vendredi 16 novembre 2012

En léger différé de Chacabuco et en duplex de Buenos Ayres, avec l'aimable concours de notre correspondant à Londres [Actu... d'il y a deux cents ans]



Ci-dessus, la Traversée des Andes (été 1817), vue par un Chilien
quand tous les acteurs étaient déjà morts depuis longtemps !
On reconnaît la nationalité du peintre
à ce qu'il traite à égalité José de San Martín et Bernardo O'Higgins.
La plupart du temps, les représentations argentines oublient ce dernier
(et même ici, on distingue mal son visage et on ne voit rien de son uniforme).
La colonne est à cheval, ce qui est un contresens :
en altitude, les chevaux n'ont jamais été montés ; les pauvres animaux en seraient morts.
Les officiers chevauchaient des mules, beaucoup plus robustes
(auxquelles un autre tableau, argentin celui-là, rend justice).
Autre construction dramatique (réussie) de la part du peintre : San Martín et son cheval blanc
avec parements de selle dorés (lui qui détestait ces fanfreluches !)
et O'Higgins sur une monture noire dont les détails ressortent beaucoup moins bien.
Ces deux fiers destriers ne font que concentrer notre attention sur leurs illustres maîtres
et, en arrière-plan, sur les sommets
qu'ils ont si vaillamment franchis qu'ils en paraissent plus grands qu'eux.
Cette œuvre, exposée au Museo Histórico y Militar de Chile, à Santiago,
est du peintre Julio Vila y Prades (1873-1930).

Présentation générale et bon de souscription dans mon article du 23 octobre 2012

Après avoir traversé les Andes à la tête d'une armée de 5 000 hommes, accompagnée de plusieurs milliers de mules et de chevaux (pour le transport) et de centaines de têtes de bétail (pour le ravitaillement des troupes sans puiser dans les réserves du pays d'accueil), équipée de canons et d'un important parc d'artillerie, dont le Cabildo de Mendoza avait fait un éloge appuyé quelques mois plus tôt (voir mon article du 6 novembre 2012), en cette belle matinée estivale du 12 février 1817, sur les pentes d'un immense domaine de pâturage du nom de Chacabuco en contrebas desquelles stationnaient environ deux milles soldats de l'armée du vice-roi du Pérou, médiocrement motivés et entretenus dans la confusion sur ce qui se préparait par les espions indépendantistes et les rumeurs contradictoires qu'ils ne cessaient de répandre en tout lieu, le général José de San Martín, secondé par le général chilien Bernardo O'Higgins et le général argentin Miguel Soler, lançait une attaque foudroyante pour reprendre, dans le délai le plus court et avec le minimum de pertes humaines, le contrôle du territoire chilien, perdu par les patriotes deux ans et demi plus tôt.

L'Armée des Andes venait de réaliser l'exploit que le monde entier, y compris le vice-roi du Pérou, croyait alors impossible : traverser, lourdement armée et en rangs serrés, ces montagnes bien plus redoutables que la barrière alpine et engager le combat dès l'arrivée sur l'autre versant, comme Hannibal l'avait fait dans l'antiquité en passant les cols à dos d'éléphant. Certes, on avait bien eu vent que quelque chose de la sorte se tramait (San Martín n'avait pas fait mystère de ses préparatifs) mais on en avait souri, moquant la témérité irréfléchie de ces révolutionnaires lointains, à moitié sauvages, mêlés qu'ils étaient à des Indiens et des Africains, et qui n'avaient même pas, à ce qu'on entendait dire, de quoi se chausser... Aussi Chacabuco fut-elle une bataille mémorable, brillante, rapide, qui s'acheva sur une victoire éclatante du camp indépendantiste et de cette Armée des Andes qui entrait ce jour-là dans la légende dorée des siècles.

Aussi la Gazeta de Buenos Ayres (dans l'orthographe authentique de son titre) titrait-elle, dès le 27 février, sur la campagne des Andes, que le gouvernement central n'avait pourtant que timidement soutenue, plus préoccupé par la situation révolutionnaire de la Banda Oriental (Uruguay) que du sort des Chiliens, retombés sous l'Ancien Régime.


"Hier, à trois heures de l'après-midi entra dans cette capitale le sergent-major de cavalerie, don Manuel Escalada (1), porteur du drapeau royaliste pris à Chacabuco, et il le présenta au Fort à Monsieur le Directeur qui s'y trouvait en compagnie de nombreux chefs militaires et civils. A six heures, il [le drapeau] fut transporté du Fort aux Maisons Consistoriales [le Cabildo] pour servir de trophée aux drapeaux nationaux des bataillons patriciens, au milieu du tonnerre du canon, des roulements de tambour de toutes parts, des musiques militaires et des acclamations de joie d'une société brillante et d'un peuple immense. On l'accrocha à l'arche principale du Cabildo dans la situation qui convient aux vaincus. Alors la gratitude publique rendit le juste hommage de son admiration à la méritante Province de Cuyo et aux illustres héros des Andes. Gloire immortelle à tous ceux qui ont eu l'heur de mériter l'éloge sublime de la liesse publique de leurs compatriotes. SAN MARTIN !... Peut-être d'autres plumes auront-elles le bonheur de dresser, en une autre langue que celle du silence, la louange de Vos Vertus. Peut-être parviendront-elles aussi à les exagérer. Mais y surenchérir, aucune ne le pourra jamais !"
Préambule de l'édition extraordinaire de la Gaceta de Buenos Aires du 27 février 1817
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Les moyens de communication étant ce qu'ils étaient en ce temps-là et les distances se révélant alors parfaitement incompressibles, ce n'est qu'au tout début du mois de juin 1817 qu'on apprit la nouvelle à Paris. Le Journal des Débats politiques et littéraires en rendit compte à ses lecteurs, partisans plus ou moins sincères de la Restauration et de ce "bon Sire le Roy Louis le Dix-Huitième"... Ce qui s'était passé sur le versant occidental de la Cordillère n'était donc pas de nature à réjouir ces contre-révolutionnaires qui recevaient de surcroît l'information par le canal de Londres qui devait leur être quelque peu suspect, mais il n'y avait pas moyen d'y échapper puisque, depuis la victoire de Trafalgar qui lui avait donné la maîtrise des océans, la capitale anglaise avait la primeur des nouvelles du Nouveau Monde, au point que Madrid apprenait souvent ce qu'il se passait dans son propre empire par la presse anglaise et ses diplomates qui exerçaient leurs talents sur les bords de la Tamise.

Prudent et plutôt ravi, quoiqu'en secret, des déboires espagnols aux Amériques (les Espagnols pouvaient bien perdre leur empire colonial, puisque la France avait vendu le sien pour financer les guerres napoléoniennes), le Journal des Débats choisit d'informer ses abonnés à vingt-quatre heures d'intervalle à travers deux petits articles, rédigés presque à la mode d'un fait divers, en évitant d'apporter tout élément de nature un tant soit peu éclairante sur la réalité du nouveau pouvoir chilien et en renvoyant au premier article, tout aussi imprécis que le second, sans omettre à l'occasion un petit coup de griffe aux "alliés" espagnols dont le comportement avait manifestement manqué de panache durant les opérations. Ainsi le chauvinisme montrait-il le bout de son nez dans cette France qui, bon an mal an, conservait de sa gloire récente sur les champs de bataille une certaine nostalgie malgré les mauvais souvenirs laissés par celui qu'on ne pouvait plus appeler que l'Usurpateur.

En Angleterre, au contraire, on avait sans hésiter pris la mesure du renversement de la situation, on avait vu aussitôt s'ouvrir les perspectives de nouveaux marchés (un de perdu, les Etats-Unis, dix de retrouvés, les nouveaux pays d'Amérique latine) et la presse, qui jouissait déjà depuis longtemps d'une grande liberté institutionnelle, déversait dans ses différents titres abondance de détails et de documents, traduits à la chaîne par des bataillons de publicistes (chroniqueurs) et d'envoyés diplomatiques ou commerciaux en poste à Buenos Aires et à Lima, dans une véritable concurrence informative avec le Foreign Office.

Dans les lignes qui suivent, j'ai respecté l'orthographe et la ponctuation des documents originaux. Elles sont parfois surprenantes et quel voyage dans le temps elles nous font faire ! Une petite astérisque signale ces archaïsmes orthographiques et typographiques.

* * *

"Le Colonel Allan, vaisseau de la compagnie du Nord-Ouest, est arrivé de l'Amérique méridionale et en dernier lieu de Buenos-Ayres*. Il a apporté des gazettes de cette ville jusqu'à la date du 16 mars, qui annoncent que le général San-Martin* (2), commandant de l'armée des insurgens* (3), après avoir battu l'armée royale, et fait prisonnier le gouverneur du Chili, Marco del Pont, s'est emparé de cette province,* et y a établi une nouvelle forme de gouvernement, à la tête duquel est don Bernardo O'Higgins, sous le titre de directeur suprême. Il a adressé une proclamation au peuple du Chili.
L'agent de Llyods à Buenos-Ayres,* mande la même nouvelle dans une lettre datée du 6 mars."
Journal des Débats, dimanche 1er juin 1817

* * *

"Les journaux anglais publient aujourd'hui une longue lettre adressée par le général Jose* de San-Martin, commandant de l'armée des insurgés, au directeur suprême des provinces unies de l'Amérique méridionale (4), datée du quartier-général de Sant-Yago* (5) du 22 février. (Voyez le journal d'hier, article Londres.) Elle annonce que l'armée sous ses ordres ayant passé les Cordillières* s'est avancée dans le cœur du Chili ; que le 12 février elle a livré une bataille opiniâtre aux Espagnols, dont l'infanterie a été entièrement détruite. Six cents prisonniers, un parc d'artillerie, des magasins considérables,* sont tombés en son pouvoir (6). Le président (7) espagnol Marco* a abandonné la capitale et a pris la fuite avec les débris de son armée. Il fut obligé de laisser son artillerie au bas de Prado, pour pouvoir se sauver plus vite ; mais il fut pris par un détachement de grenadiers à cheval (8). « En vingt-quatre jours, dit-il en finissant sa lettre, nous avons passé la chaîne de montagnes la plus élevée de l'univers, terminé la campagne et donné la liberté au Chili. » (9)

Les nouvelles particulières ajoutent qu'on pense déjà, à Buenos Ayres, à faire une pareille expédition dans le Pérou." (10) (11)
Journal des Débats, lundi 2 juin 1817

Au même moment, si toutefois l'on veut bien tenir compte des délais de route entre Londres et Lausanne avec tous les contrôles policiers auxquels il fallait satisfaire en France sous la Restauration, la presse suisse publiait un compte-rendu au ton bien différent sous la forme d'une brève notice biographique de San Martín dans laquelle on reconnaît très clairement la main de James Duff, comte Fife. En effet, en Grande-Bretagne, seul cet ami écossais, que San Martín avait connu sur les champs de bataille de la guerre d'indépendance espagnole (1808-1814), était en mesure de l'identifier avec autant de précision et sans aucune erreur géographique alors que l'homme et son action étaient encore inconnus en Europe :

"Ce général, annonce Miéville, le rédacteur-fondateur de la Gazette de Lausanne, qui vient de terminer l'importante conqêute (12) du Chili, est né au Paraguay (13). Il a été aide-de-camp du général Solano, lorsque celui-ci était gouverneur de Cadix et capitaine-général de l'Andalousie (14). Il occupa ensuite, à la bataille de Baylen, le même poste auprès du général Coupigny, et plus tard, auprès du marquis de la Romana (15). Il resta dans la Péninsule jusqu'en octobre 1811, époque à laquelle il vint à Londres, d'où il s'embarqua pour Buenos Ayres,* Il avait en Espagne le rang de lieutenant-colonel,* et s'était distingué dans plusieurs occasions.
Les hauteurs de Chacabuco, où vient de se livrer la bataille qui a décidé du sort du Chili, sont à 13 lieues de San-Yago*, sa capitale. Le général San-Martin, dans cette journée, a fixé la victoire par son habileté et plusieurs traits de valeur." (16)
Gazette de Lausanne, 20 juin 1817

Le 3 juin de la même année, dans une lettre en espagnol, enthousiaste, admirative et pleine d'amitié, James Duff écrivait lui-même à San Martín : "[ici], la révolution du Chili ressemble à celle de Napoléon depuis Reims jusqu'à Paris, ce que j'ai vu de mes yeux étant là-bas" (17).
San Martín, Su correspondencia, 1823-1850, Museo Historico Nacional, Biblioteca Ayacucho, Madrid, 1919, p 328
(Traduction Denise Anne Clavilier)


"Dimanche dernier est arrivé le rapport détaillé de la glorieuse action de Chacabuco, des mouvements de l'armée patriote qui l'ont préparée et des conséquences des manœuvres heureuses avec lesquelles a été entreprise cette mémorable journée. Nous allons en donner copie afin de satisfaire l'impatience avec laquelle le public l'attend. Les uns admireront le courage des hommes de troupe, la hardiesse des officiers qui se sont le plus distingués, d'autres encenseront l'adresse, la discrétion et l'habileté du Général. Pour moi, rien n'est si glorieux que sa modestie. Chez les généraux ennemis, cette vertu est inconnue. Eux doivent trembler en présence de peuples aux destins desquels président tant de héros. En vain disputent-ils la liberté à ceux qui, l'ayant reçue de la nature, ont eu assez d'énergie pour l'identifier à leur existence.
Si les tyrans avaient plus de pouvoir, ils réduiraient en cendre les générations colombiennes [les populations d'Amérique], mais jamais ils ne pourraient réaliser la monstruosité de les faire végéter dans la servitude, résignés (18) à l'opprobre d'être esclaves d'une nation avilie."
Premier paragraphe de l'édition extraordinaire de [la Gaceta de] Buenos Aires du 11 mars 1817
(Traduction Denise Anne Clavilier)


Ainsi donc, la traversée des Andes constitue-t-elle l'un des épisodes les plus glorieux de l'histoire de l'Amérique du Sud. Elle surpasse en prestige et en panache les campagnes de Bolívar et elle se termine sur une victoire sans appel, avec seulement onze morts et une centaine de blessés du côté des alliés révolutionnaires (à une époque où la vie humaine avait si peu de prix que le prestige d'une bataille s'évaluait au nombre de cadavres qui jonchaient le sol). Or c'est une des singularités les plus attachantes de ce personnage trop méconnu chez nous : dans ses tactiques, San Martín a toujours pris soin de semer la plus intense panique dans les rangs ennemis dès les premières minutes de l'engagement, pour réduire leur efficacité, précipiter leur retraite ou leur capitulation et préserver, par la brièveté du combat, autant de vies humaines qu'il le pouvait dans les deux camps. En effet, un soldat ennemi dont on a épargné les jours peut être retourné en faveur de celui qu'il combattait et enrôlé dans les rangs révolutionnaires. Seuls les morts ne se relèvent pas et ils sont autant de bras qui manquent pour la prospérité du pays une fois la paix acquise.

Dès l'été 1817, la traversée des Andes avait apporté à José de San Martín une grande renommée en Amérique et en Europe. Par la suite, son comportement, fait de simplicité, de sobriété personnelle et de retenue là où tout le monde attendait qu'il prenne le pouvoir et se pare de titres ronflants, surprit, intrigua, inquiéta même (on se demandait ce que cela pouvait cacher) et finit par lui gagner un soutien solide dans l'opinion publique sud-américaine et internationale à tel point qu'on verra les Espagnols de métropole se sentir vaincus d'avance dès qu'on entendra parler, vers l'Avent 1820, de son départ vers Lima, avec une flotte, que l'on imagine tout de suite gigantesque, commandée par un marin écossais dont le seul nom faisait encore trembler l'Europe.

Ce sera le prochain épisode de cette série d'articles qui accompagne la publication de mon nouveau livre, San Martín, à rebours des conquistadors, la première biographie disponible en français de ce personnage, dont l'ampleur politique dépasse de beaucoup les frontières d'un seul pays mais qui est néanmoins inséparable de l'histoire, de l'âme et de l'identité argentines.

* * *

San Martín, à rebours des conquistadors sort aux Editions du Jasmin le 4 décembre 2012, au prix de 16 € (216 pages, format 15x19 cm), dans la collection Signe de vie.
D'ici là, l'ouvrage fait l'objet d'une souscription, au prix promotionnel de 14 € (soit -12,5 % sur le prix public, tandis que la loi n'autorise que 5% de réduction en librairie).
Pour télécharger le bon de souscription, voir mon article du 23 octobre 2012 où il se trouve disponible en format jpg imprimable.

Pour en savoir plus sur San Martín et ce qu'il représente aujourd'hui en Argentine, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
Pour en savoir plus sur mon nouveau livre, cliquez sur le mot-clé SnM bio Jasmin dans le même bloc Pour chercher. Vous y trouverez toute la série des articles, qui comprend la présentation de plusieurs documents historiques.
Pour en savoir plus sur l'ensemble de mes activités, cliquez sur le mot-clé ABT (acronyme de "Activités de Barrio de Tango")

Pour aller plus loin :

- Ecouter mon interview d'août 2012 en français, par Magdalena Arnoux, sur Radio Nacional (Radiodifusión Argentina al Exterior).
Elle porte essentiellement sur les rumeurs concernant l'identité de San Martín, rumeurs relancées il y a quelques années par des auteurs qui provoquent le scandale pour mieux vendre leurs livres (mettant en doute la filiation officielle du héros au profit du pseudo-secret d'une naissance illégitime, des inventions auxquelles adhèrent d'autant plus volontiers la population argentine qu'elle connaît très mal la personnalité de San Martín et le contenu de son œuvre politique, remplacée par une légende édifiante qui ne tient pas debout mais fait office de leçon d'histoire scolaire jusqu'au baccalauréat).
- Ecouter mon interview d'août 2012 en espagnol sur la même station.
Le journaliste Leonardo Liberman m'y fait parler du José de San Martín intime et quotidien de l'exil à Paris, entre 1831 et 1850. Nous y devisons de son amour pour la musique, les arts, la littérature, de sa profonde amitié avec le financier hispano-français Aguado, qui inspira le personnage du comte de Monte-Cristo à Alexandre Dumas, et de son affection pour sa fille ainsi que de la ville de Boulogne-sur-Mer où le général est décédé le 17 août 1850.


(1) Manuel de Escalada était l'aîné des deux frères de Remedios. Il était donc le beau-frère de San Martín. La bonne société portègne se souvint longtemps de la fête mémorable qu'avait donnée chez lui Antonio de Escalada pour le retour victorieux du fiston et le triomphe du gendre !
(2) Celle-là même qui avait été publiée, sur six colonnes, dans l'édition extraordinaire de la Gaceta de Buenos Aires, du mardi 11 mars 1817, sur l'ordre de Juan Martín de Pueyrredón, et dont je vous donne ici la première page.
(3) Le choix des termes est révélateur du positionnement du journal. Tout au long de l'année 1816, San Martín avait pressé le Congrès de Tucumán de déclarer l'indépendance des Provinces-Unies d'Amérique du Sud (future Argentine) pour que ces termes-là ne puissent pas être légitimement employés par les contre-révolutionnaires. Une fois l'indépendance juridiquement établie, à défaut d'être reconnue par l'Espagne, l'Armée des Andes n'entrait pas au Chili comme une armée d'insurgés (insurgens) mais comme une force alliée légale, venant d'un pays indépendant pour porter assistance à un pays frère pour lui rendre sa liberté. A la vérité, le gouvernement français de la Restauration se souciait comme d'une guigne du sort des colonies espagnoles mais parler de l'Armée des Andes autrement que comme d'une organisation d'insurgés eût été périlleux même si l'indifférence de cette nouvelle France perce dans le grade de général que le rédacteur ose donner à San Martín alors qu'il lui a été accordé par un gouvernement rebelle à son roi. San Martín n'était que lieutenant-colonel lorsqu'il avait quitté l'armée royale espagnole en 1811. Entre les trois princes rétablis sur leur trône, en France, en Espagne et au Portugal, régnait une parfaite entente de façade, chacun d'entre eux devant soutenir les prérogatives pré-révolutionnaires des deux autres pour ne pas se voir contester les siennes par son propre peuple, qui avait goûté en son absence aux prémices du nouveau régime, sous la pression napoléonienne en France et en Espagne, sous l'"amicale" occupation britannique au Portugal.
(4) Toutes ces minuscules (directeur, provinces, unies) sont volontaires. Pas question de reconnaître qu'il s'agit ici d'un titre de chef d'Etat ni d'un pays.
(5) On voit bien ici l'origine londonienne de l'information. Vous reconnaissez sans peine le prénom de Yago, devenu patrimoine anglais grâce à Shakespeare et à ce personnage inventé dans Othello, drame des amours contrariés entre une chrétienne vénitienne et un musulman (Maure), ou musulman converti de force au christianisme mais néanmoins chassé de l'Espagne des Rois Catholiques, Isabel de Castilla et Fernando de Aragon, et qui s'était exilé dans la Cité des Doges, comme nombre de ses coreligionnaires ainsi que des juifs eux aussi expulsés de la nouvelle Espagne.
(6) Contrairement à ce que l'on pouvait lire alors dans les gazettes espagnoles, ces informations-ci sont très proches de la réalité. Si bien que de nombreux Espagnols commencèrent à partir de juin 1817 à rechercher les journaux britanniques pour savoir à quoi s'en tenir. Lorsque San Martín chassera complètement l'armée coloniale du Chili, le 5 avril 1818, dans la plaine de Maipú, par une victoire encore plus époustouflante que celle de Chacabuco, le roi Fernando VII imposera à la presse de son pays un black-out total. Les Espagnols ne liront plus le nom de San Martín jusqu'à la révolution libérale du 1er janvier 1820 où les Cortes obligeront Fernando VII à se retirer du pouvoir exécutif effectif. Mais ce sera alors pour voir les journaux traiter San Martín d'insolent, de superbe, d'arrogant et de traître...
(7) Pour flatter les aspirations des Chiliens à l'indépendance, eux qui, à l'imitation de Caracas et de Buenos Aires, s'étaient séparés, en septembre 1810, de l'Espagne sous occupation française, le vice-roi du Pérou avait fait donner au gouverneur qui le représentait à Santiago, après la défaite indépendantiste de Rancagua (2 octobre 1814), le titre fallacieux de Président du Royaume du Chili. Vu l'attitude arrogante et la répression cruelle que cet officier, par ailleurs brillant, Francisco de Marcó del Pont, exerçait sur le territoire qu'il contrôlait, ce titre ne parvint jamais à tromper les patriotes qui formèrent jusqu'au début de février 1817 une majorité silencieuse, dont une petite fraction mena même une courageuse et assez efficace résistance intérieure (à laquelle le Cabildo de Mendoza faisait allusion dans le rapport qu'il adressa en avril 1816 au Congrès de Tucumán – voir mon article du 6 novembre 2012 à ce sujet).
(8) Il existe plusieurs versions de la capture de Marcó dans le port de Valparaíso. San Martín précise en effet dans un rapport qu'il a lancé à la poursuite de tous les fuyards un détachement de son prestigieux régiment des grenadiers à cheval, fondé par lui à Buenos Aires en mars 1812 avec la crème des jeunes patriotes mais il ne dit pas qui a finalement capturé les fugitifs. Une autre version prétend que Marcó a été appréhendé par des résistants civils, des combattants de l'intérieur, qui avaient investi le port dès l'engagement de la bataille à Chacabuco, prévoyant que d'éventuels fuyards pourraient tenter l'aventure de la mer. Or quelques mois auparavant, peu avant Noël, Marcó avait renvoyé à Mendoza un émissaire de San Martín venu lui apporter la déclaration d'indépendance argentine du 9 juillet 1816. Il avait proféré des menaces de mort à l'encontre du messager, pourtant protégé par les lois de la guerre. En le congédiant, Marcó l'avait pourvu d'un courrier où il défiait San Martín et lui promettait le pire des sorts s'il avait l'audace de s'aventurer en territoire chilien. En scellant sa missive, Marcó avait déclaré : "Moi, Monsieur, je ne suis pas comme ce traître de San Martín à la main noire. Je signe d'une main blanche." Alors, quand, après sa défaite et une fuite si piteuse, Marcó fut ramené manu militari au quartier général de l'Armée des Andes, San Martín alla à ses devants et, en présence de quelques uns de ses officiers, il lui adressa ce sourire cordial et fraternel qui lui gagnait tous les cœurs, lui tendit la main et lui lança, avec dans la voix à peine une pointe d'ironie : "Venez, venez, mon cher général. Montrez-moi donc cette main blanche !" Quelques jours plus tard, Francisco Marcó del Pont fut envoyé prisonnier à Luján de Mendoza, petite ville de l'autre côté des Andes, où il devait mourir de maladie.
(9) San Martín avait une culture latine beaucoup trop poussée pour ne pas avoir eu conscience en rédigeant cette phrase (ici assez fidèlement traduite, bien qu'elle provienne d'une version en anglais et non pas de l'original) qu'il traçait sur le papier son Veni Vidi Vici (le fameux "je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu" de Jules César).
(10) San Martín a beaucoup surpris ses contemporains en révélant si longtemps à l'avance ses intentions militaires. Certes, au moment de la reconquête du Chili, il pensait que l'expédition du Pérou partirait dans un délai de deux ans et il lui en fallut plus de trois pour monter l'opération, en grande partie parce que Buenos Aires s'était refusé à y contribuer convenablement en ressources militaires et financières. Une telle stratégie, exceptionnelle en temps de guerre, reposait chez San Martín sur la conviction profonde que l'immense majorité du peuple sud-américain aspirait à l'indépendance et à la liberté politique (la démocratie). Il était donc convaincu qu'en abattant son jeu très tôt, le temps travaillerait pour sa cause, sapant le peu de légitimité que les patriotes américains et même de très nombreux pro-Espagnols accordaient encore à l'Ancien Régime et agrégeant à l'armée qu'il commandait de plus en plus de volontaires. Son plan s'avéra efficace et son calcul globalement juste. La seule mention de son nom finit par susciter une vraie terreur au Pérou chez les partisans de l'Ancien Régime et un soulagement authentique chez les autres. Entre septembre 1820 et juillet 1821, la seule évocation de sa présence physique dans les eaux péruviennes provoqua dans toute la région de Lima des défections dans l'armée vice-royale, diverses mutineries, beaucoup de ralliements de civils, d'esclaves évadés de chez leurs maîtres et de soldats de tout niveau hiérarchique...
(11) Le Journal des Débats semble prendre très au sérieux la menace qui pèse sur le Pérou espagnol. Par la suite et eu égard au retard que prendra l'expédition annoncée, le ton de la presse francophone va changer. Il y aura quelqu'incrédulité dans les articles, à Paris, du côté royaliste comme du côté libéral, continuateur des idéaux de 1789, et en Suisse, pourtant nettement plus favorable aux "insurgens" et ce dès les premiers jours. Parfois même c'est de l'ironie qui perce. Pourtant, peu à peu, les journaux vont se retourner sous l'effet conjoint d'une habile propagande de San Martín admirablement secondé par ses contacts européens, dont James Duff, et par ses envoyés spéciaux, et la maladresse insigne de Fernando VII qui, entre autres erreurs magistrales, rétablira une stricte censure de la presse alors que les canaux internationaux creusés par la guerre et entretenus par le commerce permettent à l'information de filtrer, malgré les censeurs et la diversité des langues.
(12) La coquille est dans le texte original. Reste à savoir si c'est une erreur du typographe (cela peut arriver dans un quotidien puisque c'est à un quotidien que l'on doit l'invention du terme) ou si c'est une faute d'orthographe de James Duff que le typographe n'aurait pas corrigée. Du comte Fife, on a des courriers adressés en espagnol à San Martín où l'on peut repérer des erreurs de ce type. Or comme tout aristocrate britannique qui se respectait en ce temps, il avait appris le français, sans doute aussi un peu l'allemand et/ou l'italien. Quant à l'espagnol, on sait qu'il l'avait appris sur le tas, dans la Péninsule, au sein de l'armée patriote, à laquelle il avait offert ses services contre Napoléon et son ambitieuse fratrie.
(13) A cette époque, le Paraguay n'est pas encore identifié comme un pays en tant que tel. Le nom continue de désigner une zone géographique à laquelle l'actuelle province de Corrientes appartenait. Jusqu'en 1819, la fixation du Paraguay dans ses frontières actuelles a été discutée. Il a été envisagé une union en un seul pays entre le Paraguay et l'actuel Uruguay, ce qui aurait alors inclus les provinces argentines de Entre Ríos, Corrientes et Misiones. San Martín était né à Yapeyú, actuelle Province de Corrientes, donc dans le Paraguay au sens géographique du terme.
(14) Sans doute se souvenait-on encore dans toute l'Europe du lynchage de cet homme de grande valeur, en mai 1808, juste avant que l'Espagne sombre dans la guerre contre Napoléon. Incident tragique dont San Martín avait été, à trente ans, le témoin impuissant et dont il tira pour le reste de ses jours une extrême méfiance vis-à-vis des grands rassemblements politiques. Il avait tenté de protéger son supérieur de la rage des manifestants et avait failli y laisser sa propre vie. En 1848, le traumatisme était sans doute encore très grand si l'on en croit l'importance que le Boulonnais Adolphe Gérard accorde à cet épisode, qu'il tient de la bouche de son hôte, dans la nécrologie qu'il lui consacra, quatre jours après sa mort, le 21 août 1850, dans L'Impartial, le journal de Boulogne-sur-Mer.
(15) Cette notice de la Gazette de Lausanne est l'une des très rares sources qui mentionnent la collaboration de San Martín avec La Romana, officier qui s'était illustré dans la diplomatie avec la Suède avant de rentrer en Espagne combattre les troupes impériales et mourir dans les mois qui suivirent ce retour. Les traces de cette collaboration semblent avoir disparu des archives militaires espagnoles (je n'en fais pas mention dans San Martín, à rebours des conquistadors, pour ne pas entrer dans la complexité technique de la reconstitution historique). On sait que la feuille de service de San Martín pour l'année 1811 a subi de nombreuses altérations, sans doute quand l'armée s'est rendu compte qu'il n'était pas parti vers le Pérou comme il l'avait annoncé pendant l'été mais qu'il se trouvait encore à Noël à Londres (ce qui lui fut compté comme une désertion), et bien plus tard, lorsque les relations diplomatiques furent instaurées entre l'Espagne et l'Argentine et qu'on chercha à réparer l'affront fait à son honneur avec la mention infamante portée à la fin 1811 ou au début 1812 sur cette dernière feuille de service.
(16) Par "valeur", il faut bien sûr entendre "courage" dans la langue de ce temps. Il est possible que le billet ne désigne pas que la valeur militaire du général car James Duff, s'il est bien la source de cet article, est sans nul doute informé par sa correspondance privée avec San Martín des difficultés physiques que celui-ci a dû surmonter pour conduire son armée dans de telles conditions géographiques. San Martín souffrait d'un asthme sévère et avait déjà développé un ulcère à l'estomac hémorragique, avec lequel il vécut encore quarante-trois ans mais qui devait entraîner sa mort le 17 août 1850.
(17) Probablement, dans son espagnol parfois maladroit, veut-il dire que la campagne militaire. conduite par San Martín rappelait à tout le monde l'épopée napoléonienne, ce qu'il a lui-même constaté sur le continent lorsqu'il s'est trouvé à Reims puis à Paris où il a vu le roi Louis XVIII, dont il ajoute, juste après, qu'il n'y a guère à craindre de sa part.
(18) Petite rupture grammaticale dans le feu de la rédaction patriotique... Les générations (féminin) se sont transformées en hommes ou en citoyens (masculin).