mercredi 21 novembre 2012

Les carottes (coloniales) sont cuites, d'après le Diario Constitucional de Barcelona [Actu... d'il y a près de deux cents ans]



Portrait officiel de José de San Martín (1778-1850), réalisé en 1821 ou 1822 à Lima.
Il s'agit d'une œuvre de José Gil de Castro, peintre officiel de la cour vice-royale de Lima,
à qui l'on devra aussi, deux ans plus tard, un portrait de Simón Bolívar (du même ordre).
Il est bien difficile de reconnaître San Martín dans ce portrait
qui, mis à part la coupe de l'uniforme, si typique du 19e siècle, semble dater de Charles Quint.
Aucune perspective, des proportions corporelles fausses,
l'absence des mains trop difficiles à représenter,
la quasi-incapacité du peintre à reproduire la posture de son modèle,
auquel il donne la cambrure propre au pourpoint du 16e siècle.
Cet artiste avait appris son métier sur le tas,
contrairement à la plupart de ses confrères et contemporains,
qui avaient presque tous appris dans un atelier, sous la direction d'un maître,
ou dans une académie de beaux-arts où l'on enseignait
l'anatomie humaine et animale, la construction, les conventions esthétiques,
les règles de la perspective...
Or Lima passait pour la plus avancée des villes d'Amérique hispanique.
A l'aune de ce portrait, on peut donc imaginer dans quelle ignorance et quelle absence de maîtrise technique, les populations d'Amérique étaient tenues par l'administration coloniale.
Lorsqu'il prendra les rênes du nouvel Etat en juillet 1821,
San Martín n'aura pas de mots assez durs pour dénoncer cette politique délibérée
qui laissait ces pays désarmés et inaptes à se gouverner eux-mêmes.
Ce portrait est exposé aujourd'hui
au Museo del Regimiento de Granaderos a Caballo, à Palermo (Buenos Aires).
Il en existe une reproduction à la Casa San Martín à Boulogne-sur-Mer.
Une miniature en a été tirée,
elle est sertie dans un petit médaillon exposé au Museo Nacional Histórico,
installé dans le bâtiment du Parque Lezama, dans le quartier de San Telmo.
Il illustre mon article du 19 septembre 2012, rédigé à l'occasion des deux cents ans
du mariage de José de San Martín avec Remedios de Escalada (1797-1823)
qui a droit, elle aussi, à un petit portrait
exposé en vis-à-vis de celui de son mari,
comme s'il s'agissait de leurs médaillons de fiançailles,
lesquels, s'ils ont jamais existé, ne nous sont pas parvenus.

Présentation générale et bon de souscription dans mon article du 23 octobre 2012


En août 1820, l'Expédition Libératrice du Pérou quittait le port de Valparaíso, au Chili, et faisait cap au nord pour abattre une fois pour toutes la forteresse coloniale que constituait Lima, capitale du Vice-Royaume du Pérou, unique vestige du grand empire espagnol des Indes Occidentales.

A la tête de cette expédition qui levait l'ancre, le général José de San Martín (1778-1850), portant grade de brigadier (correspondant à celui de général d'armée dans la France actuelle) et de général-en-chef de l'Armée libératrice du Pérou, qui rassemblait des hommes très disciplinés et fort motivés dans un grand mélange de nationalités et de langues. Il y avait là une majorité de Chiliens et d'Argentins mais aussi des Britanniques, des Irlandais, des Français, quelques libéraux espagnols, nés en Espagne péninsulaire, et des citoyens des Etats-Unis.
L'année précédente, en désaccord radical avec le gouvernement des Provinces-Unies (future Argentine), qui préférait combattre les fédéraux de la Province de Santa Fe et de la Banda Oriental (futur Uruguay) plutôt que de porter la guerre au Pérou pour en finir avec l'Ancien Régime sur le sol américain (sur l'autre façade du continent), San Martín avait renoncé à ses titres et emplois argentins. Il avait quitté Mendoza d'où il était revenu du Chili pour tenter, tout au long de l'année 1819, de faire entendre raison aux deux belligérants d'une guerre civile en passe de mettre à feu et à sang tout le pays, les fédéraux, très solidaires de sa politique continentale, et les unitaires, repliés sur Buenos Aires et ses intérêts locaux à court terme. Excédé par l'entêtement de la capitale à ne rien prendre en compte de la situation générale, il avait rejoint le Chili, sans même attendre l'autorisation officielle qui l'aurait relevé de ses fonctions du côté oriental de la Cordillère. Depuis plusieurs mois, il souffre d'une arthrose prononcée aux membres inférieurs et supérieurs au point d'être presque continuellement alité. Il a donc traversé les Andes en litière, porté à dos d'homme par soixante grenadiers triés sur le volet parmi les plus sûrs de ses soldats, les moins susceptibles d'être tentés par les querelles intestines qui empoisonnent les Provinces-Unies. Il est assisté par le docteur Colesberry, un médecin homéopathe né et formé aux Etats-Unis qui l'a déjà soigné lors de la terrible crise d'asthme et d'hémorragie stomacale qui a failli le tuer à Tucumán en 1814 (voir mon article du 6 novembre 2012 sur cet épisode de sa vie publique en Amérique). Dès son arrivée sur le sol chilien, sans même se rendre à Santiago, San Martín a passé deux semaines à Cauquenes dont les eaux sont souveraines contre les douleurs articulaires. C'est de là qu'il a envoyé sa première note d'organisation sur la libération du Pérou à son ami et allié politique, son presque alter ego, Bernardo O'Higgins, Directeur suprême du Chili depuis février 1817.

Le 20 août 1820, José de San Martín embarque avec 4 500 hommes à bord d'une flotte hétéroclite de toutes tailles et provenances : Grande-Bretagne et Etats-Unis pour la majeure partie des navires, Chili et même Provinces-Unies, qui auront été le moins généreux contributeur à cette grande opération dont dépendait la liberté définitive de l'Amérique du Sud, et enfin, mais bien malgré elle, l'Espagne, avec plusieurs bâtiments saisis par les patriotes tandis qu'ils longeaient d'un peu trop près les côtes chiliennes sur leur route de la Patagonie à Lima. C'est Lord Cochrane qui commande les équipages, dont une importante minorité (1) sont, comme lui, des sujets de Sa Gracieuse Majesté, et le reste des citoyens des Etats-Unis d'Amérique.

Entre José de San Martín et Lord Thomas Cochrane, le torchon brûle déjà depuis un bon moment.

Cochrane est arrivé avec femme et enfants à Valparaíso le 28 novembre 1818. Ce sont des envoyés de San Martín et O'Higgins qui sont rendus à Londres pour lui proposer cette mission qui pouvait lui rendre tout son prestige militaire et naval. Pendant les guerres napoléoniennes, Cochrane avait gagné la réputation tout-à-fait méritée d'être un très grand marin et en effet, l'homme a du courage physique (il le prouvera encore la veille de sa mort) et une habileté tactique hors pair. Sur mer, il a semé la terreur parmi les marins français et espagnols. Il connaît admirablement son élément, maîtrise la navigation par tous les temps et ses connaissances techniques vont jusqu'à la construction navale, puisqu'il est capable de réparer de ses propres mains une avarie complexe et peut faire à bord office d'architecte naval. Mais il a connu l'humiliation d'être chassé de la Royal Navy et dégradé alors qu'il avait atteint les fonctions d'amiral pour une complexe affaire d'escroquerie à la Bourse de Londres, dont il s'est toujours proclamé innocent mais pour laquelle il a été condamné à un an de prison ferme, qu'il a intégralement purgé en 1814-1815, tout héritier qu'il fût du comte Dundonald, pair d'Ecosse, et dont il ne sera jamais complètement ni amnistié ni relevé.

Dès le retour au Chili de San Martín à peu près à la même date, on a senti le lord écossais se raidir en présence du héros de la Traversée des Andes. Mais lorsqu'au bout d'une année passée à Mendoza, San Martín est revenu au Chili en janvier 1820, quelque chose s'est brutalement détraqué dans le comportement de l'aristocrate flamboyant et séduisant, qui se transforme définitivement en un personnage hautain et arrogant : il terrorise ses subalternes, impose sans plus aucune mesure les us et coutumes britanniques à toute la flotte jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne, à bord et à terre, alors que ces marins se sont pour la plupart engagés pour mettre fin à l'impérialisme européen sur leur propre sol. A plusieurs reprises, Lord Cochrane revendiqua de garder pour lui ses prises de guerre, comme il était encore d'usage dans la Royal Navy, où elles étaient vendues au profit du commandant et de l'équipage en guise de solde et de prime. San Martín ne voulait pas entendre parler de ces pratiques de flibusterie : les marins avaient une solde et devaient s'en contenter, comme le fait une armée professionnelle soumise au pouvoir politique et non à un caprice mercenaire de son chef. Cochrane continuait d'attaquer, de sa propre initiative, des positions de son choix et certains navires espagnols sans même en référer au préalable au Gouvernement ou au général-en-chef vis-à-vis duquel il refusait le moindre lien de subordination. Il estimait qu'il avait été recruté pour être le futur chef suprême de l'expédition vers le Pérou. Il avait d'ailleurs accepté pour cela une naturalisation expéditive. Le retour au Chili de San Martín semble l'avoir pris de court et à froid ! Il adopta aussitôt contre lui une attitude de rivalité procédurière qui exaspéra assez vite les dirigeants chiliens, presque tous des anciens de l'Armée des Andes, très attachés à la personne de "leur" général, en qui ils voyaient un bon chef, juste, éclairé, courageux et beaucoup plus légitime que n'importe quel Européen refusant de se faire à leurs manières de vivre et de suivre les chemins politiques qu'ils souhaitaient emprunter. Qui plus est, tous les officiers d'état-major et les dignitaires du Chili indépendant savaient les ennuis de santé de San Martín et les efforts surhumains qu'il déployait pour les surmonter et se trouver à son poste tous les matins, de l'aube jusque tard dans la nuit...
Avec son mode de vie notoirement spartiate, cette santé fragile, unie à une force morale exceptionnelle, ne contribuait pas médiocrement à son prestige et à sa popularité...
Aucun contemporain ne comprit jamais ce qui se passait dans la tête de l'invivable contre-amiral venu d'Albion, et pour cause ! L'homme était en fait atteint d'une forme aiguë de paranoïa, avec des bouffées délirantes, une maladie dont le cadre clinique ne fut établi que quatre-vingts ans plus tard par Freud et qui lui valut toute sa vie durant de nouer les pires relations avec tous ceux avec qui il a travaillé, les égaux, les supérieurs, les subordonnés. On reconnaît très nettement les symptômes de cette pathologie dans ses nombreux livres de souvenirs et de mémoires publiés par la suite en Angleterre. Dans une logorrhée intarissable, il y griffe et déchire la réputation et l'image de San Martín avec une rancœur et une jouissance qui font encore froid dans le dos, un siècle et demi après leur publication.

Quelques semaines avant de lever l'ancre, San Martín, devinant les ennuis qu'allait lui coûter un élément aussi incontrôlable, avait envisagé de démettre Cochrane au profit d'un Anglais, Guise, moins brillant et moins expert mais plus discipliné. Mais son caractère conciliant lui fit hésiter devant une mesure aussi humiliante pour l'officier écossais et l'escadre partit avec ce feu qui couvait entre les deux chefs qui ne parvenaient pas à s'entendre.

Au Pérou, régnait alors Joaquin de Pezuela, vice-roi nommé par Fernando VII et absolutiste convaincu. En 1818, son gendre, le général Osorio, l'avait mis en mauvaise posture en s'enfuyant lâchement du champ de bataille de Maipú, au Chili, dès qu'il avait vu les troupes de San Martín prendre l'avantage sur les siennes. Au moment où l'expédition voguait vers Lima, Pezuela cachait encore à la population, malgré les ordres de Madrid, ce qui s'était passé en Espagne au début de l'année : le 1er janvier, un coup d'Etat des Cortés avait écarté le roi du pouvoir exécutif et établi un gouvernement parlementaire libéral. En mars, les Cortés avaient même contraint Fernando VII à prêter serment à la Pepa, la constitution de 1812, établie sous Joseph Bonaparte dit Pepe Botella (d'où le surnom de la constitution adoptée sous son règne puis abolie en 1814), à la première Restauration. De son côté, le roi écarté mais non pas détrôné tentait en vain de convaincre le reste de l'Europe qu'il était prisonnier des Cortés comme Louis XVI en son temps l'avait été de la Convention. Les Péruviens ne savaient officiellement rien de ce renversement de la situation en métropole. Certes, ils en entendaient parler dans les informations que répandaient sous le manteau les agents sanmartiniens mais ils étaient incapables de discerner le vrai du faux. De San Martín, ils entendaient dire qu'il était un brigand féroce, un conquérant sans pitié qui semait la désolation sur son passage, un révolutionnaire impie capable de tous les sacrilèges et qui allait instituer la Terreur comme dans la France des années 1793-1795. D'un autre côté, des déclarations au ton ferme mais mesuré et étonnamment fraternel circulaient que l'on disait de sa main. Où était la vérité ? Bien malin était celui qui pouvait le dire. Démoralisés, les Limègnes interrogeaient les officiers de la Royal Navy et les capitaines des navires marchands britanniques, tous officiellement neutres, qui faisaient escale au Callao ou y livraient des marchandises et parfois, la réponse obtenue augmentait encore la confusion générale. Du sud, montait San Martín et ce qu'ils prenaient pour un ramassis de hors-la-loi. Du nord, les troupes de Bolívar, redoutées de tous les royalistes, semblaient vouloir elles aussi fondre sur Lima. Isolée entre l'ennemi brésilien, la montagne et la mer, la ville ne savait plus à quel saint se vouer et un mode de vie décadent s'y était développé dans une atmosphère de fin du monde.

L'Espagne, de son côté, était irrésolue. L'intérêt économique du pays, ruiné au-delà de l'imaginable par les guerres révolutionnaires et la cessation du commerce colonial, voulait que l'on réprime sans flancher les fauteurs de troubles comme San Martín, Bolívar et leurs lieutenants, et qu'on rétablisse dans l'empire la soumission due à la Métropole mais la conviction libérale des nouveaux gouvernants voulait que prévale la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes et que l'esclavage des noirs et la servitude des Indiens disparaissent à jamais de la surface du globe, ce qu'on ne pouvait raisonnablement guère attendre de l'ancien ordre colonial... Dans un pays qui avait retrouvé la pleine liberté de presse, les chroniqueurs ne savaient plus sur quel pied danser comme le montrent ces deux unes, la première désorientée et la seconde contradictoire et confuse, du Diario Constitucional pólitico y mercantil de Barcelona de septembre et novembre 1820.
Source : Ministère de la Culture espagnol

Amérique Espagnole
Les nouvelles de Buenos Aires (2) reçues à Londres (3) vont jusqu'au […] juin. Ramos Mejía à cette date continuait d'exercer les fonctions de gouverneur, don Manuel Obligado celles de président de la Junta (4) et la communication avec le Chili serait ouverte (5).
Les dernières nouvelles de Valparaíso datent du 24 avril. L'expédition de Lord Cochrane et du général San-Martín (6) vers le Pérou était bien près de lever l'ancre. On avait réuni 70 bâtiments de transport et le régiment des grenadiers à cheval de San Martín (7) et un corps considérable d'infanterie destiné à l'avant-garde. Les troupes restantes de l'expédition marchaient vers Valparaíso. On avait retenu dans le port toutes les embarcations jusqu'au départ de l'expédition. On supposait que San Martín était en relation avec Bolívar (8) et que la première opération des deux armées serait une attaque contre Guayaquil par les troupes combinées du Venezuela et du Chili (9).
Diario Constitucional de Barcelona, numéro 174, du dimanche 3 septembre 1820.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Source : Ministère de la Culture espagnol

Amérique espagnole
Les journaux français nous annoncent de nouveau les plus funestes nouvelles au sujet de nos possessions de l'Amérique méridionale. Très bientôt, disent-ils, en se référant à des lettres de Santiago de Chile du 25 juin, très bientôt, le sort du Pérou sera irrémédiablement décidé. Le Général San Martín (10), à la tête de six mille hommes, se propose d'attaquer d'ici quelques jours ce royaume. Tout paraissait y être préparé pour la réussite de cette expédition car les patriotes eux-mêmes (11) désiraient avec ardeur et avaient sollicité la coopération des indépendants du Chili (12) et c'est dans ce but qu'on a embarqué sur l'escadrille de Valparaíso dix mille fusils pour les leur distribuer et de nombreux officiers de mérite pour les organiser et les instruire.
Les Espagnols ont environ 12 à 13 000 hommes mais disséminés dans un vaste et immense pays (13) et les distances et la difficulté des chemins, des lacs, des montagnes presque inaccessibles doivent rendre très difficile toute coopération. Sans compter par ailleurs les six milles hommes de San Martín, une autre armée de force presque égale procédant de Córdoba, Tucumán, Salta et Jujuy est sur le point d'occuper le Haut-Pérou (14), c'est-à-dire le Potosí (15), Cochabamba, La Paz, etc... (16). La situation des Espagnols est très critique eu égard à l'immense nombre de patriotes du Pérou qui veulent imiter notre exemple (17) et [le nombre] des Noirs non moins prompts à profiter de la première occasion de rompre leurs chaînes et de se venger de leurs oppresseurs. Par malheur, de surcroît, le gouvernement (18) a établi un tel système d'espionnage et de délation qu'il a presque détruit toute relation d'amitié et de confiance mutuelle entre les habitants. Des indigènes (19) très respectables ont été arrêtés sur de légers soupçons et on n'évite enfin aucun recours à la violence pour s'assurer de la fidélité des natifs.
Il est inutile d'ajouter que le commerce est entièrement nul, puisqu'on ne voit aucun bâtiment espagnol sur ces mers et que toute communication avec la mère-patrie (20) semble interrompue.
A la différence de Buenos Aires (21), dans ce royaume (Chili), nous jouissons d'une tranquillité parfaite et de tous les avantages d'un gouvernement qui reconnaît que la meilleure base pour le bonheur public est la plus scrupuleuse bonne foi. Les marchandises étrangères qui ont inondé nos marchés au début ont toutes été vendues ensuite et aujourd'hui même, on commande beaucoup d'articles et à des prix élevés.
Le peu ou l'absence de succès des fusées à la Congreve contre le port de Callao (22) et les troubles de Buenos Aires doivent contribuer puissamment au bon résultat de l'expédition qui va lever l'ancre de Valparaíso. Ces événements ont inspiré au Vice-Roi de Lima une telle sécurité qu'il s'est à peine occupé de prendre la plus légère mesure pour la défense du pays comme il l'aurait sans doute fait sans eux et on assure même que, se croyant très à l'abri de toute attaque et de tout risque, il a démobilisé deux corps de volontaires de Lima. (Il semble que Monsieur le Vice-Roi du Pérou n'a pas autant dormi pendant ce temps que le suppose l'extrait qui précède. Nous savons qu'il avait pris la disposition de former un camp mobile de 4 000 hommes à Guayaquil et sollicité et obtenu du conseil général (23) un enrôlement extraordinaire de 10 000 hommes. De surcroît, si l'occupation et la conquête du Pérou n'ont pas donné lieu à ce coup de main, et rien n'indique qu'il ait été commis, nous devons à juste titre espérer qu'une fois arrivée dans ces beaux pays lointains la nouvelle du triomphe constitutionnel dans la mère-patrie contribuera plus que toute autre mesure à les défendre et à les conserver car les amis de la liberté doivent voir leur triomphe assuré (24) et résolu le grand problème du bien-être de la société sans l'impertinent orgueil de l'oligarchie ni les désordres de la démagogie. Les habitants du Pérou doivent aussi, mieux que nous, connaître ces républicains rédempteurs (25) qui, depuis tant d'années, dévastent le meilleur pays du monde et qui font semblant de guerroyer mais ne travaillent en réalité que pour leur propre compte. Les rédacteurs.
Diario Constitucional de Barcelona, numéro 255, du vendredi 24 novembre 1820
(Traduction Denise Anne Clavilier)


Pour aller plus loin :
Lire mon article du 23 octobre 2012 sur la souscription et la biographie en elle-même (le bon de souscription, à 12,5% de réduction sur le prix public après parution, y est téléchargeable en format pdf à imprimer)
- Ecouter mon interview d'août 2012 en français, par Magdalena Arnoux, sur Radio Nacional (Radiodifusión Argentina al Exterior).
Elle porte surtout sur les rumeurs concernant l'identité de San Martín, rumeurs relancées il y a quelques années par des auteurs qui utilisent le scandale pour mieux vendre leurs livres (en mettant notamment en doute la filiation officielle du héros au profit du pseudo-secret d'une naissance illégitime, inventions auxquelles adhèrent d'autant plus volontiers la population argentine qu'elle connaît très mal la personnalité de San Martín et le contenu de son œuvre politique, au bénéfice d'une légende édifiante qui ne tient pas debout mais fait office de leçon d'histoire à l'école jusqu'au baccalauréat).
- Ecouter mon interview d'août 2012 en espagnol sur la même station.
Le journaliste Leonardo Liberman m'y fait parler du San Martín intime et quotidien de l'exil à Paris, entre 1831 et 1850. Nous nous y entretenons de son amour pour la musique, les arts, la littérature, de sa profonde amitié avec le financier hispano-français Aguado, qui inspira le personnage du comte de Monte-Cristo à Alexandre Dumas, et de son affection pour sa fille ainsi que de la ville de Boulogne-sur-Mer où San Martín est décédé le 17 août 1850.

Pour en savoir plus sur la figure que représente José de San Martín en Argentine à travers les articles de ce blog, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
Pour lire l'ensemble des articles de Barrio de Tango correspondant à mon livre, cliquez sur le mot-clé SnM bio Jasmin, dans le même bloc Pour chercher.


(1) 600 Anglo-Saxons et 1 000 Chiliens bien déterminés à en finir avec la menace permanente que le Pérou contre-révolutionnaire fait peser sur leur pays depuis les premières tentatives de celui-ci de secouer les entraves de l'Ancien Régime, en septembre 1810, après que l'Espagne soit presque tout entière passée sous occupation française, sous le règne forcé de Joseph Bonaparte.
(2) Remarquer la modernisation orthographique, très visible sur le nom de la ville : Buenos Ayres est devenue Buenos-Aires en Espagne, alors qu'on gardera encore longtemps l'ancienne orthographe en Argentine et dans le reste de l'Europe, où l'on emploiera pas le trait d'union.
(3) Comme je le disais dans le précédent article de cette série, celui du 16 novembre 2012, dans ces années où la Grande-Bretagne possédait le quasi-monopole des relations maritimes transatlantiques, les Espagnols apprenaient ce qui se passait en Amérique par Londres, la presse et le personnel diplomatique en poste auprès de la cour de Saint-James.
(4) Peut-être le rédacteur confond-il ici avec l'assemblée législative. Il y a belle lurette que le régime de la Junta de 1810 a disparu à Buenos Aires !
(5) En réalité, on est au pire moment des relations entre les Provinces-Unies (que San Martín appellent alors les Provinces Désunies) et le Chili. Le gouvernement de Buenos Aires réclament à Santiago le remboursement des frais engagés pour l'armée libératrice du Chili (Armée des Andes) et le gouvernement chilien négocie des coopérations stratégiques avec les Provinces andines frontalières (Salta, Tucumán, Mendoza...). Mais les Espagnols n'ont qu'une piètre connaissance de la géographie et de la nouvelle organisation politique de l'Amérique du Sud.
(6) Les Espagnols sont tellement dépossédés de leurs propres sources d'information qu'ils écrivent ce nom propre comme s'il s'agissait d'un patronyme français ou anglais, sans faire le lien avec un officier supérieur qui n'a pas dû leur être inconnu au début de la guerre d'indépendance, entre 1808 et 1811.
(7) Où l'on constate que, depuis sa fondation en mars 1812 (voir mon article du 9 mars 2012 sur l'arrivée de San Martín à Buenos Aires), ce régiment a déjà gagné une solide réputation qui lui permet d'être cité simplement par son nom dans l'Espagne déboussolée de 1820. C'était une formation redoutée et redoutable depuis son baptême du feu, le 3 février 1813, où elle défit en un quart d'heure un détachement royaliste lors d'un combat fulgurant à San Lorenzo, près du fleuve Paraná, un combat dont le récit avait aussitôt passé à la légende dans toute la partie méridionale de l'Amérique du Sud (voir mon article du 30 octobre 2012 sur ce dessin où Rep rassemble toute la vie de San Martín en une seule vignette)
(8) Fausse informations. Les premiers contacts furent pris en septembre, lorsque San Martín se trouvait déjà dans les eaux péruviennes. C'est là qu'il reçut un courrier de Bolívar qui le félicitait pour son expédition et lui disait vouloir bientôt joindre ses forces aux siennes. Ce qu'il ne fit jamais, au grand désespoir de San Martín qui espérait de cette fusion la fin rapide de la guerre d'indépendance et du bain de sang qu'elle entraînait.
(9) Pas mal vu. Mais c'est pourtant une autre rencontre qui se tiendra à Guayaquil, celle des deux généraux en chef, à un moment où, sans attendre de négocier ce point avec son homologue du sud comme cela était convenu entre eux, Bolívar aura déjà annexé de force Guayaquil à la Colombie. En pure perte, car Guayaquil ne voulait appartenir ni au Pérou ni à la Colombie et en s'alliant à Quito, la ville formera quelques années plus tard un nouvel Etat indépendant, l'actuel Equateur.
(10) Ouf, ils ont retrouvé leur orthographe et réintégré l'homme dans son univers hispanophone.
(11) Il s'agit ici des libéraux installés au Pérou, lesquels dans leur majorité se montrèrent assez peu efficaces dans l'entreprise de leur propre libération. Mais il est vrai que les vues sociales de San Martín, et notamment sa volonté de mettre fin à l'esclavage des noirs et à la servitude des Indiens, ce qui bouleversait tout l'ordre économique en place depuis trois cents ans, n'était guère pour leur plaire.
(12) Une toute petite partie d'entre étaient déjà en contact avec San Martín et entretenaient avec lui une correspondance secrète depuis au moins 1819.
(13) En réalité, les effectifs et leur répartition étaient très largement en faveur du vice-roi. Mais la légitimité était du côté des patriotes et la fidélité des troupes vice-royales loin d'être acquise. Il y eut d'ailleurs très vite de nombreuses défections et des retournements dans la population civile, épuisée par dix ans de mouvements révolutionnaires qui la cernaient de plus en plus près.
(14) Actuelle Bolivie
(15) Le Potosí est une région minière avec un grand gisement d'argent toujours exploité aujourd'hui. Elle a longtemps été la source du métal précieux monétisé en Espagne et lui a donné cette opulence que l'Europe lui a connue aux 17ème et 18ème siècles.
(16) Une manœuvre de diversion négociée entre plusieurs chefs fédéraux argentins d'un côté et O'Higgins et San Martín de l'autre pour diviser les troupes coloniales et réduire d'autant l'opposition qu'elles étaient susceptibles d'opposer à l'expédition libératrice aux alentours de Lima ou de son port, El Callao.
(17) Allusion au coup d'Etat libéral du 1er janvier contre la politique réactionnaire absolutiste de Fernando VII.
(18) Pezuela.
(19) Des natifs d'Amérique, par opposition à des fonctionnaires venus d'Espagne. Ici, il s'agit de Blancs.
(20) la Métropole.
(21) Buenos Aires désigne probablement ici les Provinces-Unies, comme c'est très souvent le cas, jusqu'à ce que le nom Argentine s'impose peu peu comme le nom du pays. Le "nous" qui suit semble indiquer un changement de provenance de l'information car le Chili a lui aussi coupé les ponts avec l'Espagne après la victoire de Chacabuco le 12 février 1817 mais sans chasser du territoire les Espagnols qui s'y trouvaient (voir mon article du 16 novembre 2012). Les rédacteurs passent sans doute ici du résumé de certains journaux français, dont ils ne mentionnent pas les titres à leurs lecteurs, à d'autres sources, qui pourraient bien être des courriers de commerçants - espagnols ou peut-être plutôt britanniques (malgré les "marchandises étrangères" dont il est question plus bas). Les règles du journalisme moderne ne sont pas encore nées ! Le plus drôle, c'est de voir opposer la politique de O'Higgins à l'action de San Martín, alors que tous les deux sont absolument sur la même ligne. A méditer quand nous ne comprenons rien à ce qui se passe dans une partie du monde que nous connaissons mal (le Mali, la Somalie, la Lybie, la Syrie...).
(22) Allusion à une arme utilisée par Cochrane contre le port de Callao, attaqué de sa propre initiative avec des projectiles utilisant une technologie anglaise dernier cri, qu'il maîtrisait mal et qui a échoué. Cette initiative malheureuse avait exaspéré San Martín qui voulait éviter à tout prix les affrontements armés avec la côte péruvienne, pour ne pas se faire avant même le départ de l'expédition des ennemis de la population car il espérait la gagner à la révolution d'abord par des méthodes pacifiques.  Cochrane, lui, ne rêvait que de plaies et de bosses.
(23) Instance officielle dépendant du gouvernement madrilène. Pezuela avait besoin de cette autorisation parce que la solde des nouvelles recrues allait peser sur le budget de l'Etat. L'armée espagnole était organisée comme une armée nationale depuis 1768, elle n'était plus intéressée économiquement aux succès de ses armes et elle ne faisait plus appel aux mercenaires comme les autres armées d'Ancien Régime en Europe. Elle payait ses soldats au mois et ils avaient donc interdiction statutaire de se livrer au moindre pillage pour subsister. De cette différence foncière ont pu naître bon nombre de malentendus entre San Martín, qui vivait sur le modèle nouveau, et Cochrane qui en était resté à une armée mercenaire, payée au lance-pierre et qui se rémunérait sur les prises de guerre.
(24) Une fois renversé le vice-roi Pezuela qui avait fait la preuve de son incompétence devant l'arrivée de l'expédition libératrice, San Martín ne voulut pas entendre ce discours que lui tinrent en effet les libéraux de l'armée royaliste. San Martín, trop bien informé du peu de considération de l'Europe pour le nouveau régime espagnol, refusa tout compromis et exigea l'indépendance pure et simple du Pérou, quitte à mettre en place par la suite des accords commerciaux avec l'ancienne Métropole. Et il eut raison : la révolution libérale ne dura que trois ans et c'est une expédition ultra-royaliste française, les Cent-Mille Fils de Saint-Louis, qui rétablit le roi d'Espagne dans l'intégralité de ses pouvoirs pré-révolutionnaires.
(25) Malgré l'absence de guillemets, l'expression est ici ironique. Ce sont les révolutionnaires américains qui sont censés se présenter de cette manière. Les "désordres de la démagogie" évoqués à la phrase précédente désignent bel et bien l'action de San Martín et de Bolívar.