lundi 12 novembre 2012

Quand Página/12 joue le sensationnel [Troesmas]



Au surlendemain de manifestations massives partout en Argentine contre la politique de Cristina Kirchner et l'actuelle tentative de sa majorité d'engager une réforme constitutionnelle qui l'autoriserait à briguer un troisième mandat successif (1), voilà que le très kirchnériste quotidien Página/12, favorable à cette réforme comme au droit de vote des mineurs, votée récemment (voir mon article du 1er novembre 2012), fait ce matin sa une sur un épiphénomène de la biographie de Carlos Gardel comme s'il s'agissait de la révélation du siècle !

Qu'en est-il ? Des officiers de l'actuelle identité judiciaire argentine ont authentifié une attestation policière datée du 18 août 1915, année de la première sortie du territoire de Carlos Gardel pour une tournée dans les pays voisins avec un premier vrai-faux passeport. Cette attestation, provenant des services de police de Buenos Aires, aujourd'hui Police Fédérale, et produite à l'occasion de cette première demande de passseport déposé à La Plata (où Gardel était censé être né) à la toute fin du régime politique ultra-corrompu de la Generación del Ochenta (1880-1916), fait état d'un fichage antérieur, non daté, d'un certain Pibe Carlitos (le môme Carlos), qui aurait été connu comme délinquant pour s'être livré à ce qu'on appelait "l'escroquerie de l'oncle". Le cuento del tío était une histoire à dormir debout que des escrocs à la petite semaine racontaient dans les cafés, en ces temps très difficiles, pour soutirer de l'argent à des chalands crédules : "mon oncle était très riche, il avait des terres dans telle lointaine province, je suis son seul héritier mais comme je suis pauvre, je ne peux pas me rendre là-bas. Accepteriez-vous de me prêter l'argent du voyage contre reconnaissance de dette et un remboursement garanti avec intérêts (mirobolants), dès que je serai en possession du domaine que mon oncle m'a légué."

La belle affaire ! L'attestation de la Fédérale montre bien les empreintes digitales du Pibe Carlitos que les deux officiers d'IJ ont formellement authentifiées comme étant bien celles de Carlos Gardel mais ne mentionne pas pour autant la tenue d'un procès ou l'existence d'une condamnation pénale. Ce qui rappelle que, dans l'Argentine ultra-répressive pour les pauvres et les étrangers de ces années-là, Gardel a fait l'objet d'au moins une arrestation et qu'il était alors connu sous le surnom de El Pibe Carlitos, ce qui en soi n'implique aucune activité délictueuse. Ces arrestations étaient par ailleurs le lot quotidien de très nombreux jeunes gens pauvres. Qui disait alors "immigré" dans un commissariat croyait employer un synonyme de l'expression "gibier de potence" et la police arrêtait pour délit de faciès avec une facilité déconcertante.

Il y a fort longtemps par ailleurs que l'on sait - à la vérité on a toujours su - que dans son adolescence et jusqu'à son succès dans le restaurant huppé El Armenonville qui l'a rendu riche et célèbre presque du jour au lendemain en 1913, Carlos Gardel avait failli mal tourner et qu'il avait fréquenté des voyous, dont Andrés Cepeda, surnommé le poète des prisons, sorte de François Villon de Buenos Aires, voleur, escroc et assassin aussi à ses heures perdues. On savait qu'à la jonction des années 1900 et de la décennie suivante, Gardel s'attablait presque toutes les nuits au coude à coude avec des gens fort peu recommandables au Café de los Angelitos, à l'angle de la rue Rincón et de l'avenue Rivadavia, au milieu d'une vraie cour des miracles et autour d'une cuisine qui n'a rien à voir avec celle servie aujourd'hui dans ce lieu. Selon une lecture historique, cette maison, maintenant inscrite au patrimoine culturel de la capitale argentine, a été ainsi baptisée par la police qui aurait usé d'une antiphrase puisque les habitués de l'endroit n'étaient ni des enfants de chœur ni des anges. Une autre version veut que le nom fasse allusion aux angelots dont les bas-reliefs de style baroque italien agrémentent la façade mais ces angelots ont pu être posés là précisément pour détourner le sens de ce nom et aller contre la réputation que la police avait déjà faite à la maison.

Pour connue que soit cette promiscuité de l'artiste avec les gaziers pas très catholiques qui traînaient leurs guêtres dans les faubourgs populaires de Buenos Aires et aux activités desquels il a pu participer pour manger à sa faim un jour ou l'autre, personne n'avait jamais mis la main sur un document judiciaire faisant foi que le jeune garçon était défavorablement connu des services policiers. En soi, la découverte de ce document, qui n'est cependant qu'un fac-similé, est un événement pour l'élaboration de l'histoire de Carlos Gardel, mais il n'y a pas de quoi faire la une d'un quotidien aussi politique que celui-ci.

L'auteur de l'article prétend que Carlos Gardel aurait obtenu du président Marcelo T. de Alvear, grand protecteur des artistes et lui-même marié à une cantatrice, la destruction de tous les documents faisant foi de son passé délinquant. L'affaire est plausible puisque Alvear a été président de 1922 à 1928, au moment où Carlos Gardel obtenait des papiers argentins qui lui permirent de partir en tournée en Europe à partir de 1924 (voir mes articles sur les conférences de Carlos Ríos au Museo Casa Carlos Gardel). Jusqu'à présent cependant, c'est plutôt à un potentat de la droite conservatrice, Alberto Barceló, que l'on attribuait la protection dont aurait bénéficié le Zorzal Criollo (ce qu'on pourrait traduire, avec un léger glissement, comme rossignol américain) pour faire disparaître les traces de sa nationalité française, devenue un obstacle à toute sortie du territoire argentin puisqu'en août 1914, il n'avait pas répondu à l'ordre de mobilisation générale, ce qui faisait de lui un insoumis ou un déserteur. En temps de guerre et juste après, être reconnu pour tel aurait pu lui coûter un long séjour à l'ombre dans une maison centrale en France.

Ce qui attire mon attention dans l'ampleur de cette agitation de Página/12 autour de cette nouvelle qui aurait pu mériter, à la rigueur, la une de ses pages culturelles mais certainement pas celle de la partie politique, c'est la conclusion que tire l'auteur de l'article : ce serait Barceló qui aurait demandé à Alvear de faire disparaître les documents compromettants. Ce serait surprenant puisque Barceló était un anti-radical acharné, il avait passé une bonne partie de sa carrière politique à faire tabasser ou liquider des militants de l'UCR (Unión Cívica Radical), dont Alvear était le leader lorsqu'il avait été élu à la tête du pays pour succéder à un autre président radical. Mais il se trouve que l'UCR d'aujourd'hui fait partie des groupes idéologiques qui ont appelé aux manifestations anti-Cristina de la fin de la semaine dernière, le 8 novembre, et que, pour cette raison, Página/12 l'a sérieusement dans le collimateur...

A la une de ce journal d'ordinaire si sage dans ce domaine, il est donc bien curieux, ce zoom sur une non-affaire, qui plus est avec une référence aux travaux de Martina Iñiguez, la grande tenante de la thèse uruguayenniste (voir mon article du 22 octobre 2012) que Página/12 a toujours si superbement ignorée et qu'il présente ce matin comme une poétesse du tango !

Outre son caractère banal dans les années 1900 et l'absence de mention d'une condamnation pénale, ce fichage est tout ce que Página/12 dénonce à longueur d'année, à savoir la criminalisation de la pauvreté et de l'immigration. Or voilà que ce même quotidien y voit ce matin, et en première page encore, la solution au problème que pose à un tout petit nombre de personnes les vrais-faux passeports de Carlos Gardel et la variabilité de ses déclarations sur sa naissance lorsqu'il renouvelait ses papiers d'identité, ce que tout le monde en Argentine peut expliquer, sans autre souci que de heurter la sensibilité et les croyances des uruguayennistes, autrement dit rien, par un bon gros mensonge bricolé à la va-vite, sans doute par d'autres que lui-même (Barceló en personne peut-être), pour qu'il soit protégé de toute poursuite de la part des autorités françaises.

Une bien étrange révélation à la vérité !

Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 qui présente des reproductions des différents documents expertisés par les deux professionnels de l'IJ et des facsimilés de coupures de presse relatant la mort violente de Andrés Cepeda.


(1) Il y a quelques années, la même tentation s'était emparée du Frente Amplio en Uruguay pour obtenir que le très populaire président Tabaré Vázquez puisse se présenter une deuxième fois, alors que la constitution du pays interdit le renouvellement du mandat. C'était alors le mandataire en place qui avait mis fin à la démarche. En Argentine, Cristina semble pour le moment emprunter un autre chemin.