Il y a un siècle, dans ce qui est aujourd’hui plaza Martín
Fierro, dans le quartier San Cristóbal, à Buenos Aires, éclatait
une grève, que ses organisateurs déclaraient générale et qui
allait se transformer du jour au lendemain, aux premiers morts, en
émeute qui enflamme tout le sud de la ville, à quoi répondirent
une nouvelle série de représailles d’une rare violence. La place recouvre le vaste périmètre où se dressaient les
Ateliers Vasena, un complexe industriel de mécanique et de
métallurgie fondée par un immigré italien, Pietro Vasena (1853-1916). Il y a quelques
années, l’endroit a fait l’objet de fouilles archéologiques qui
ont donné lieu à plusieurs articles scientifiques rassemblés dans
un livre, en accès libre et gratuit en ligne. Un morceau du mur de
l’usine principale tient encore debout, ultime témoin de la
tragédie qui a pris naissance dans ce sud populaire de Buenos Aires.
Plaza Martín Fierro (Facebook) Les vestiges de l'usine |
En janvier 1919, la
révolution bolchévique était toute récente et elle terrorisait
les grands possédants et les bourgeois modestes partout dans le
monde. Les rumeurs courraient que le tsar Nicolas II avait été tué mais on
n’en savait pas plus. A Berlin, la marxiste Rosa Luxemburg et le
social-démocrate Karl Liebknecht voyaient leur échapper une
révolution prolétaire immature. Elle s’achèva par leur
assassinat le 15 janvier et un bain de sang général qui fit office de fonts baptismaux à la malheureuse République de Weimar. Et voilà
qu’à Buenos Aires, les trains s’arrêtent d’un seul coup, au
lendemain de l’Epiphanie. Les journaux ne paraissent plus, les
commerces cessent de lever le rideau, les services de voiture à
chevaux ne fonctionnent plus et l’approvisionnement de la ville est
interrompu. De plus, les femmes tiennent un rôle certain dans ce mouvement revendicatif et les enfants sont présents parmi les grévistes et les manifestants. Le gouvernement du président Hipólito Yrigoyen (1),
pourtant de gauche et porté au pouvoir dans la liesse en 1916 par le
vote populaire (2), fait donner la troupe et la police. Il préfère
négocier avec le patronat qu’avec les ouvriers. La répression qui
s’ensuivit causa de nombreux morts et blessés pendant toute la
semaine.
D’un seul coup,
Buenos Aires est transformée en ville assiégée, où le peuple
érige des barricades dans les quartiers populaires (Constitución,
San Cristóbal, La Boca, Barracas, etc.) tandis que la cavalerie,
l’infanterie et l’artillerie de l’armée de terre protégent
les institutions nationales, comme le Congrès et le palais du
Gouvernement (Casa Rosada), et investissent la rue, les gares et le
métro tout neuf (3), pendant que les troupes de marine transforment
les deux ports de la ville en camps retranchés.
Caras y Caretas Les incidents en marge de la "marche patriotique" de l'UCR Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Parmi les manifestants
ouvriers, il y avait quelques communistes, peu nombreux, et beaucoup
d’anarchistes. Certains d’entre eux étaient juifs, c’étaient
des immigrants de date récente, originaires de l’ancien empire
russe (4), arrivés en Argentine pour fuir les pogroms du vendredi
soir dans leur pays natal. Or des groupes d’émeutiers s’en
prirent, entre autres, à des institutions catholiques : une
église fut incendiée, Jesús Sacramentado, ainsi qu’un orphelinat
de filles, la Casa de Jesús, entièrement pillé et dévasté. La
répression se traduisit très rapidement en débordements
antisémites, d’origine patronale et radicale, qui donnèrent lieu
à un progrom sanglant, le seul qui ait jamais eu lieu en Amérique
du Sud.
Quotidien Le Temps (Paris), édition du 14 janvier 1919 (Gallica - BNF) Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
Face aux ouvriers
révoltés, l’UCR, parti au pouvoir, organisa une réponse dite
patriotique, avec un impressionnant défilé en bon ordre, en
costumes et canotiers, sur Avenida de Mayo, qui relie les deux
centres du pouvoir, la Casa Rosada et le Congrès. Les photos ne sont
pas sans nous rappeler la manifestation en faveur du général De
Gaulle à la fin des événements de mai 1968.
Le Figaro, du 14 janvier 1919 (Gallica-BNF) Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
La ville connut aussi
tous les désagréments collatéraux : grève des éboueurs,
montagnes d’immondices dans les rues, voitures de tramway
renversées et détruites, abandonnées sur la voie publique,
vitrines démolies, milliers de litres de lait renversés sur la
chaussée. Le tout en plein été, avec les odeurs nauséabondes que
provoquait ce soleil qui dardait sans pitié ses rayons sur ce champ
de bataille urbain.
Le vieil ombú de Plaza Martín Fierro (Facebook) Un peu de paix sur des lieux qui perdent la mémoire... |
C’est l’hebdomadaire
Caras y Caretas qui, pour décrire les faits qui venaient de ravager
la capitale argentine trouva, dans son édition du 18 janvier 1919,
ce nom de Semana Trágica que l’histoire a retenu pour désigner
ces événements. Le magazine illustré ne consacra pas moins de
29 pages à cette sanglante actualité.
Des pages très instructives et émouvantes : beaucoup
de photos et quelques dessins montrent un cœur historique de Buenos
Aires qui n’a pas beaucoup changé, en particulier les rues de
Monserrat (Belgrano, Mitre, Chacabuco, Perú, Saénz Peña, Piedras,
etc.) alors que les quartiers industriels ont complètement disparus.
Ils montrent aussi des classes sociales aux tenues très
discriminantes : le peuple, de tout niveau social, qui a pour
expression culturelle le tango naissant.
Dans les éditions
papier de ce matin, la presse rappelle ces événements douloureux.
Pour en savoir plus :
lire l’article de Clarín
lire l’article de Ambito, le quotidien financier national.
Bien entendu, la presse
militant de gauche en parle beaucoup plus encore mais, là, il y en a
trop !
Ajout du 23 janvier 2019 :
il y a une semaine, l'historien Esteban Ocampo était interviewé sur le sujet par France 24 (canal espagnol), dont le siège est à Bogotá, en Colombie. A regarder sur Youtube.
Ajout du 23 janvier 2019 :
il y a une semaine, l'historien Esteban Ocampo était interviewé sur le sujet par France 24 (canal espagnol), dont le siège est à Bogotá, en Colombie. A regarder sur Youtube.
(1) Yrigoyen était le
leader de la Unión Cívica Radical, parti d’abord révolutionnaire
et devenu démocratique en 1916, qui forme aujourd’hui une bonne
partie du centre droit du paysage politique argentin. L’UCR est
actuellement alliée au PRO (libéraux), formant ainsi l’alliance
gouvernementale Cambiemos. L’UCR avait surgi en 1891 de la classe
moyenne, passablement embourgeoisée, de Buenos Aires :
médecins, juristes, fonctionnaires, enseignants... Les attaques de
groupes radicaux contre les comités ouvriers, notamment juifs,
viennent donc d’une tradition de violence politique encore très
ancrée dans le jeune parti.
(2) En 1912, la loi
Saénz Peña avait donné le droit de vote à tous les hommes nés
argentins, le refusant aux naturalisés, dans un pays qui connaissait
une vague d’immigration dont l’ampleur n’a pas beaucoup
d’équivalent dans l’histoire du monde, à part celle qui
connaissait New York à la même époque. La loi prévoyait que le
vote serait obligatoire et secret. Trois grandes nouveautés qui ne
manquèrent pas de produire leur effet : au premier scrutin
national qui suivit, les électeurs mirent la tête du pays le
premier gouvernement constitutionnel de gauche de l’histoire
argentine.
(3) La première ligne,
qui partait alors de Plaza de Mayo, datait de 1813. Le premier métro
du continent.
(4) C’est la raison
pour laquelle ruso, en Argentine et surtout à Buenos Aires, veut
souvent dire juif et non pas russe. De même, turco veut dire arabe
et non pas turc : les immigrants venant du Liban et de la Syrie,
en majorité des chrétiens qui, avant la première Guerre
mondiale, fuyaient l’islamisation et la turquisation de l’Empire ottoman, entre les guerres balkaniques et la première Guerre mondiale,
présentaient à la douane du port de Buenos Aires des passeports
turcs jusqu’au traité de Trianon, qui démantela l’empire, après
sa défaite de 1918.