jeudi 4 mai 2017

L'Eglise argentine veut relancer un processus de réconciliation nationale [Actu]

Le bureau de la CEA lors de l'assemblée plénière
Sur la table, à droite du président, les deux saints argentins :
la Vierge de Luján et le Cura Brochero
canonisé en octobre l'année dernière.

La Conférence épiscopale argentine (CEA) a entamé mardi son assemblée annuelle ordinaire, quelques jours de retraite et de travail pendant lesquels les évêques partagent entre eux sur des thèmes pastoraux. Parmi les sujets à l'ordre du jour, il y a la relance d'un processus de réconciliation nationale, pour surmonter les traumatismes de la dernière dictature militaire (1976-1983). Afin d'entamer leur réflexion, les prélats ont voulu entendre des victimes de la violence des années 70, victimes de la violence d'Etat mais aussi de la guérilla armée. Les associations ayant pignon sur rue (Abuelas, Madres, HIJOS, etc.) ont refusé d'envoyer leurs membres porter témoignage. Les auditionnés sont donc des personnalités indépendantes, plutôt méfiantes vis-à-vis de ces associations (1), qui, au fil des années, se sont politisées, dans un sens de plus en plus partisan et se sont réfugiées dans l'opposition politique depuis l'entrée en fonction de la nouvelle majorité, le 10 décembre 2015. Ces organisations associatives sont également opposées à toute les démarches de réconciliation lancées par l'Eglise parce qu'elles l'interprètent, à tort, comme une tentative de considérer victimes et bourreaux comme acteurs à part égale du contentieux, parce qu'elles confondent réconciliation et oubli et qu'elles accusent l'Eglise d'avoir participé, en tant qu'institution, au terrorisme d'Etat (ce qui ne les empêche pas de célébrer le souvenir de tel ou tel prêtre, de tel ou tel prélat qui se sont ouvertement engagés contre la Dictature).

En fait, la réconciliation proposée par l'Eglise n'est ni l'oubli ni l'impunité mais la recherche d'un chemin à construire pour l'emprunter ensemble, une culture de la rencontre (cultura del encuentro) entre tous les compatriotes, l'institution d'un dialogue pour s'écouter et se comprendre mutuellement (2). C'est l'attitude que l'Eglise argentine n'a cessé d'avoir depuis les années 1820, lorsque la guerre civile s'est déclenchée entre les unitaires et les fédéraux, une guerre civile longue dont la dernière dictature militaire était sans doute un nouvel avatar. Le fronton de la colonnade de la cathédrale primatiale sur Plaza de Mayo à Buenos Aires en porte témoignage depuis 1822 : on y voit les retrouvailles des fils de Jacob avec leur frère Joseph, devenu ministre de Pharaon en Egypte, lui qu'ils avaient trahi et vendu comme esclave par jalousie des années auparavant.

Une de Página/12 reprenant la colère de Estela de Carlotto

Avant-hier, les associations des droits de l'homme ont démontré une nouvelle fois le caractère partisan de leur démarche. De plus en plus, elles s'installent dans une position de juges et partis, une position intenable à terme, un écueil que semblent bien avoir su éviter des associations similaires européennes, comme Fils et Filles de Déportés de France et leurs homologues un peu partout sur le Vieux Continent, qui n'ont jamais versé dans la lutte idéologique partisane. Ces associations exceptionnelles, qui sont apparues dans les premières années de la dictature et ont d'emblée suscité l'admiration des pays démocratiques, furent l'honneur de l'Argentine mais elles pourraient y perdre peu à peu de leur prestige international et de leur crédibilité, en refusant obstinément, comme elles semblent le faire depuis plus d'un an maintenant, de s'insérer dans une Argentine qui s'installe de plus en plus dans le pluralisme depuis l'arrivée au pouvoir de leur bête noire, Mauricio Macri (3). En s'obstinant dans leurs positions partisanes plus ou moins accentuées, elles prennent le risque de privatiser une cause qu'elles veulent pourtant universelle. Peu à peu elles s'assimilent à des associations de victimes de faits divers, comme celle des victimes de l'incendie du dancing La República de Cromañón, qui a tué des centaines de jeunes un soir de réveillon. Or c'est justement parce que leur combat n'est pas du même ordre qu'elles auraient dû accepter de témoigner devant les évêques, aller leur dire face à face et de vive voix les reproches qu'elles croient devoir leur faire, aller dialoguer avec eux. Tandis que la politique de la chaise vide leur ferme des moyens de toucher les gens, de les convaincre de la légitimité de leur combat...
Cette fois-ci, elles sont même allées jusqu'à reprocher au Pape François lui-même de n'avoir jamais consacré une homélie aux disparus. Ce qui est absurde. D'abord d'un point de vue liturgique puisque l'homélie est un commentaire des passages des Ecritures qui ont été lus au cours de la messe (on ne voit pas bien ce que les disparus d'une dictature quelle qu'elle soit viendraient y faire). Ensuite d'un point de vue ecclésial puisque cette exigence d'une prise de parole pontificale sur une situation ancienne correspondant à un seul pays tend à confisquer le Saint-Père, chef d'une Eglise qui est de fait universelle, au profit de l'Argentine. Or le pape n'appartient pas à l'Argentine. Il appartient au monde et il semble qu'il ait trop à faire avec l'actualité de celui-ci pour rester enkysté, comme ces associations, dans des événements d'il y a quarante ans, correspondant aux pontificats de Paul VI et Jean-Paul II. C'est donc bien à la Conférence épiscopale argentine de prendre ce sujet à bras le corps puisque ce n'est pas l'affaire du présent pontificat. Or c'est là une tendance très argentine : le pays a une propension à s'approprier les figures historiques qu'il devrait partager avec le reste du monde, comme San Martín, que le Chili et le Pérou ont bien du mal à revendiquer alors qu'il est le principal auteur de leur indépendance, de Carlos Gardel (ce qui provoque des réactions épidermiques tout à fait irrationnelles en Uruguay) ou maintenant de François...

Pour aller plus loin :
lire l'article principal de Página/12, qui faisait hier un bouquet d'articles, tournant autour du sujet (4)
lire l'article de La Nación d'aujourd'hui sur les témoignages donnés par les victimes des années 70 devant l'Assemblée des Evêques argentins hier.

Ajout du 5 mai 2017 :
lire l'article de Página/12 sur la mise au point de la CEA, qui tente une nouvelle fois de lever le malentendu (dû en grande partie au refus des associations d'entrer dans le dialogue avec les évêques)
lire l'article de La Prensa sur cette mise au point
lire la dépêche de l'AICA sur le même sujet (AICA est l'agence de presse catholique argentine)
lire la dépêche de l'AICA sur le début des travaux sur la culture de la rencontre au sein de l'assemblée plénière de l'épiscopat.

Ajout du 11 mai 2017 :
lire l'article de La Nación qui croit déceler un profond désaccord entre le Pape François et la Conférence épiscopale argentine au sujet de la relance de cette tentative de réconciliation (qui a toujours donné lieu au même contresens de la part des associations de victimes du terrorisme d'Etat sous la dictature militaire). L'article parle même de colère du pape contre ses compatriotes et confrères évêques.



(1) Madres de Plaza de Mayo linea fundadora, Abuelas de Plaza de Mayo, H.I.J.O.S., Familiares de Desaparecidos, etc. Il y a quelques semaines, la présidente de Madres de Plaza de Mayo, Hebe de Bonafini, a reconnu que son association était devenue une organisation politique partisane, en l'occurrence kirchneriste, et qu'elle avait quitté le champ de la militance des droits de l'homme. De ce côté-là, la rupture est consommée.
(2) Ce besoin de dialogue s'est manifesté de manière de plus en plus sensible au sein des différents courants de l'opposition dans la dernière année du mandat de Cristina Kirchner. Bon nombre d'Argentins se reconnaissaient épuisés par la politique d'exacerbation des passions politiques conduite de manière de plus en plus crue par la famille Kirchner au fur et à mesure que l'échéance électorale approchait. Depuis 2010, l'épiscopat reprend ce thème de la réconciliation et de la rencontre pacifiée dans tous les Te Deum des bicentenaires successifs, tous les 25 mai et tous les 9 juillet, sans parler des fêtes de Noël et de Pâques. Et sans oublier le message que l'ex-archevêque de Buenos Aires a envoyé par téléphone au peuple rassemblé sur Plaza de Mayo, le jour de son installation sur le trône de saint Pierre, le 19 mars 2013.
(3) qui rencontre certes de grandes difficultés économiques et sociales, particulièrement manifestes en cette rentrée agitée, mais semble bien réussir dans l'instauration du pluralisme, comme le montrent le ton nouveau des journaux et la programmation de l'audiovisuel public, des musées et du CCK.
(4) On trouve en effet dans Página/12 d'hier un article sur le rejet de la nomination de Darío Lopérfido à un poste à l'ambassade d'Argentine en Allemagne, où le gouvernement argentin espérait pouvoir caser (en l'éloignant) le très embarrassant et provocateur ex-directeur du Teatro Colón et ex-ministre portègne de la culture (provocateur à la Le Pen, celui du "détail" ou, il y a encore quelques jours, du travestissement de l'hommage rendu par la nation française à l'un de ses politiciens tombés en service, un article sur la demande d'un ancien militaire poursuivi pour crime contre l'humanité sous la dictature et qui a tenté de trouver refuge à la Nonciature à Buenos Aires en invoquant le manque de justice équitable en Argentine (le nonce n'a pas accepté de lui ouvrir les portes de son ambassade). Cette affaire rocambolesque était d'ailleurs reprise également dans un article de La Nación, qui estime outrecuidante la démarche hasardeuse du barbouze.