A
Buenos Aires, j'ai la chance d'habiter à Monserrat dans un rayon de
600 mètres autour de la Plaza de Mayo, tant et si bien que si je
débarquais de la planète Mars en ayant été coupée de la Terre
depuis le mois du même nom, il y a une chose qui ne pourrait pas
m'échapper : Gaudium magnum... Habemus Papam. Dans la rue, vous
entendez même l'expression dans la conversation des passants. Le nom
de François est partout, à commencer par l'aéroport chez les
employés que vous croisez et dont c'est une préoccupation immédiate
que de tester la perception que vous avez du héros local (je n'avais
encore vu faire ça pour personne dans ce pays). Et quelle fierté lorsque vous marquez de l'intérêt !
La
photo (ou plutôt les photos) de François sont partout : sur la
devanture des magasins, y compris les salons de coiffure, à la
caisse de nombreux commerces, du sol au plafond dans les kiosques à
journaux et sous toutes les formes, depuis le supplément
hebdomadaire de Clarín ou l'album souvenir (1) de La Nación sur les
JMJ de Rio (avec les articles d'Elisabetta Picqué dont je vous ai
déjà parlé) jusqu'aux gadgets à la limite du ridicule comme ces
énormes badges ronds à épingler sur vos vêtements, tous à
l'effigie du Souverain Pontife, en passant par des calendriers 2014
très abordables malgré leur taille impressionnante (2), des
fanions, des plaques fileteadas (encore rares pour ce que j'ai pu
observer), des cartes postales rondes ou rectangulaires, des posters
et même des planches entières de stickers pour tous les usages
possibles et imaginables. Je n'ai pas encore repéré ni pins ni
magnets ni mates gravés à son nom, à l'une de ses citations ou
simplement ornés de son portrait (ça devrait venir!). Sur les
kiosques à journaux, Evita et le Che ont soudain un peu de mal à
respirer, tant ce nouveau venu prend de la place. Même Carlos Gardel
y perd ses plumes de Zorzal !
Sur
les couvertures des magazines à grand tirage, la photo du Pape
côtoie désormais l'habituelle pin-up un peu trop déshabillée de
la dernière Star Academy à la mode. Le "choc des photos" et le "poids des titres" sont parfois
explosifs...
Chose
plus étonnante : je n'ai pas encore croisé un seul
kirchnériste qui fasse la grimace à l'énoncé de son nom (et
pourtant les kirchnéristes sont nombreux dans le monde du tango).
Même de fervents militants sont ravis, notamment au Festival de
Tango, là-haut, à Recoleta, lorsqu'ils constatent dans le public
très international de la manifestation que de tous pays, on leur
rapporte l'enthousiasme et l'amour que le Pape suscite, lui qui leur
fut pourtant si encombrant et pendant si longtemps. Le fait que le
monde entier aime cet homme les touche et les remplit de fierté
comme je ne l'aurais jamais imaginé. De l'autre côté de
l'échiquier politique, nombreux sont encore les Argentins, opposés
à l'actuel gouvernement, qui croient dur comme fer que Cristina a
refusé au Primat d'Argentine les nombreuses audiences qu'il lui
aurait réclamées en sa qualité de Président de la Conférence
Episcopale et qui lui en veulent à mort, malgré le démenti
écrasant des nombreuses photos de l'homme en soutane noire à liseré
rouge assis avec elle autour d'une table sous les ors de la
République, photos qui couvrent précisément nos fameux kiosques à
journaux (3).
Du
côté économique, le paysage quotidien à Buenos Aires n'est pas
très réjouissant. L'opération séduisante du gel des prix des 500
produits de base entamée en février avec la grande distribution et
renouvelée à deux reprises pour durer jusqu'en octobre,
c'est-à-dire jusqu'aux élections législatives définitives de
mi-mandat, se révèle, sur le terrain, quoi qu'en dise Página/12,
un dramatique échec. Certes les prix de ces produits se sont
maintenus mais, dans la grande distribution, c'est au détriment du choix, de la qualité et au prix d'une augmentation
spectaculaire sur les produits similaires hors du panier des 500 : ces produits équivalents, mais d'une autre
marque ou d'un autre grammage, sont environ 30% plus chers. Ils ont donc subi une
augmentation de la même ampleur sur six mois, ce qui est bien pire
que la moyenne de l'inflation (autour des 25% l'an).
Côté
gondole, je n'ai pour l'instant vu que les effets de cette politique
sur mon supermarché Coto le plus proche (San Telmo) et c'est
dévastateur. Le rayon fromages, dans un pays gros producteur de lait
rappelons-le, s'est réduit de moitié par rapport à l'année
dernière. Deux ou trois marques à peine, celle de Coto (Ciudad del
Lago), Verónica
et La Serenísima. Sancor a disparu et on ne trouve plus de fromages
de Santa Rosa ni de San Ignacio. Il n'y a plus qu'un seul bleu et les pâtes molles, insipides et caoutchouteuses si typiques de la grosse artillerie laitière partout dans le monde,
occupent la place de la muzzarella locale un peu plus goûteuse. La
vitrine des yaourts est à pleurer : vous avez désormais le
choix entre yaourt à la fraise et yaourt à la fraise, là où
l'année dernière vous aviez fraise, poire, fruits des bois, pêche, pruneau, dulce
de leche et même du yogur para cocinar (yaourt nature, que les
Argentins ne se résolvent pas à manger tel quel, avec ou sans sucre
comme les Européens, et dont ils commençaient à peine à découvrir
l'usage pour des sauces ou des marinades). Quant aux pâtes à
tartiner, elles ont subi le même sort : il n'y a plus que deux
ou trois variétés pour deux marques, et tous produits de régime
(0% ou 30%, jamais entier).
L'huile
d'olive est proposée à part, comme un produit de luxe, sans que
pour autant son prix ait significativement augmenté (il s'agit sans
doute de laisser plus de place en rayon aux produits moins chers,
l'arachide, le tournesol et les mélanges ineptes mais toujours
vantés par les étiquettes pour leurs supposées qualités
organoleptiques).
Le
rayon de yerba mate est encore plus pauvre que l'année dernière,
comme si c'était possible. Les prix, très élevés l'an passé pour
un produit d'une telle consommation, n'ont que peu évolué (2 pesos
de plus aux 500 gr), mais le choix n'y est vraiment plus. Quatre
marques et pas une de plus. De la yerba nature, avec ou sans tige (le
sans tige demande plus de travail à l'industrie du broyage), plus ou
moins doux (suave, pour ceux qui ne supportent pas le caractère
tannique du breuvage), et pour la yerba parfumée, guère autre
chose que le Taragüi à l'écorce de citron et son frangin à
l'écorce d'orange. Fermez le ban, il n'y plus rien à voir.
Le
rayon boucherie et celui des pâtes fraîches (deux vaches sacrées
en Argentine) ont connu la même régression, le rayon
boulangerie-pâtisserie fraîche s'est réduit comme peau de chagrin
Les
opposants semblent voir dans ce désastre le résultat couru d'avance
de l'imprudente campagne voulue par le ministre Guillermo Moreno
(vilipendé et honni par la presse d'opposition) et il est vrai que
Clarín, La Nación et La Prensa avaient annoncé dès février qu'il
en serait ainsi. Les kirchneristes ont tendance à y voir un complot
du grand capital pour faire échouer la politique gouvernementale.
Pour ma part, je n'en crois pas un mot. C'est toute la stratégie
commerciale cohérente que j'ai toujours vu appliquer depuis sept ans
chez Coto qui s'effondre, son image de marque et sa relation avec sa
clientèle qui prennent du plomb dans l'aile. Qu'il puisse s'agir
d'une tactique bassement politicienne me paraît peu vraisemblable :
le commerce fait toujours du commerce avant de faire de la politique.
J'y vois plutôt soit un mécanisme technique des circuits de
distribution soit une stratégie d'adaptation d'une entreprise qui a
d'abord besoin de rester rentable pour survivre et qui vise donc
désormais le chiffre d'affaires immédiat au détriment du
développement qualitatif de plus long terme qui avait jusque là ses faveurs. Désolant mais
réaliste.
Ceux
qui semblent tirer leur épingle du jeu dans toute cette triste
affaire, ce sont les supermercados chinos, les "Arabes
du coin"
en Argentine, ces supérettes d'allure assez miteuse et peu
engageante au premier abord mais si pratiques, ouvertes jusqu'à pas
d'heure 365 jours sur 365 et tenues par des Vietnamiens, des
Laotiens, des Cambodgiens et même des Chinois du continent depuis
les années sombres des grands exodes asiatiques.
Eux proposent
désormais, à des prix parfois aussi attractifs que les Coto et
autres Disco, une gamme de produits beaucoup plus étendue que les
grandes enseignes, alors qu'ils n'ont que très peu adhéré au programme
de gel des prix. On trouve donc dans ces petites ou moyennes surfaces
indépendantes, à des prix presque identiques à ceux de l'année
dernière, un grand choix de yerbas autour de 16 $ la livre (même
prix chez Coto), des yaourts en packs de 4 (alors qu'on ne trouve à
nouveau plus que des duos au Coto de San Telmo) autour de 12 $ avec
le choix des quatre parfums habituels, dont le dulce de leche cher
aux locaux, et je viens de découvrir la nouvelle tête du chino le
plus proche de chez moi : c'est maintenant une mini grande
surface. La grosse épicerie tristouille et déglinguée que je
connaissais depuis des années est devenue un joli magasin propret,
avec de belles gondoles stylées et sobres, en bois sombre s'il vous
plaît, un éclairage ergonomique et stable et une offre pléthorique de
traiteur en libre-service comme on la connaissait chez Coto avant
l'épidémie de grippe A de 2009 qui a tout aseptisé et glissé sous
cellophane en atelier, sans plus d'odeur appétissante, sans plus
d'ajustement personnalisable des quantités, sans plus ce plaisir, presque gourmet déjà, de mélanger les empanadas et les milanesas
sur le même petit plateau en polyester compensé, en se régalant à
l'avance et en imagination du repas sur le pouce qui se prépare ainsi. Tout le rayon,
soit une bonne trentaine de préparations différentes, sèches ou en sauce, est vendu à prix
unique, pas cher du tout : 4 pesos les 100 gr (environ 55 centimes d'euros). Les produits
arrivent tout frais ou tout chauds de la cuisine (je soupçonne que
le magasin s'est s'agrandi pour développer ce service, même si une
partie des produits n'est pas
cuisiné sur place). Des plats à l'asiatique côtoient ainsi des
recettes plus typiquement argentines dans une grande harmonie
gustative et odoriférante. J'y ai vu des chorizos grillés qui
donnaient envie de se jeter sur un bout de pain pour les y enfouir et
y croquer à pleines dents !
Dans
plusieurs chinos du coin, c'est la génération des enfants qui
semble maintenant à la manœuvre. Avec leurs yeux bridés, ces
jeunes gens de 20 ou 25 ans sont des Argentins comme les autres, qui
maîtrisent parfaitement la langue et vous accueillent avec les mêmes
qualités (ou les mêmes défauts) que leurs autres compatriotes. Quand
ils sont aimables, c'est formidable. Quand ils sont revêches, ils
sont aussi insupportables que n'importe quel commerçant argentin pas
aimable (ça existe, croyez-moi). La génération précédente, avec
son espagnol laborieux, ses courbettes et son éternel sourire, s'occupe maintenant
du stand des fruits et légumes (toujours pas en libre-service) ou
gère le stock dans la réserve, laissant aux petits, devenus grands,
le contact avec les clients. Et avec le personnel, car ils ont embauché des équipes entières et hors de la famille, et les relations de travail semblent plutôt harmonieuses. Les petits en question sont donc en train
de bousculer les us et coutumes du commerce de proximité, qui,
jusqu'à l'année dernière, ressemblait beaucoup à la "misérable
blanchisserie de votre indigne serviteur"
des premiers albums de Lucky Luke.
Quelle
différence avec la ville que j'avais découverte en août 2007 !
Sur
le plan politique, les primaires de dimanche dernier ont montré que
30% de l'électorat restait attaché au Frente para la Victoria
(Cristina Kirchner, actuellement au pouvoir), tout comme il y a quatre
ans. Il était donc inutile de faire voter les mineurs, leurs voix n'ont pas permis de renverser la vapeur. Les 70% restant¨se dispersent
sur une opposition divisée, explosée en multiples tendances très
concurrentielles les unes envers les autres, ce qui rend peu probables des alliances durables ou efficaces dans l'une ou l'autre chambre et
laisse donc encore les mains libres à la majorité actuelle, malgré ce risque de baisse des effectifs parmi les élus. Massa, qui fut quelques mois durant le très brillant Premier
Ministre de Cristina, sous son premier mandat, et reste un excellent
maire (intendente) de la ville de Tigre (dans le nord du Gran Buenos
Aires), se révèle l'un des grands vainqueurs de cette élection
préparatrice (dite PASO, pour Primaires ouvertes et obligatoires).
Du coup, le ton de Página/12
a son égard a quelque peu évolué : on est passé d'une
causticité particulièrement agressive au respect de l'adversaire.
Les
jeux ne seront faits qu'en octobre. D'ici là, Cristina de Kirchner
(et Dieu sait que je ne lui suis pas hostile par principe) semble
prendre un chemin assez déplaisant de négation de la réalité, de
surenchère et de fuite en avant qui ne dit rien qui vaille pour les deux
prochaines années de ce mandat qu'elle ne pourra pas prolonger (la Constitution le lui interdit). Avec ce
qui apparaît comme de l'aveuglement ou de l'orgueil selon les
sensibilités, elle prend le risque de s'aliéner encore des voix. En
tout cas, c'est la première fois que j'entends aussi nettement et
aussi vite après mon arrivée s'exprimer nettement des arguments, très sensés, contre sa
politique, chez des gens qu'elle devrait rallier et qu'elle ralliait
jusqu'à il y a peu : hôtesse de l'air, chauffeur de taxi,
libraire intellectuel...
Et
comme une surprise ne vient jamais seule, voilà que la 2x4 met un
orteil dans le pluralisme en faisant parfois allusion à tel ou tel article
de Página/12, en vantant auprès de ses auditeurs le programme proposé ce soir par
la télévision publique ou en relayant la campagne d'informations de Abuelas de Plaza de Mayo. On marche sur la tête...
(1)
Très solide soit dit en passant.
(2)
Présenté en 4 pages, à raison d'une saison par page (soit trois
mois), il coûte 20 pesos. A raison d'une page par mois, il revient à
40 pesos.
(3)
L'épiscopat lui-même avait démenti ces bruits complaisamment
diffusés par Clarín
et La Nación à la mi-mars. Je vous en avais parlé alors.