Je
prends toujours des gants avec cette question car je vois, sous ce
nom de tango-thérapie, se développe en Europe une
nouvelle mode dans laquelle s'engouffrent certains professeurs de
danse, qui ne sont pas toujours formés aux métiers
thérapeutiques, et parfois même pas à la danse,
ou qui cherchent l'originalité à tout prix pour se
distinguer du reste de leurs confrères. Voilà que l'on
commence à la voir présentée dans les magazines
féminins comme la dernière nouveauté au goût
du jour, à côté du dernier complément
alimentaire soi-disant miracle contre la cellulite ou l'anxiété
ou la chute de cheveux de Monsieur, entre les conseils de
cuisine-minceur et les recettes pseudo-ayurvédiques pour
améliorer ses performances au lit... Alors prudence !
En
Argentine, une bonne partie de ce qui rend l'usage du tango
particulièrement efficace en thérapie, c'est que le
patient se retrouve plongé dans sa propre culture à
travers plusieurs de ses sens (ouïe, toucher et vue, au
minimum), le mouvement et la mémoire (la voix de tel chanteur,
l'attaque de tel orchestre, l'émotion provoquée par ce
vers de Manzi, ce refrain de Cadícamo ou cette pirouette de
Discépolo, les souvenirs personnels...). C'est donc, là-bas,
une thérapie très globale, qui ne découpe pas le
sujet en tranches comme un saucisson. Faire danser des patients,
quelle que soit leur pathologie (1), ne relève chez les
Argentins d'aucun déplacement culturel alors que ce
déplacement est requis chez nous, sans quoi on ne pratique pas
le tango mais une danse quelconque, décontextualisée et
sans authenticité. Mieux vaudrait alors faire appel à
n'importe quelle danse de société, la java ou la valse
musette, le cha-cha-cha, le madison, le tango standard (rien à
voir avec le tango argentin) ou cette version du paso-doble qui se
pratique ou se pratiquait dans les salons hors d'Espagne.... Même
si ça fait très plaisir aux Argentins de voir leur
tango mis en valeur par un usage médical, au Canada, en Italie
ou en Espagne, les trois pays cités dans l'article de La
Prensa.
En
thérapie et en Argentine, le tango ne permet pas seulement
d'exercer le corps, ce qui en soi est une excellente thérapie
pour beaucoup d'affectation et une excellente méthode de
prévention de bien des problèmes de santé. A
travers la gestuelle et la musique, il permet aussi de renouer avec
des sensations très profondes, esthétiques, psychiques,
émotionnelles, liées à de souvenirs souvent très
anciens, parfois enfouis mais en général agréables.
A Buenos Aires et dans sa banlieue (pas nécessairement plus
loin), le tango est, ou du moins était jusqu'à la fin
des années 50 (ce qui concerne donc pas mal de monde du
troisième âge), de tous les mariages, de tous les
anniversaires, d'un bon nombre de soirées du samedi soir, de
tous les réveillons, de tous les carnavals... Ce n'est pas
notre cas car, chez nous, eu égard à l'âge mûr
auquel nous abordons cette danse, elle ne relie les patients à
aucune expérience émotionnelle fondatrice, sauf chez
les personnes qui auraient passé leur enfance et une partie de
leur jeunesse en Argentine, comme certains anciens élèves
du lycée français de Buenos Aires, ou d'autres qui
auraient beaucoup voyagé tout au long de leur vie (diplomates
et journalistes, par exemple) et ayant par là-même pris
l'habitude des déplacements culturels autant que
géographiques, ce qui réduit singulièrement le
public européen éligible à ce type de thérapie.
Or
donc, La Prensa de ce matin a publié un article sur une
expérience de tangothérapie qui se déroule
depuis le mois de mai dernier à l'hôpital Ramos Mejía,
à l'initiative d'une équipe pluridisciplinaire, pour
des sujets souffrant de la maladie de Parkinson.
"Una
cosa es escucharlo, otra es bailarlo. Al escucharlo entra en juego la
poesía de la letra y hasta la historia argentina. Hay tangos
que reflejan parte del momento histórico en el que fueron
escritos... Cuando lo bailo, es otra cosa..."
dit un participant de cet atelier de tangothérapie, âgé
de 72 ans.
C'est
une choses d'écouter [le tango], une autre de le danser. Quand
on l'écoute, entre en jeu la poésie des paroles et même
l'histoire argentine. Il y a des tangos qui reflètent une
partie de l'époque historique dans laquelle ils furent
écrits... Quand je le danse, c'est autre chose...
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Plus
loin, le médecin à l'origine de l'atelier, Nélida
Garretto, accorde une interview au quotidien La Prensa. Elle y
explique que la pratique du tango redonne aux patients de la
souplesse dans le mouvement, améliore la marche (qui forme la
base technique de cette danse), l'assurance et la confiance en soi,
l'équilibre corporel et à un moment de l'entretien,
elle glisse une précision :
"Para
muchos de nuestros pacientes, -por la edad que tienen o porque han
tenido un contacto auditivo en la infancia con el tango- es una
música que les suena y el hecho de poder bailar tango surge
como una asignatura pendiente".
Pour
beaucoup de nos patient, à cause de l'âge qu'ils ont ou
parce qu'ils ont eu un contact auditif dans l'enfance avec le tango-
c'est une musique qui sonne bien à leurs oreilles et le fait
de pouvoir danser le tango apparaît comme une matière
[scolaire] qui reste à apprendre.
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de La Prensa.
(1)
En Argentine, et à titre plutôt expérimental à
ce jour, le tango-danse se pratique pour soigner des affections
psychiques ou neurologiques, aider à surmonter des handicaps
mentaux ou moteur. On l'utilise aussi en soins post-opératoires
ou post-traumatiques comme en prévention gérontologique
des effets du vieillissement, qu'il soit neurologique, musculaire,
squelettique et psychique.