"Alberto" a gagné et avec un beau score :
48,10 % des votes alors qu’il n’en faut que 46 pour être
élu au premier tour. De l’autre côté, Mauricio Macri a réussi à
mobiliser ses électeurs, puisqu’il a fortement réduit l’écart
creusé par les PASO (16 points) et les sondages successifs depuis le
11 août (21 points). Macri a atteint les 40 % de votes. La participation a été très élevée (environ 80% des inscrits, soit plus que les 75% des PASO - ce sont donc probablement des électeurs de droite qui ont décidé cette fois-ci de ne pas faire l'isoloir buissonnier).
Comme
d’habitude, la Province de Buenos Aires a voté comme la majorité
nationale, Axel Kiciloff gagne le gouvernorat à La Plata et inflige
une défaite humiliante à María Eugenia Vidal, longtemps apparue
comme la jeune leader souriante de la droite libérale (et qui a
échoué tout comme Macri, en chutant elle aussi dans l’impopularité,
à cause de son discours socialement stigmatisant). Et comme
d’habitude aussi, la Ville Autonome de Buenos Aires a voté dans le
sens opposé : Rodrigo Larreta Rodríguez, le champion local du
néolibéralisme, l’emporte haut-la-main, avec presque 56 %
des voix, sur l’ancien président de Atlético Club de San
Lorenzo (1), Matías Lammens (35 %). Buenos Aires est toutefois
entourée par une double ceinture de gauche presque complète :
son immédiate banlieue et la grande banlieue n’ont que des
municipalités de la couleur du gouverneur, sauf deux villes au
nord-ouest. Cela n’augure rien de bon pour l’harmonie du Gran
Buenos Aires et de toutes les infrastructures qu’il faudrait
administrer en commun : le système routier, les transports en
commun, les universités, les hôpitaux, les ressources en eau, la
lutte contre la pollution et le réchauffement climatique.
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Página/12
a offert aux internautes une carte très parlante qui montre la
ceinture de droite qui sépare en deux la carte de l’Argentine,
avec les provinces gagnées par l’alliance néolibérale-UCR :
Entre-Rios (au nord de Buenos Aires), Santa Fe, Córdoba, San Luis et
Mendoza (2), ce à quoi il faut mettre une petite nuance, puisque ces
derniers jours, le gouverneur réélu de San Luis, un potentat local
qui n’a d’étiquette que lui-même, a appelé à voter pour
Alberto Fernández ou sans doute plutôt contre Mauricio Macri.
Carte des résultats Capture d'écran ce matin (très tôt pour les Argentins) de Página/12 Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
La
surprise est donc venue de Santa Fe, où Alberto Fernández avait
gagné les PASO (avec 10 points d’avantage) et où une majorité de
votes de droite vient de s’imposer d’un cheveu (moins d’un
point de différence) dans ces élections nationales (les élections
provinciales se sont jouées plus tôt dans l’année, portant au
gouvernorat l’ancien sénateur national Omar Perotti, une figure
péroniste, qui a mis fin à douze ans de domination socialiste dans
cette province) (3).
Carte des résultats Capture d'écran ce matin (heure française) de La Nación Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
La
banque centrale argentine (BCRA) a aussitôt renforcé le contrôle
des changes pour éviter une plus grande perte de ses réserves en
dollars, déjà largement entamées depuis l’arrivée au pouvoir de
Mauricio Macri et la levée immédiate des mesures protectrices
prises par l’ancienne présidente Cristina Kirchner : elle
vient de limiter à 200 USD par personne la capacité mensuelle de
change des résidents argentins. Ce qui va bien entendu favorisé le
marché noir des devises, qui s’est installé à nouveau dès les
premières mesures de ce genre par Mauricio Macri au cours du mois
d’octobre, après la désastreuse chute du peso argentin après les
PASO et la victoire prévisible de la gauche, que les marchés
détestent là-bas comme ici.
Il n'existe pas de meilleure résolution |
Le
10 décembre prochain, Cristina Kirchner deviendra la présidente du
Sénat, perchoir qui revient de droit au vice-président de la
Nation. Pour la première fois dans l’histoire du pays, une femme
va succéder à une femme à ce poste prestigieux. La majorité
absolue au Sénat dépend maintenant des qualités de négociateurs
de FF qui devront aboutir à l’unité des péronistes puisque les
sénateurs élus sous ce type d’étiquette sont partagés entre
plusieurs formations partisanes. Le perchoir de la Chambre des
Députés, où la répartition entre majorité et opposition est
encore indécise, devrait revenir, si la majorité présidentielle
emporte bien celle des sièges de la chambre basse, à Sergio Massa,
un ancien premier ministre de Cristina puis dissident du kirchnerisme, revenu sagement à la maison
pour ces élections (il avait senti le vent tourner avant les PASO,
il faut dire qu’il soufflait fort).
Alberto
Fernández, futur président argentin, est un juriste universitaire :
il enseigne le droit pénal à l’Université de Buenos Aires, la
plus prestigieuse du pays. Au début septembre, il a fait à ce titre
une tournée en Espagne, dans plusieurs universités publiques où il
a donné des conférences. Il en a profité pour prendre des contacts
politiques avec Pedro Sánchez, le président socialiste du Conseil
espagnol, et sans aucun doute avec d’autres personnalités. Alberto
Fernández avait été bien accueilli partout où il est passé dans
la Péninsule et ces dernières semaines, les grands journaux de
référence comme The New York Times ou El País (en Espagne) avaient
lâché Macri pour faire de lui des portraits sinon élogieux du
moins non repoussants, ce qui est beaucoup pour ces titres. Il a un
désavantage certain : sa voix, très douce, et sa diction,
parfois mal articulée, sortent des standards habituels du paysage
politique argentin, surtout du côté péroniste, habitué à des
ports de voix tonitruants et autoritaires. Le président élu vit,
sans être mariée, avec une femme de vingt ans plus jeune que lui,
ancienne correspondance locale de CNN español et actrice de théâtre
et de cinéma, qui a joué sur scène cette année, Fabiola Yáñez.
Elle a même participé au mouvement Metoo argentin, avec un flot
d’actrices qui ont dénoncé publiquement le harcèlement, voire
les viols, dont elles ont été victimes. Elle a été très discrète
au cours de la campagne mais elle nourrirait des rêves de maternité
(4). Si le couple ne régularise pas sa situation, ce serait la
première fois que la première dame argentine n’est pas l’épouse
du chef de l’État. De son côté, Alberto Fernández est un
musicien amateur de très bon niveau. Ils font donc tous deux la
paire et on peut espérer que le secteur culturel et artistique sera
mieux traité que sous le mandat qui s’achève.
En haut : "Ce n'est pas un chèque en blanc" En bas : "Remontée surprise" Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Reste
à savoir maintenant deux choses :
- Ce qu’il va se passer sur le plan judiciaire, puisque Cristina Fernández est poursuivie dans plusieurs dossiers de corruption, sans que jamais la preuve formelle de son implication ait été apportée dans aucune instruction ouverte (tout est à l’état d’indices), et qu’elle comparaît actuellement devant une première instance de jugement dont les séances devaient reprendre dans la première semaine de novembre. Sur ce point, on a déjà une petite idée puisque la justice, dans plusieurs affaires impliquant des personnalités de l’opposition et la nouvelle majorité, a déjà tourné casaque. Dans le même ordre d’idées, on observera avec intérêt le retour ou non en Argentine de Florencia Kirchner Fernández, sa fille, soignée à Cuba pour des désordres psychiques à répercussions physiques, dont on soupçonne qu’ils expriment l’angoisse de la jeune femme devant une éventuelle condamnation à de la prison ferme pour des actes d’abus de biens publics, de recel d’abus et de complicité avec sa mère (et son défunt père) pour lesquelles elle est poursuivie avec son frère et leur mère, désormais non plus simple sénatrice mais vice-présidente élue. De méchantes langues ont dit aussitôt après les PASO que Florencia avait commencé à récupérer, ce qui n’est pas prouvé puisque ses médecins ne tiennent pas des conférences de presse tous les quatre matins et pourrait n’être que le résultat d’une bonne prise en charge médicale puisqu’à Cuba, en général, le système sanitaire est le plus performant de la région (à la hauteur des deux systèmes européens, français et néerlandais, dans les Caraïbes et la Guyane) ;
- Comment va se dérouler la transition jusqu’à la prestation de serment le 10 décembre. En 2015;celle entre Cristina Kirchner et Mauricio Macri avait été inexistante, en grande partie parce que Cristina n’en voulait en aucune manière et en partie (peut-être moindre) parce que Macri s’était montré peu conciliant, voulant de son coté écraser et humilier l’opposition, persuadé qu’il était que c’était l’alternance politique qui allait apporter, comme par magie, la prospérité au pays, et convaincre les investisseurs du monde entier de venir risquer leurs capitaux en Argentine (5). Hier soir, en reconnaissant sa défaite, Macri a appelé son adversaire à une transition en bon ordre et dans le dialogue, mais rien ne permet d’assurer qu’il la veuille vraiment. Alberto Fernández, quant à lui, après s’être montré très conciliant au lendemain des PASO, avait suspendu tous les contacts il y a plusieurs semaines en constatant que la majorité sortante cherchait à le compromettre dans les mesures qu’elle prenait et à transformer cette étrange transition anticipée en un co-gouvernement dans lequel la presse hégémonique (de droite) sautait à pieds joints, trop heureuse elle aussi de contribuer à compromettre l’opposition haïe. Alberto Fernández s’était donc prudemment retiré du dialogue. Comment va-t-il conduire cette transition ? Pour l’heure, il a nommé 40 négociateurs chargés de se rapprocher de chaque département du gouvernement (ministères et agences d’État, comme les médias, le centre de statistiques et les grandes directions structurelles) et, à l’invitation du président sortant, il a pris son petit-déjeuner avec lui.
Pour
en savoir plus :
lire
l’article principal de Página/12, qui va redevenir un journal
soutenant la majorité
(1)
club historique des quartiers de Boedo et Almagro dont le pape
François était adhérent, la fameuse équipe de foot des Cuervos
(les corbeaux), surnommés ainsi à cause de la soutane du fondateur,
un prêtre salésien desservant la basilique San Carlos y María
Auxiliadora, où Carlos Gardel fit ses classes de chanteurs dans la
chorale paroissiale.
(2)
A Mendoza, le gouverneur est le chef de l’UCR qui dominera encore
cette fois-ci la majorité provinciale, mais l’UCR a bien failli
lâcher l’alliance électorale avec Mauricio Macri. Ce ne sont donc
pas des alliés très solides pour la future opposition néolibérale.
En revanche, l’UCR est l’adversaire traditionnelle du péronisme
depuis l’apparition de celui-ci en 1943.
(3)
Pour le dire vite, les péronistes, ceux du Parti Justicialista (PJ)
comme ceux du Frente de Todos (FdT) mené par le tandem FF (Alberto
Fernández-Cristina Fernández de Kirchner), constituent une gauche
anti-marxiste et souverainiste, spécifiquement argentine, sans
équivalent ailleurs, qui veut un État
qui partage les richesses et compense les inégalités sociales par
la mise en place d’un service public de qualité (santé,
éducation, transports publics, énergie, droit du travail et marché
alimentaire régulé ou soutenu, pour éviter que les productions
agricoles soient vendues sur les marchés internationaux pour
d’énormes profits privés au détriment de la population
argentine, dont les besoins vitaux ne sont pas toujours satisfaits).
Les partis socialistes, qui n’ont jamais fait leur unité en
Argentine, sont des partis de gauche, minuscules et
internationalistes, tantôt marxistes ou post-marxistes tantôt
socio-démocrates, qui veulent un État
redistributeur des richesses, avec un bon service public couvrant
tous les secteurs déjà énumérés, et affiliés à
l’Internationale Socialiste avec le PS français, le Labor Party
britannique, le SPD allemand ou le PSOE espagnol. En Amérique du
Sud, continent de pays qui se sont émancipés de leurs puissances
coloniales il n’y a que deux siècles pour les plus anciens, le
nationalisme est une idéologie de gauche, une valeur progressiste,
alors que dans nos vieux pays d’Europe, structurés en
états-nations depuis à peu près la Révolution française, c’est
une aspiration tournée vers le passé, nostalgique, voire
réactionnaire et/ou agressive, dont la valeur du patriotisme a
toutes les peines du monde à se détacher. En effet, les nations
américaines ne sont pas au terme de leur gestation car ce processus
anthropologique s’étale sur plusieurs siècles. A droite, le
patriotisme se présente comme un chauvinisme à tendance souvent
xénophobe (Mauricio Macri l’a très bien montré et chez
Bolsonaro, c’est encore plus évident) et la construction nationale
y prend la forme plus ou moins marquée d’une confrontation avec
les pays voisins (qui peut aller jusqu’aux hostilités armées,
dont l’actuelle gestion de la forêt amazonienne brésilienne est
une forme maquillée), tandis qu’à gauche, cette construction est
tournée vers l’élaboration, plus ou moins harmonieuse ou ratée,
d’une solidarité nationale pour un développement économique et
social à l’échelle du pays tandis que la diplomatie vise sur le
continent à constituer la Patria Grande (une association des pays
frères qui permette de repousser les pressions des puissances
impérialistes ou pour le moins hégémoniques traditionnelles,
États-Unis et
Union Européenne, dont le rejet conduit de plus en plus ces États
à privilégier des relations avec la Chine, qui a pourtant elle
aussi une stratégie très impérialiste à leur égard). Au cours de
ces quinze dernières années, la Patria Grande a rencontré une
première réalisation institutionnelle, à l’initiative de feus
Néstor Kirchner et Hugo Chávez, dans l’alliance politique de
l’UNASUR, aujourd’hui agonisante car attaquée par les dirigeants
de droite néolibérale au pouvoir, et l’alliance économique plus
restreinte du Mercosur, dont seuls ont survécu les accords qui
favorisent une certaine proportion de libre-échange entre les pays
partenaires et dont Bolsorano a promis de fermer la porte à
l’Argentine si, ce week-end, celle-ci portait Alberto Fernández au
pouvoir.
(4)
A 38 ans, il faudrait qu’elle se dépêche et un berceau à la Casa
Rosada ou à Olivos, ça ne manquera pas de faire jaser dans les
gazettes.
(5)
Les premiers mois et jusqu’au-delà de la première année, toute
sa politique a été construite sur une pluie de capitaux étrangers
qui allaient venir demain matin et qui ne sont jamais venus. Et tout
s’est écroulé ensuite donnant au bout de quatre ans de mandat la
crise que nous connaissons.