lundi 7 janvier 2019

Il y a cent ans aujourd’hui commençait la Semana Trágica [Histoire]

Le début des troubles au début du reportage de Caras y Caretas
En haut, les lieux de la première fusillade policière contre les ouvriers rebelles
Au centre : les dégâts dans un salon de coiffure du voisinage et un mur
En bas : le médecin venu au secours des victimes
avec son secrétaire et les forces de police montée
Les obsèques des victimes, le lendemain, allaient mettre le feu aux poudres
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Il y a un siècle, dans ce qui est aujourd’hui plaza Martín Fierro, dans le quartier San Cristóbal, à Buenos Aires, éclatait une grève, que ses organisateurs déclaraient générale et qui allait se transformer du jour au lendemain, aux premiers morts, en émeute qui enflamme tout le sud de la ville, à quoi répondirent une nouvelle série de représailles d’une rare violence. La place recouvre le vaste périmètre où se dressaient les Ateliers Vasena, un complexe industriel de mécanique et de métallurgie fondée par un immigré italien, Pietro Vasena (1853-1916). Il y a quelques années, l’endroit a fait l’objet de fouilles archéologiques qui ont donné lieu à plusieurs articles scientifiques rassemblés dans un livre, en accès libre et gratuit en ligne. Un morceau du mur de l’usine principale tient encore debout, ultime témoin de la tragédie qui a pris naissance dans ce sud populaire de Buenos Aires.

Plaza Martín Fierro (Facebook)
Les vestiges de l'usine

En janvier 1919, la révolution bolchévique était toute récente et elle terrorisait les grands possédants et les bourgeois modestes partout dans le monde. Les rumeurs courraient que le tsar Nicolas II avait été tué mais on n’en savait pas plus. A Berlin, la marxiste Rosa Luxemburg et le social-démocrate Karl Liebknecht voyaient leur échapper une révolution prolétaire immature. Elle s’achèva par leur assassinat le 15 janvier et un bain de sang général qui fit office de fonts baptismaux à la malheureuse République de Weimar. Et voilà qu’à Buenos Aires, les trains s’arrêtent d’un seul coup, au lendemain de l’Epiphanie. Les journaux ne paraissent plus, les commerces cessent de lever le rideau, les services de voiture à chevaux ne fonctionnent plus et l’approvisionnement de la ville est interrompu. De plus, les femmes tiennent un rôle certain dans ce mouvement revendicatif et les enfants sont présents parmi les grévistes et les manifestants. Le gouvernement du président Hipólito Yrigoyen (1), pourtant de gauche et porté au pouvoir dans la liesse en 1916 par le vote populaire (2), fait donner la troupe et la police. Il préfère négocier avec le patronat qu’avec les ouvriers. La répression qui s’ensuivit causa de nombreux morts et blessés pendant toute la semaine.
D’un seul coup, Buenos Aires est transformée en ville assiégée, où le peuple érige des barricades dans les quartiers populaires (Constitución, San Cristóbal, La Boca, Barracas, etc.) tandis que la cavalerie, l’infanterie et l’artillerie de l’armée de terre protégent les institutions nationales, comme le Congrès et le palais du Gouvernement (Casa Rosada), et investissent la rue, les gares et le métro tout neuf (3), pendant que les troupes de marine transforment les deux ports de la ville en camps retranchés.

Caras y Caretas
Les incidents en marge de la "marche patriotique" de l'UCR
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Parmi les manifestants ouvriers, il y avait quelques communistes, peu nombreux, et beaucoup d’anarchistes. Certains d’entre eux étaient juifs, c’étaient des immigrants de date récente, originaires de l’ancien empire russe (4), arrivés en Argentine pour fuir les pogroms du vendredi soir dans leur pays natal. Or des groupes d’émeutiers s’en prirent, entre autres, à des institutions catholiques : une église fut incendiée, Jesús Sacramentado, ainsi qu’un orphelinat de filles, la Casa de Jesús, entièrement pillé et dévasté. La répression se traduisit très rapidement en débordements antisémites, d’origine patronale et radicale, qui donnèrent lieu à un progrom sanglant, le seul qui ait jamais eu lieu en Amérique du Sud.

Quotidien Le Temps (Paris), édition du 14 janvier 1919 (Gallica - BNF)
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Face aux ouvriers révoltés, l’UCR, parti au pouvoir, organisa une réponse dite patriotique, avec un impressionnant défilé en bon ordre, en costumes et canotiers, sur Avenida de Mayo, qui relie les deux centres du pouvoir, la Casa Rosada et le Congrès. Les photos ne sont pas sans nous rappeler la manifestation en faveur du général De Gaulle à la fin des événements de mai 1968.

Le Figaro, du 14 janvier 1919 (Gallica-BNF)
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La ville connut aussi tous les désagréments collatéraux : grève des éboueurs, montagnes d’immondices dans les rues, voitures de tramway renversées et détruites, abandonnées sur la voie publique, vitrines démolies, milliers de litres de lait renversés sur la chaussée. Le tout en plein été, avec les odeurs nauséabondes que provoquait ce soleil qui dardait sans pitié ses rayons sur ce champ de bataille urbain.

Le vieil ombú de Plaza Martín Fierro (Facebook)
Un peu de paix sur des lieux qui perdent la mémoire...

C’est l’hebdomadaire Caras y Caretas qui, pour décrire les faits qui venaient de ravager la capitale argentine trouva, dans son édition du 18 janvier 1919, ce nom de Semana Trágica que l’histoire a retenu pour désigner ces événements. Le magazine illustré ne consacra pas moins de 29 pages à cette sanglante actualité.
Des pages très instructives et émouvantes : beaucoup de photos et quelques dessins montrent un cœur historique de Buenos Aires qui n’a pas beaucoup changé, en particulier les rues de Monserrat (Belgrano, Mitre, Chacabuco, Perú, Saénz Peña, Piedras, etc.) alors que les quartiers industriels ont complètement disparus. Ils montrent aussi des classes sociales aux tenues très discriminantes : le peuple, de tout niveau social, qui a pour expression culturelle le tango naissant.

Dans les éditions papier de ce matin, la presse rappelle ces événements douloureux.

Pour en savoir plus :
lire l’article de Ambito, le quotidien financier national.
Bien entendu, la presse militant de gauche en parle beaucoup plus encore mais, là, il y en a trop !

Ajout du 23 janvier 2019 :
il y a une semaine, l'historien Esteban Ocampo était interviewé sur le sujet par France 24 (canal espagnol), dont le siège est à Bogotá, en Colombie. A regarder sur Youtube.




(1) Yrigoyen était le leader de la Unión Cívica Radical, parti d’abord révolutionnaire et devenu démocratique en 1916, qui forme aujourd’hui une bonne partie du centre droit du paysage politique argentin. L’UCR est actuellement alliée au PRO (libéraux), formant ainsi l’alliance gouvernementale Cambiemos. L’UCR avait surgi en 1891 de la classe moyenne, passablement embourgeoisée, de Buenos Aires : médecins, juristes, fonctionnaires, enseignants... Les attaques de groupes radicaux contre les comités ouvriers, notamment juifs, viennent donc d’une tradition de violence politique encore très ancrée dans le jeune parti.
(2) En 1912, la loi Saénz Peña avait donné le droit de vote à tous les hommes nés argentins, le refusant aux naturalisés, dans un pays qui connaissait une vague d’immigration dont l’ampleur n’a pas beaucoup d’équivalent dans l’histoire du monde, à part celle qui connaissait New York à la même époque. La loi prévoyait que le vote serait obligatoire et secret. Trois grandes nouveautés qui ne manquèrent pas de produire leur effet : au premier scrutin national qui suivit, les électeurs mirent la tête du pays le premier gouvernement constitutionnel de gauche de l’histoire argentine.
(3) La première ligne, qui partait alors de Plaza de Mayo, datait de 1813. Le premier métro du continent.
(4) C’est la raison pour laquelle ruso, en Argentine et surtout à Buenos Aires, veut souvent dire juif et non pas russe. De même, turco veut dire arabe et non pas turc : les immigrants venant du Liban et de la Syrie, en majorité des chrétiens qui, avant la première Guerre mondiale, fuyaient l’islamisation et la turquisation de l’Empire ottoman, entre les guerres balkaniques et la première Guerre mondiale, présentaient à la douane du port de Buenos Aires des passeports turcs jusqu’au traité de Trianon, qui démantela l’empire, après sa défaite de 1918.