chaotiques et anarchiques du culte des saints avant que l’Église organise son droit canon et établissent des procédures rigides qui entourent depuis le bas Moyen-Age la canonisation et la vénération des bienheureux et des saints.