lundi 22 décembre 2014

"Je renaîtrai en l'an 3001" : adieu au Maestro Horacio Ferrer [Troesma]

Il y a des jours, ils sont rares, où le mate amargo a un goût salé de larmes et où la plume pèse une tonne, même s'il faut écrire dans ce blog encore et toujours sur la culture populaire du Río de la Plata qui m'est si chère. Ce 22 décembre 2014 est l'un de ceux-là.

Horacio Ferrer photographié dans son bureau de la Academia
Pour une fois, Página/12 a loupé son titre, en utilisant un tango qui n'est pas de lui

Dans la nuit, décalage horaire oblige, nous avons appris une nouvelle triste et qu'en mon for intérieur, je redoutais sans oser y croire depuis un certain temps : le Maestro Horacio Ferrer nous a quittés, hier, dans l'après-midi, le jour du solstice d'été, à la moitié du gué entre son 81e et son 82e anniversaire.
Nous tâcherons de nous consoler en pensant à son Preludio para el año 3001 où il nous avait promis, avec la puissante musique de Astor Piazzolla, le plus connu à l'étranger de ses partenaires artistiques, de "renaître, un autre soir de juin, avec cette envie formidable d'aimer et de vivre, je renaîtrai, c'est le destin, nous serons en l'an 3001 et ce sera un dimanche d'automne sur la place San Martín [...]. Je porterai à la boutonnière un œillet d'une autre planète, parce que si personne n'est rené, moi, je pourrai le faire ! Ma Buenos Aires du XXXème siècle, tu verras ! Je renaîtrai, je renaîtrai, je renaîtrai !" (1)

Renaceré en Buenos Aires en otra tarde de junio
con estas ganas tremendas de querer y de vivir
Renaceré fatalmente, será el año tres mil uno
y habrá un domingo de otoño por la plaza San Martín
[...]
Traeré un clavel de otro planeta en el ojal,
porque si nadie ha renacido, ¡yo podré!
Mi Buenos Aires, siglo treinta, ya verás:
¡Renaceré, renaceré, renaceré!
Horacio Ferrer (Montevideo, 2 juin 1933 – Buenos Aires, 21 décembre 2014)

Ce matin, toute la presse, à Buenos Aires où il vivait et où il est mort et à Montevideo, où il était né, lui rend hommage. La nouvelle est à la une des quatre principaux quotidiens argentins et sur au moins trois des principaux quotidiens uruguayens.

Son corps repose en ce moment à la Legislatura de Buenos Aires, à quelques centaines de mètres du Palacio Carlos Gardel, pour une veillée qui durera jusqu'à 15h, aujourd'hui (heure de Buenos Aires), après quoi ses obsèques devraient avoir lieu au cimetière de la Chacarita, où il rejoindra tant et tant d'amis, compositeurs et letristas, aussi poètes que lui, dont l'absence accumulée avec les années lui était si lourde. Il sera incinéré et ses cendres dispersées sur le Río de la Plata, dont il rêvait de renaître.

Né à Montevideo, d'une mère argentine et d'un père uruguayen, il se sentait profondément fils du Río de la Plata, il portait les deux nationalités avec une égale fierté et une égale loyauté, il appartenait aux deux capitales tout ensemble. Je l'avais vu pour la dernière fois peu après ses quatre-vingts ans, en août 2013, dans son bureau présidentiel de la Academia. Il avait survécu à un accident vasculaire cérébral qui l'avait mené au bord de la tombe et l'avait admirablement surmonté, mais un an après, l'hiver dernier, je n'ai pas pu le voir. Il fallait alors qu'il se ménage, il n'était là pour personne et puis, centenaire de Pichuco oblige, il avait de temps en temps repris le chemin de son bureau au-dessus de Avenida de Mayo. Ces derniers mois cependant, j'avais remarqué qu'il n'assistait même plus aux Plenarios de la Academia. Sachant l'énergie avec laquelle il s'investissait dans cette institution qu'il avait fondée en 1990 et qui était un peu (beaucoup) son enfant, je m'étais bien douté que sa santé lui jouait de méchants tours. Depuis que le 11 décembre, j'avais constaté le silence de l'ANT pendant le Día Nacional del Tango, je craignais chaque jour de trouver ce genre de une dans ma revue de presse matinale...

C'est très dur de prendre congé d'un grand artiste, d'un grand poète, d'un immense esprit. Ce l'est plus encore lorsque vous avez eu l'immense privilège de tisser des relations personnelles avec lui et qu'une grande affection vous lie, avec plein de souvenirs, de plaisanteries partagées, de discussions passionnées, d'encouragements reçus, surtout quand il y a de surcroît un océan et un équateur entre vous et la chapelle ardente, avec tant et tant d'amis à vous qui s'y recueillent. C'est très dur d'entendre à nouveau cette voix dans des vidéos ou sur des enregistrements personnels. C'est très dur de relire ce poème pourtant magnifique.

Horacio Ferrer en scène très récemment (après 2010, sans l'ombre d'un doute)

Il renaîtra, c'est certain, encore que je ne sois pas trop sûre de la date, parce qu'à peu près à cette même époque du trio Piazzolla-Baltar-Ferrer, il s'était trompé sur la saison et l'heure en décrivant sa propre mort dans Balada para mi muerte, merveilleux poème là encore, dans une langue fluide (ce qui est rare chez ce poète heurté, fulgurant, adepte des jeux de mots et des néologismes obscurs pour certains et difficiles à traduire dans n'importe quelle langue), des vers que je n'avais jamais osé intégrer dans aucune des sélections de ses œuvres qu'avec son autorisation j'ai publiées en France, redoutant qu'autour de lui on n'y vît un mauvais présage (les superstitions populaires ne sont pas un vain mot à Buenos Aires) :

Moriré en Buenos Aires, será de madrugada
guardaré mansamente las cosas de vivir
mi pequeña poesía de adioses y de balas
mi tabaco, mi tango, mi puñado de esplín.

Me pondré por los ombros de abrigo toda el alba
mi penúltimo whisky quedará sin beber
llegará tangamente mi muerte enamorada
yo estaré muerto, en punto, cuando sean las seis,
cuando sean las seis, ¡cuando sean las seis!
Horacio Ferrer (2)

Je mourrai à Buenos Aires, ce sera au petit matin,
je mettrai gentiment au gnouf les affaires de vie
ma petite poésie d'adieux et de petit plomb,
mon tabac, mon tango et ma poignée de spleen.

Pour manteau, je jetterai sur mes épaules l'aube entière
mon avant-dernier whisky restera là sans que j'y touche
ma mort viendra  tanguément, en amoureuse,
je serai mort pile quand six heures sonneront
quand six heures sonneront, quand six heures sonneront.
(Traduction © Denise Anne Clavilier) (1)

Tous ceux qui le souhaitent peuvent aller regarder les hommages dans la presse rioplantense. Vous disposez comme d'habitude d'un traducteur en ligne, Reverso, dans la partie basse de la Colonne de droite.
Et pour lire les articles le concernant dans Barrio de Tango, il suffit de cliquer sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, en dessous du titre.

En Argentine :
l'articlede Clarín, qui ajoute un hommage signé Amelita Baltar et un autre de Daniel Pipi Piazzolla. Hernán Lombardi joue aussi les amis éplorés (à ma connaissance, il n'était pas un intime du poète, même les relations institutionnelles entraînaient qu'ils se soient connus personnellement aussi mais là, il manque d'élégance, notre ministre portègne de la culture)
l'articlede La Nación, qui publie aussi quatre notes annexes sur le sujet
l'entrefilet de La Prensa (la nouvelle n'apparaît pas sur la une imprimée)
la dépêche de Télam, qui s'illustre d'une vidéo de 3 mn 35 (une interview à l'occasion de ses 81 ans, en juin dernier, filmée à la Academia Nacional del Tango)
la vidéo de Canal Encuentro, diffusée sur le site de Télam : 3 minutes 15 sur la naissance de Balada para un loco, le célèbre tango écrit avec Piazzolla et qui a fait le tour du monde depuis ce concours de la chanson 1969 où il a obtenu une modeste seconde place, qu fait rire tout le monde maintenant.

En Uruguay :
El País met la nouvelle sur sa une imprimée, en manchette, en haut à gauche, mais la traite en version digitale dans les nouvelles liées au divertissement et au spectacle (¡Qué falta de respeto!, comme il aurait dit si on avait ça à quelqu'un d'autre que lui),
La República la met aussi sur sa une, en bas à droite.


(1) Traduction originale © Denise Anne Clavilier. Comme tout ce qui est publié sur Barrio de Tango, la citation est possible à condition qu'elle soit exacte et que l'emprunteur mentionne loyalement la source et l'auteur. Merci.
(2) Ce texte est antérieur à la rencontre avec Lulú Michelli, "la femme dont [il] était l'homme parce qu'[il] ne l'avait pas achetée" (il refusait de dire ma femme) et avec laquelle il vivait depuis une trentaine d'années. Certaines des images et figures de cette ballade étaient devenues inconcevables depuis la rencontre avec Lulú. Je pense bien à elle en ce jour douloureux.