Au
surlendemain de manifestations massives partout en Argentine contre
la politique de Cristina Kirchner et l'actuelle tentative de sa
majorité d'engager une réforme constitutionnelle qui
l'autoriserait à briguer un troisième mandat successif
(1), voilà que le très kirchnériste quotidien
Página/12, favorable à cette réforme comme au
droit de vote des mineurs, votée récemment (voir mon article du 1er novembre 2012), fait ce matin sa une sur un
épiphénomène de la biographie de Carlos Gardel
comme s'il s'agissait de la révélation du siècle !
Qu'en
est-il ? Des officiers de l'actuelle identité judiciaire
argentine ont authentifié une attestation policière
datée du 18 août 1915, année de la première
sortie du territoire de Carlos Gardel pour une tournée dans
les pays voisins avec un premier vrai-faux passeport. Cette
attestation, provenant des services de police de Buenos Aires,
aujourd'hui Police Fédérale, et produite à
l'occasion de cette première demande de passseport déposé
à La Plata (où Gardel était censé être
né) à la toute fin du régime politique
ultra-corrompu de la Generación del Ochenta (1880-1916), fait
état d'un fichage antérieur, non daté, d'un
certain Pibe Carlitos (le môme Carlos), qui aurait été
connu comme délinquant pour s'être livré à
ce qu'on appelait "l'escroquerie de l'oncle". Le cuento del tío
était une histoire à dormir debout que des escrocs à
la petite semaine racontaient dans les cafés, en ces temps
très difficiles, pour soutirer de l'argent à des
chalands crédules : "mon oncle était très riche,
il avait des terres dans telle lointaine province, je suis son seul
héritier mais comme je suis pauvre, je ne peux pas me rendre
là-bas. Accepteriez-vous de me prêter l'argent du voyage
contre reconnaissance de dette et un remboursement garanti avec
intérêts (mirobolants), dès que je serai en
possession du domaine que mon oncle m'a légué."
La
belle affaire ! L'attestation de la Fédérale
montre bien les empreintes digitales du Pibe Carlitos que les deux
officiers d'IJ ont formellement authentifiées comme étant
bien celles de Carlos Gardel mais ne mentionne pas pour autant la
tenue d'un procès ou l'existence d'une condamnation pénale.
Ce qui rappelle que, dans l'Argentine ultra-répressive
pour les pauvres et les étrangers de ces années-là,
Gardel a fait l'objet d'au moins une arrestation et qu'il était
alors connu sous le surnom de El Pibe Carlitos, ce qui en soi
n'implique aucune activité délictueuse. Ces arrestations
étaient par ailleurs le lot quotidien de très nombreux jeunes gens
pauvres. Qui disait alors "immigré" dans un commissariat croyait
employer un synonyme de l'expression "gibier de potence" et la police
arrêtait pour délit de faciès avec une facilité
déconcertante.
Il y
a fort longtemps par ailleurs que l'on sait - à la vérité
on a toujours su - que dans son adolescence et jusqu'à son
succès dans le restaurant huppé El Armenonville qui l'a
rendu riche et célèbre presque du jour au lendemain en
1913, Carlos Gardel avait failli mal tourner et qu'il avait
fréquenté des voyous, dont Andrés Cepeda,
surnommé le poète des prisons, sorte de François
Villon de Buenos Aires, voleur, escroc et assassin aussi à ses
heures perdues. On savait qu'à la jonction des années
1900 et de la décennie suivante, Gardel s'attablait presque toutes
les nuits au coude à coude avec des gens fort peu
recommandables au Café de los Angelitos, à l'angle de
la rue Rincón et de l'avenue Rivadavia, au milieu d'une vraie
cour des miracles et autour d'une cuisine qui n'a rien à voir
avec celle servie aujourd'hui dans ce lieu. Selon une lecture
historique, cette maison, maintenant inscrite au patrimoine culturel
de la capitale argentine, a été ainsi baptisée
par la police qui aurait usé d'une antiphrase puisque les
habitués de l'endroit n'étaient ni des enfants de chœur
ni des anges. Une autre version veut que le nom fasse allusion aux
angelots dont les bas-reliefs de style baroque italien agrémentent
la façade mais ces angelots ont pu être posés là
précisément pour détourner le sens de ce nom et
aller contre la réputation que la police avait déjà
faite à la maison.
Pour
connue que soit cette promiscuité de l'artiste avec les
gaziers pas très catholiques qui traînaient leurs
guêtres dans les faubourgs populaires de Buenos Aires et aux
activités desquels il a pu participer pour manger à sa
faim un jour ou l'autre, personne n'avait jamais mis la main sur un
document judiciaire faisant foi que le jeune garçon était
défavorablement connu des services policiers. En soi, la
découverte de ce document, qui n'est cependant qu'un
fac-similé, est un événement pour l'élaboration
de l'histoire de Carlos Gardel, mais il n'y a pas de quoi faire la
une d'un quotidien aussi politique que celui-ci.
L'auteur
de l'article prétend que Carlos Gardel aurait obtenu du
président Marcelo T. de Alvear, grand protecteur des artistes
et lui-même marié à une cantatrice, la
destruction de tous les documents faisant foi de son passé
délinquant. L'affaire est plausible puisque Alvear a été
président de 1922 à 1928, au moment où Carlos
Gardel obtenait des papiers argentins qui lui permirent de partir en
tournée en Europe à partir de 1924 (voir mes articles
sur les conférences de Carlos Ríos au Museo Casa Carlos
Gardel). Jusqu'à présent cependant, c'est plutôt
à un potentat de la droite conservatrice, Alberto Barceló,
que l'on attribuait la protection dont aurait bénéficié
le Zorzal Criollo (ce qu'on pourrait traduire, avec un léger
glissement, comme rossignol américain) pour faire disparaître
les traces de sa nationalité française, devenue un
obstacle à toute sortie du territoire argentin puisqu'en août
1914, il n'avait pas répondu à l'ordre de mobilisation
générale, ce qui faisait de lui un insoumis ou un
déserteur. En temps de guerre et juste après, être
reconnu pour tel aurait pu lui coûter un long séjour à
l'ombre dans une maison centrale en France.
Ce
qui attire mon attention dans l'ampleur de cette agitation de
Página/12 autour de cette nouvelle qui aurait pu mériter,
à la rigueur, la une de ses pages culturelles mais
certainement pas celle de la partie politique, c'est la conclusion
que tire l'auteur de l'article : ce serait Barceló qui aurait
demandé à Alvear de faire disparaître les
documents compromettants. Ce serait surprenant puisque Barceló
était un anti-radical acharné, il avait passé
une bonne partie de sa carrière politique à faire
tabasser ou liquider des militants de l'UCR (Unión Cívica
Radical), dont Alvear était le leader lorsqu'il avait été
élu à la tête du pays pour succéder à
un autre président radical. Mais il se trouve que l'UCR
d'aujourd'hui fait partie des groupes idéologiques qui ont
appelé aux manifestations anti-Cristina de la fin de la
semaine dernière, le 8 novembre, et que, pour cette raison,
Página/12 l'a sérieusement dans le collimateur...
A la
une de ce journal d'ordinaire si sage dans ce domaine, il est donc
bien curieux, ce zoom sur une non-affaire, qui plus est avec une
référence aux travaux de Martina Iñiguez, la
grande tenante de la thèse uruguayenniste (voir mon article du 22 octobre 2012) que Página/12 a toujours si superbement
ignorée et qu'il présente ce matin comme une poétesse
du tango !
Outre
son caractère banal dans les années 1900 et l'absence
de mention d'une condamnation pénale, ce fichage est tout ce
que Página/12 dénonce à longueur d'année,
à savoir la criminalisation de la pauvreté et de
l'immigration. Or voilà que ce même quotidien y voit ce
matin, et en première page encore, la solution au problème
que pose à un tout petit nombre de personnes les vrais-faux
passeports de Carlos Gardel et la variabilité de ses
déclarations sur sa naissance lorsqu'il renouvelait ses
papiers d'identité, ce que tout le monde en Argentine peut
expliquer, sans autre souci que de heurter la sensibilité et
les croyances des uruguayennistes, autrement dit rien, par un bon
gros mensonge bricolé à la va-vite, sans doute par
d'autres que lui-même (Barceló en personne peut-être),
pour qu'il soit protégé de toute poursuite de la part
des autorités françaises.
Une
bien étrange révélation à la vérité !
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de Página/12 qui présente des reproductions
des différents documents expertisés par les deux
professionnels de l'IJ et des facsimilés de coupures de
presse relatant la mort violente de Andrés Cepeda.
(1)
Il y a quelques années, la même tentation s'était
emparée du Frente Amplio en Uruguay pour obtenir que le très
populaire président Tabaré Vázquez puisse se
présenter une deuxième fois, alors que la constitution
du pays interdit le renouvellement du mandat. C'était alors le
mandataire en place qui avait mis fin à la démarche. En
Argentine, Cristina semble pour le moment emprunter un autre chemin.